Trilogie R'batie : souvenirs d'enfance à Rabat (Maroc)

Une après-midi à la plage du temps de ma petite enfance

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La mer, j'aime et je n'aime pas. Elle m'attire et en même temps me fait peur.

Rabat, années 50. J'ai trois, quatre ans. On s'apprête à partir à la plage. On ne dit pas " à la mer " en Afrique du Nord mais "à la plage ". C'est comme ça.

On enfile les maillots, mon grand frère qui me dépasse de sept années, et moi. Maman m'aide beaucoup. Elle prépare ensuite le panier avec les goûters, la bouteille d'eau, les serviettes, le linge de rechange, ses lunettes noires et son travail de couture ou de tricot. C'est comme ça. Maman ne s'en va jamais sur le sable sans les lunettes. Elle a les yeux fragiles. Et une après-midi au bord de l'océan ne peut se concevoir sans faire travailler ses doigts. Ca la détend, dit-elle, avec en bruit de fond le roulement incessant des vagues.

Des enfants de voisins ou d'amis, à peu près du même âge que moi, viennent nous rejoindre. Maman promène ainsi une ribambelle de quatre à cinq gamins et gamines sous l’œil étonné des passants.

On est parti. Descente dans notre rue résidentielle, la rue Coli, puis la rue Revoil qui débouche sur l'avenue des Touargas, face la grande mosquée As-Sunna. Il fait chaud. Le soleil n'y va pas de mainmorte.

On attend une calèche. Justement en voici une. Maman hèle le cocher. On embarque tous dans ce petit vaisseau à grandes roues d'une puissance de deux chevaux. C'est rigolo de se trouver juché à deux mètres de hauteur, sur une banquette sécurisée par un dossier et des accoudoirs. On domine les autos et on côtoie d'égal à égal camions et autobus. D'habitude quand on est à pied, toutes ces choses-là bruyantes vous écrasent de leur superbe. Aujourd'hui, ça n'est pas pareil.

La garniture de cuir de la banquette qui a fait ami-ami avec le soleil vous chauffe les cuisses. Premier plaisir sensuel... Le vaisseau appareille. L'on descend le cours Lyautey, l'avenue Dar el Maghzen. On traverse la médina et la calèche nous dépose à l'extrémité du boulevard El-Alou, près de la grande porte des Oudaïas. Nous voici momentanément coincés entre deux mondes, le temps que maman paie le cocher.

D'un côté la médina, ses couleurs, ses senteurs, ses rumeurs. De l'autre le souffle de l'océan que l'on ne voit pas, caché par une immense dune aménagée en cimetière musulman.

On gravit la dune, on la redescend. Fraîcheur bienfaisante de la mer qui nous frappe tous. Une gifle amicale. On dévale rapidement l'allée de planches conduisant à la plage. Nous voici sur le sable. On s'installe.
 Déshabillage général, sauf maman qui a consenti tout de même à livrer ses épaules aux embruns par une robe à bretelles réservée pour ces circonstances. Toute la jeunesse se retrouve en maillot de bain, mais attention jusqu'à quatre heures on conserve le tricot de peau et le chapeau. Prudence avec le soleil africain. N'importe : délice du corps offert à la douce fournaise et aux caresses du zéphyr, plaisir des jambes et pieds nus libérés de toute entrave vestimentaire, communion extatique avec l'infini environnant. Devant soi la parfaite horizontale séparant le bleu clair céleste du bleu zébré de blanc de l'océan et ses rouleaux. A gauche la jetée constituée d'énormes blocs de pierre déposés là par train en vue d'établir un port, projet à jamais inachevé. Le chenal du Bou-Regreg, le fleuve séparant Rabat de Salé, s'ensablait au fur et à mesure des travaux. La vieille voie ferrée, toute rouillée, existe encore. On ira s'y promener tout à l'heure pour entendre l'océan mugir coléreusement, exploser contre le roc, s'infiltrer au-dessous et tenter vainement de le soulever sous des coups rageurs de boutoir. Joie suprême d'être à l'abri !!...
Et puis à droite et en arrière l'imposante forteresse des Oudaîas, ses murailles ombrées, poisseuses d'embruns salés, ses échauguettes vertigineusement positionnées.

On est bien, à l'ombre d'une des innombrables cabines de plage. Aucune ne nous appartient. On se contente simplement de leur protection, car on n'a pas de parasol.

Chacun de nous déballe son seau et ses pelles. Je suis fier du mien, en caoutchouc épais, bien plus beau et solide que les autres en fer ou en plastique. Mon frère est parti se balader le long du littoral. Sous la surveillance de maman restée près de la cabine, nous nous aventurons près des vagues. Ici le sable mouillé permet de construire de merveilleux et éphémères châteaux que la marée montante grignote peu à peu. S'il n'y avait que l'eau comme ennemie ! Mais d'indélicats promeneurs adultes, ignorant la présence des petits, posent leurs pieds étourdis sur les ouvrages fragiles. Allez c'est pas grave ! On va rebâtir... et puis on s'ennuierait s'il ne fallait pas recommencer...

Quatre heures. Tout le monde va se baigner. Sauf moi. Je n'ose pas. Je reste à côté de maman. Je trouve que la mer ça bouge trop. Et puis c'est froid. Je ne comprends pas les autres qui crient toujours " Elle est bôôônne !! "... Et cependant, je ne le sais pas encore, dans quelques mois, ayant pris de l'assurance, j'irai me baigner moi aussi ! C'est venu comme ça. Fasciné par le ballet des vagues, en compagnie de mes petits camarades, je me suis hasardé dans l'onde capricieuse, mouillant les chevilles comme d'habitude, puis (pourquoi pas?) les mollets, les genoux (c'est bizarre, c'est pas si froid, c'est même agréable de ressentir l'eau fluer et refluer), enfin culot extrême le bas du maillot... A quatre heures ce jour-là, j'ai déclaré " Je vais me baigner "... et je l'ai fait... Petits pas pour l'avoir (la mer). Grande victoire sur l'être !!

Retour sur le sable. Tout le monde se sèche. Déballage des serviettes posées à plat. Déballage des goûters. Un marchand ambulant passe, scandant " Alibégné ! Alibégné !  ". Maman lui commande des beignets, énormes bracelets enflés, rissolants, gorgés de sucre, onctueux au possible. On s'en met plein la bouche, les babines, les doigts. Délices gustatifs et tactiles...

La journée chemine vers sa conclusion. Oh pas tout de suite, mais le soleil s'avère moins ardent. On ira se promener sur la jetée une autre fois. Pour l'heure on décide une partie de cache-cache. Le lieu s'y prête avec les multiples refuges entre les cabines.

Vient l'heure du retour. Remballage de toutes les affaires dans une atmosphère vespérale, à peine humidifiée, cadeau d'au-revoir de la mer. Non, non, on n'a rien oublié. On regravit les planches, puis la dune couronnée par les échauguettes surgies des fortifications. La plage bruisse de mille rumeurs : déferlement des vagues, cris des baigneurs, murmures venteux... On reprend une nouvelle calèche. On est de nouveau englouti dans la cité éternellement affairée, adoptant une teinte uniformément bleutée sous le jour déclinant, à l'exception de l'ouest qui rougeoie. Il fera encore beau demain... On est arrivé, on se sépare, mais on y retournera...

Effectivement on y est retourné, maintes et maintes fois. C'était il y a soixante ans, c'était bien moins que cela sur d'autres plages avec mes propres enfants, c'était peut-être hier, c'est sûrement aujourd'hui dans ma petite tête...
(copyright Jean-Michel Cagnon 2010)

 

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Une halte au Café Maure

oudaias001.jpg©JMC



Les caprices du cerveau... Ce matin je songeais à ce que j'allais écrire. J'avais déniché une bonne introduction. Et maintenant pfuitt ! envolée mon introduction, perdue dans un recoin entre deux neurones. L'amnésie totale. Allez vous y retrouver dans ce satané cerveau, au sein de cet entrelacs de connexions... pire que le dédale de ruelles d'une médina... Ah mais nous y voilà ! médina, cité marocaine, théâtre de mon enfance, c'est précisément de cela que je voulais vous parler.

J'ai entre huit et treize ans. Nous sommes à Rabat dans les années 55/60. " Nous " ça signifie mes parents, mon frère et moi. Mais ça peut aussi englober toi, ami lecteur (ou lectrice). Allez je t'embarque dans le passé, dans les passés devrais-je dire, parce que je vais évoquer plusieurs après-midi qui ont toutes en commun une halte au Café Maure. Parfois deux acteurs, ma mère et moi. Parfois s'adjoint un troisième, un camarade...

Bref on est parti. On a pris un petit-taxi, ainsi appelé parce que ce sont de petites berlines, genre Renault Clio pour citer une voiture actuelle. Ces taxis n'ont pas le droit de sortir de l'agglomération, contrairement aux grands-taxis habilités à circuler de ville à ville.

On l'a chopée cette bagnole à l'endroit habituel, avenue des Touargas, au niveau de la grande mosquée. L'avenue s'incurve entre de luxuriantes rangées d'arbres. Des ficus ou faux-caoutchoutiers sur notre trottoir, à la frondaison taillée parallélépipédiquement, d'une façon aussi rigoureuse que la difficulté à prononcer cet adverbe (parallélé... etc...). En face des caoutchoutiers, des vrais ceux-là, encerclant la mosquée, énormes, noueux, au feuillage épais aussi ombreux que celui des ficus mais sauvage, exubérant, échappant à toute servitude humaine.

Le taxi a traversé la ville nouvelle. Long travelling sur les tapis de verdures, de parcs, d'avenues majestueuses et leur alignement de vitrines, d'immeubles sur pilotis, tout blancs, trois étages pas plus, ainsi l'a ordonné Lyautey. Nous voici maintenant longeant la muraille andalouse qui entoure la médina, et déposés devant la porte Bab-el-Had. Et un pléonasme s'il vous plaît, un, parce que " porte " et " Bab " ça veut dire la même chose.

On continue à pied, empruntant le boulevard Amar Ibn Yasser, rectiligne comme un spaghetti pas cuit. Sur notre droite l'enceinte almohade, perpendiculaire à la muraille andalouse et protégeant (de quoi?) la médina.

Ah  si j'avais le temps, cher lecteur, lectrice,, je te raconterais volontiers l'Histoire de Rabat et ses séculaires remparts gigantesques dont la plupart n'ont renfermé que du vide jusqu'à l'époque de Lyautey. Eh oui c'est comme ça. Mais pour l'heure, je suis encore un enfant et je ne sais rien de tout cela.

Face à la muraille almohade, et donc sur notre gauche, une foule bigarrée, digne d'un décor de caravansérail. Ombres et taches mouvantes. Eclatement de couleurs fugaces. Appels, lamentations et cris de joie exaltée sous un soleil torride. Est-ce les Mille et Une Nuits? Est-ce un souk? Un relais de voyageurs? Un marché? C'est tout cela à la fois. L'exubérance orientale qui, malgré la misère qu'elle peut cacher, désoriente l'Européen, le charme, lui enlève tout repère et " l'amnésie " de tous ses soucis.

Arrêt à Bab-el-Alou et bifurcation à droite et à angle droit, pour déambuler sur le boulevard du même nom. Aujourd'hui nous contournons la médina. On la devine seulement, à travers ses échappées de ruelles se déversant sur le boulevard. Mais ses clameurs sont amoindries, absorbées par le calme relatif et l'espace aéré de l'avenue.

Notre périple s'achève. Nous voici débarqués à " l'estuaire ", l'esplanade devant la casbah des Oudaïas. On a laissé sur notre droite une belle fontaine en mosaïque, une des plus anciennes, je crois, de Rabat. Traversée des remparts. Flânerie dans le jardin intérieur, d'un raffinement extrême. Les cigognes sont présentes sur les créneaux.

Je sais, ça fait carte postale, mais que voulez-vous elles sont là !! C'est la " mauvaise saison " en Europe, ici aussi d'ailleurs car il n'est pas question d'aller à la plage. Mais les températures sont tout de même supérieures par rapport à la France de quinze à vingt degrés... et les oiseaux en profitent pour émigrer...
C'était presque le paradis et je ne le savais pas...

Le clair de lumière nous assourdit toujours mais le tonnerre de la rue s'est éteint. Havre de paix, de recueillement. Les Oudaïas c'est une église musulmane. Le clocher c'est le donjon du musée d'art marocain. Les allées du parc, celles d'une nef sans toiture. Les parterres de bancs sont remplacés par des massifs de fleurs et d'arbustes méditant auprès des fontaines. L'eau pleure doucement au bord des vasques.

Les uns et les autres, on n'a pas beaucoup conversé durant notre balade. Parce qu'il n'y avait rien à dire. Parce qu'il y avait tout à observer. Et c'est ce qu'on a fait sur un accord tacite et involontaire. La pensée s'engourdit quand la vue s'emballe. L'on a beau y retourner aux Oudaïas, c'est toujours la première fois...

Franchissement d'un deuxième rempart, nous sortons de la casbah. Où va-t-on? Mais où va-t-on? Au-delà c'est la vallée du Bou-Regreg précédée d'un à-pic de trente mètres... mais avant... avant... il y a une jolie petite terrasse belvédère, meublée de tables de bois peint en bleu balnéaire. Une tonnelle les surmonte, chapeautée de canisse, les montants également en bois bleu.

Pour s'asseoir, des tabourets un peu tape-cul ou bien la banquette tout aussi tape-cul qui court le long du muret. L'ensemble est malgré tout charmant et porte à la rêverie... Le Café Maure ! offrant un panorama et quel panorama ! Grand écran 16/9 garanti. Mesdames et messieurs, bienvenue sur le ring du Bou-Regreg.

A ma gauche, je vous présente l'embouchure du fleuve accompagnée de ses deux acolytes, les jetées de Salé et de Rabat enserrant leur plage de sable fin respective. A ma droite et lui faisant face (de loin) l'esplanade de la Tour Hassan, colossal et antique minaret de 44 mètres, entourée de sa cohorte de colonnades. Et devant moi, mesdames et messieurs, je vous demande une minute de silence pour vous imprégner de cette peinture vivante du lit langoureux et bleuté du Bou-Regreg parsemé çà et là de barcasses de pêcheurs ou de passeurs. Au fond un grand coup de pinceau tout blanc, la ville de Salé qui donne l'impression de flotter entre ciel et mer. Dominée par ses minarets, éclatante de luminosité, elle ressemble à un fabuleux navire s'apprêtant à appareiller.


Il semblerait que ce soit le cas, tant la lumière oblige à cligner des yeux et à voir des choses qui ne sont pas. Place aux mirages... Au-dessus de la cité un autre grand coup de pinceau, tout azuré celui-là, le ciel moitié r'bati moitié salétin, insolent d'abondance.

Nous-mêmes, tous les deux ou tous les trois ou tous les quatre, selon les jours, avec ou sans accompagnant, nous sommes accrochés au bastingage d'un autre vaisseau, celui de la cité des Oudaïas, château-avant du grand paquebot de Rabat...

Retour vers le passé... Il y a quelques siècles Salé et Rabat furent des repaires de pirates. La mer, la mer omniprésente. Mais ici aujourd'hui une eau fluviale remontée par un placide mascaret, loin des violences du grand-large. Mariage de l'océan et de la rivière. Apaisement. Contemplation. On ne dit toujours rien. C'est beau.

Retour sur terre. On s'installe à une table. Un serveur s'approche, très digne, vêtu de blanc excepté le fez rouge et les babouches de cuir jaune. Ma mère commande, avec l'assentiment général, le thé à la menthe et les pâtisseries locales : bracelets en pâte d'amande, cornes de gazelle... Régal du palais au sein d'un palais. C'était presque le paradis et à cet instant précis je le réalisais un petit peu... Je sors de ma poche un jeu de dés. On joue. Mais l'esprit est ailleurs, absorbé par l'inoubliable toile de maître exposée devant nous...

Je n'ai rien oublié. Je ne peux pas oublier. Un jour j'y retournerai avec ceux des miens qui voudront bien m'accompagner. Je sais que rien, dans ce petit enclos protégé, n'a changé. Au delà et en amont il y a eu des chantiers d'aménagement, mais ici aux Oudaïas et au Café Maure, c'est éternel... comme le paradis...
(copyright Jean-Michel Cagnon 2010).

En complément de mon texte, ci-joint un extrait des " Pages Marocaines " de Henri Bosco, bien meilleur prosateur que moi ! (Henri Bosco, avant d'écrire sur la Provence et d'être essentiellement célèbre pour cela, fut professeur à la Faculté des Lettres de Rabat et écrivit plusieurs ouvrages oubliés).
" Rabat est une ville de sommeil. Je ne veux pas dire par là qu'on y dorme. On y somnole. J'y somnole aussi naturellement. Somnoler n'est pas dormir, mais garder délicatement une ligne de vie flottante entre les rives du soleil et les rives de l'ombre; glisser à un état second où la vie perceptible semble un rêve dont on sait qu'il n'est pas un rêve... n'entrer en rien; ne sortir de rien; se laisser dériver à l'eau, et perdre le fil parmi ces délices... ce fil, rien n'est plus doux que de le perdre, pour en suivre un autre et le perdre aussi. De fil en fil l'âme se dénoue, s'effiloche, se disperse et se fond dans l'âme universelle. Certes ce n'est pas une ascèse, c'est plutôt une dilution. Elle a du charme et Rabat a ce charme. D'où le tient-il? Peut-être de la brise humide qui lui vient de la mer. C'est tout ce que la mer lui donne, mais nuit et jour, elle l'en fournit par fraîches coulées ".
Pour celles et ceux qui connaissent, ce passage exprime remarquablement ce que l'on ressent en contemplant l'estuaire du Bou-Regreg.
JMC.

Voyages à Kénitra

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Ma mère me disait souvent : " Jean-Michel tu devrais lire davantage. C'est un merveilleux passe-temps qui te permet de t'évader. Tu voyages. Tu découvres des personnes, des pays...". Elle avait raison. Sans doute estimait-elle que je ne me penchais pas assez sur les livres. C'était du temps de mon adolescence.

Depuis je me suis rattrapé. Je dévore tout, romans bien sûr, mais aussi ouvrages de vulgarisation scientifique, d'histoire, de littérature, encyclopédies, magazines, sans oublier les bandes dessinées dont certaines sont fort belles et instructives (notamment celles des sixties, seventies). Une soif inextinguible de découverte m'anime.

Retour d'ascenseur oblige, j'ai toujours gratté du papier et ceci depuis ma plus tendre enfance; du dessin, des bandes dessinées (détruites) et puis plus tard vers onze, douze ans je me suis mis à la prose. Imperceptiblement, à travers mes écrits pas forcément autobiographiques, je feuillette le livre de ma vie. Sans souci de chronologie ou de plan. Pour laisser une trace...

Allez, on repart au Maroc. Années 60/65. Rabat m'habite (ne vous attardez pas sur la phonétique de cette phrase) et je ne me déplais pas dans cette admirable cité, réussite urbanistique de Lyautey. Rabat la blanche par ses immeubles traditionnels et contemporains. Rabat la bleue par son ciel et sa mer gorgée de soleil. Rabat la verte par ses innombrables jardins. Rabat la rouge lors du couchant prometteur de beaux lendemains. Rabat la grise avec l'océan tempétueux et le ciel coléreux. Rabat l'ocre par son patrimoine historique nourri de la terre. Rabat qui vit à ses différents rythmes selon ses quartiers. Rabat qui frémit quand au soir l'océan gronde et crie sa douleur sur la ville assoupie. Rabat qui danse et prie aux heures ponctuées par le muezzin. Rabat de Yacoub el Mansour, Rabat de Lyautey, Rabat des Alaouites, Rabat l'immortelle, la victorieuse, R'bat el Fath...

Eh bien dis donc, si ce n'est pas de la déclamation, ça !... Nous sommes donc aux alentours de 1960 et des millésimes qui lui succèdent. Question âge, je cours entre treize et dix-huit ans. Cours-je? En fait je végéterais plutôt car mon tempérament nostalgique tendrait à me vouloir faire ralentir le temps.

De temps à autre, ma mère et moi partons à Kénitra à quarante kilomètres au nord de Rabat. Kénitra c'est l'ancienne Port-Lyautey, une création des Français.

Une ville portuaire à l'embouchure de l'oued Sebou, le seul fleuve navigable du Maroc. La vocation du port est de permettre l'écoulement des productions du Rharb, la riche plaine agricole avoisinante. La cité n'a pas beaucoup d'attrait. Une particularité cependant : la plupart de ses avenues sont curieusement bordées de platanes, arbres non indigènes, à feuilles caduques comme on le sait, et qui rappellent un peu la lointaine France. Ici réside ma soeur, mon aînée de quatorze ans, avec son époux et ses enfants. Nous venons donc périodiquement lui rendre visite. J'apprécie ces déplacements car l'accueil dynamique de ma soeur et l'ambiance de la jeunesse me changent du calme de notre domicile.
 Nous empruntons soit le train, soit l'autocar. L'un et l'autre ont leurs atouts.

Pour le train, il faut aller à la gare centrale " Rabat-Ville " à un quart d'heure à pied de chez nous. C'est la gare voyageurs. Il existe également une gare de marchandises avec un large faisceau de voies, aux confins de la ville, dénommée " Rabat-Agdal ".

" Rabat-Ville ", elle, se contente modestement de deux voies parallèles implantées dans un très vaste déblai creusé artificiellement. Cette gare témoigne du génie de Henri Prost, l'architecte concepteur de Rabat sous les ordres de Lyautey. Ce sacré bonhomme (Prost) a eu l'idée de faire traverser la ville souterrainement par le chemin de fer. Résultat : aucun encombrement.

Ma mère et moi achetons les tickets dans le hall d'accueil, puis nous descendons sur le quai central par un monumental escalier. Evidemment, aujourd'hui, avec mon regard de sexagénaire qui a vu d'autres pays, cela m'impressionnerait moins. Mais tout de même, ça demeure remarquable...

Arrive le train. Belle machine automotrice diesel de livrée rouge et crème.

L'étoile verte chérifienne à cinq branches est fixée à l'avant, là où on s'attendrait à voir le logo des CFM (Chemins de Fer Marocains). L'autorail qui traîne une ou deux remorques a de l'allure. Confort moelleux des fauteuils. Repose-tête à draps brodés amovibles. Stations annoncées par haut-parleur intérieur. Tout l'agrément d'une première classe marocaine en 1960... que je ne redécouvrirai en France dans le train Capitole que dix ans plus tard. Bon, bon, d'accord, la construction de ce train a été réalisée en France. Soit. Mais il est paradoxal de constater que, s'agissant des équipements techniques (logements, écoles, transports...), la métropole semble avoir privilégié ses colonies d'Afrique du Nord au détriment de son propre territoire...

Si nous prenons l'autocar, il faut aller plus loin, à la gare routière, la CTM (Compagnie de Transports Marocains). Elle est située près du marché central à proximité de la médina. Traversée obligatoire de tout le centre-ville par l'avenue Mohammed V élégamment arborée ou par l'avenue Allal ben Abdallah davantage enserrée entre ses immeubles d'affaires. La gare routière est minable. Huileuse. Crasseuse. Bruyante. Heureusement les véhicules stationnent à l'ombre sous le siège de la Société de transport.

Quand l'autocar s'ébroue (broum, broûûûme !), quel régal d'émerger du tunnel poisseux et de s'épanouir au soleil. Le déplacement par route offre un certain pittoresque. L'engin n'est plus tout neuf. Ca vibre beaucoup. Il doit y avoir trois ou quatre classes là-dedans, la première étant dévolue aux seuls premiers fauteuils avant, à côté du chauffeur. Joli panorama sur la route et ses abords. Sièges accueillants quoiqu'en skaï, mais ma mère me déconseille d'appuyer la nuque au repose-tête. Risque de teigne ! C'est donc le cou raidi que nous franchirons l'étape. L'ambiance me fait vite oublier ce désagrément...

L'arrière du car est encombré de voyageurs. Le toit est surchargé de bagages.

A la gare de Salé située en plein air, l'autocar se garnit encore de nouvelles personnes. Incroyable ! Avons-nous affaire à une carrosserie en acier ou à un boyau extensible?... La halte en tout cas attire mon attention par l'animation qui y règne. Les populations orientales ont la magie, malgré la misère endémique, d'exhaler un climat festif, même si ce n'est pas la fête. Quelle leçon pour nous autres, sinistres occidentaux ! Oh oui bien sûr, çà et là des mendiants qui rappellent la triste réalité. Mais malgré cela et à côté de cela, avec le fatalisme sous-jacent, il y a une certaine insouciance apparente.

Voyez les marchandes et marchands ambulants, les vendeurs d'eau se signalant par leur clochette, les fellahs qui exposent œufs, fruits, légumes, ovins, caprins, dromadaires... Et puis plus loin une troupe de gnaouas entamant sa folle danse. Et puis cette mouvance générale sans fin, ces bruits, ces couleurs, ces senteurs qui se superposent...

L'autocar est reparti cahin-caha, confiant cependant d'arriver à bon port. Inch' Allah ! Route moderne à trois voies jusqu'à Kénitra. Le Maroc est déjà doté d'un bon réseau routier.

La campagne est plate, sans attrait particulier. Je remarque que depuis plusieurs années les nouveaux gouvernants ont entrepris le boisement du territoire. C'est fou ce qu'on peut voir comme bosquets épars d'eucalyptus, aussi bien délimités rectilignement que des boîtes à chaussures. N'empêche, ce sont des îlots de verdure et d'ombrage, même si leur destination finale est la pâte à papier !

La gare routière de Kénitra est un petit bâtiment, tout timide, tout calme. L'arrivée du car le réveille. Un gardien (chaouch) vient rituellement ouvrir le portail de la cour avec une noblesse d'officiant convaincu de son importance... Pas un signe de tête au conducteur... Rien !

Et le retour? C'était toujours par train. Je viens de parler de noblesse. Eh bien il y en avait une d'un tout autre ordre, ou plus exactement un aspect spectaculaire, avec l'arrivée à Rabat par le chemin de fer. C'est encore le cas d'ailleurs. Les rails n'ont pas changé de place. Je ne vous en dis pas long. Il faut aller sur les lieux pour bien apprécier. Venant de Salé le train se déploie, parallèle à la vallée du Bou-Regreg. Il côtoie celui-ci, offrant un superbe travelling de tout le paysage environnant, depuis les lointains Oudaïas à droite jusqu'à la proche et écrasante Tour Hassan à gauche. Progressivement le convoi bifurque. La fenêtre de votre compartiment s'oriente maintenant vers l'embouchure du fleuve, vers le grand-large. Vous franchissez bruyamment le Bou-Regreg sur un pont métallique. Les entrecroisements du tablier brouillent votre regard. Etourdissement. Vous (ou plutôt le train) foncez tête baissée contre la falaise délimitant Rabat. Vous êtes happé dans le tunnel. Trou noir. Chahut. Ralentissement. Vous émergez en gare centrale " Rabat-Ville ". C'est fini, jusqu'à la prochaine.

Nous revenions de Kénitra souvent un peu las. Contraste entre l'animation fébrile de la maisonnée là-bas en " province " et le calme parfois pesant de la maison dans la " capitale ". Mais, et j'insiste sur ce point, climats semblables sur fond de décor oriental avec ses mille et un frémissements. C'était bien attachant tout ça...
(copyright Jean-Michel Cagnon 2010)

Précision finale : Le lecteur pourra être choqué au passage décrivant la foule rassemblée à la gare de Salé. Je m'attarde sur le pittoresque de la scène et mets de côté la misère de ces personnes évoquée malgré tout brièvement. Il faut considérer qu'il s'agit du regard d'un gamin de dix-huit ans au plus, immergé quotidiennement dans ce contexte au point, il faut bien le dire, de le banaliser. Que pouvais-je y faire? Certes des associations caritatives existaient, et ma mère entre autres y prit part activement en tant que Directrice à Rabat du Vestiaire de Saint-Vincent-de-Paul. Mais les flots de précarité émergeaient de toutes parts et " l'écopage " s'avérait insuffisant. La famine n'existait pas, l'indigence si. Le regard du sexagénaire d'aujourd'hui ne peut plus ignorer ce sur quoi le jeune de l'époque ne voulait pas s'attarder. Je n'en dirai pas plus car mon écrit se veut un souvenir personnel plaisant, à défaut d'être heureux.
JMC.

Plan de Rabat dans les années 50

Les cadres bleus ciblent des lieux cités dans cette "trilogie"

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Date de dernière mise à jour : 23/10/2019

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