Rencontres

plage-cua-dai.jpg©MathildeCagnon

1) UN PAYSAGE
Voici la mer et son éternel jeu de vagues, inépuisables lavandières du littoral. Elles battent leur linge de sable, le frottent sur la planche savonneuse de la plage, le rincent à grands renforts d'énergie. Puis cent fois remettant l'ouvrage sur le métier, estimant le travail inachevé, avec un scrupule excessif, elles se ressaisissent de leur linge éparpillé, irisé au soleil, et sans lui laisser le temps de sécher, le trempent à nouveau, à l'user, l'élimer, le détruire, le confondre et le fondre dans la vaste étendue du bord de mer. Labeur infini dans un espace infini.

Voici la mer et son grondement inquiétant. Colère des vagues, souples comme des lianes ou des tigresses, au corps tout en courbes fugaces. Charmantes de prime abord à l'instar des sirènes qu'elles abritent dans leur tréfonds, mais en fin de compte diaboliques et rugissantes de haine contre le roc qu'elles cherchent en vain à fracasser. Colère redoublée contre leur apparente impuissance, fulgurée dans l'anéantissement total en un éclatement de gerbes, de gouttelettes innombrables sublimées par le soleil, de geysers d'Islande qui se seraient perdus ici.

2) UN ANIMAL (gardien du paysage)
Je suis un cerbère félidé. Notez que ce ne sont pas les enfers que je garde, mais la mer. Et je n'ai rien d'un canin tricéphale. Je suis un gros chat rayé comme les replis houleux du domaine que je me suis approprié. Je suis tigresse. J'erre entre la jungle mon refuge qui prend fin sur le littoral, et la grève à découvert que je parcours à folles enjambées. Séléné est témoin de mes escapades nocturnes. Le grand œil borgne et lumineux de la nuit observe d'un air indifférent mes courses démentes sur la plage. Les vagues mugissent. Le vent claque. Mon corps noueux et bandé comme un arc répond à leurs appels. Mes courbes sveltes font écho aux ondulations des vagues miroitant sous la lune.

J'ai ainsi décrété l'étendue de mon territoire. Son ampleur est corollaire de mon instinct de domination et d'expansion. Je cours avec les vagues et contre les vagues. Et toutes ensemble nous nous heurtons en un déploiement de fracas et de clameurs. Mélange de feulements et de rugissements. Puis jeux affectueux. L'ondée trempe mon pelage. Et je me fonds en elles. Et je suis bien en elles. Et de tigresse je deviens chatte. Et Séléné demeure témoin de mes escapades nocturnes.

La mer me protège. Quel humain viendrait me chercher ici à cette heure? La mer est mon pays, ma casemate, mon antre, ma cagna. Ce n'est pas elle qui m'a choisie, mais moi qui l'ai conquise. J'ai sondé son mystère, découvert ses abysses, apprivoisé son âme, grondante et inquiétante pour tout étranger à nos fêtes.

Qui m'observerait toute une nuit ne comprendrait rien à nos noces. Tout au plus, au petit matin, me voyant, l’œil morne et fatigué, émerger de l'onde et regagner la terre, pourrait-il croire à un mirage. Et de tigresse il me métamorphoserait, sous la vibration hallucinatoire du soleil levant, en une fabuleuse Amphitrite, gardienne et déesse de mon domaine.

3) UN HOMME (qui découvre l'animal et se projette sur lui)
Les myriades de réverbères balisant le ciel nocturne s'éteignent peu à peu. L'orient rougeoie sous la poussée impérieuse du soleil levant. La mer, encre de Chine, devient lac sanglant. Je retourne à mon travail, les paupières alourdies de sommeil. J'émerge de la dune longeant l'océan. Amies les vagues apparemment tranquilles? pas si sûr... Derrière mon esquif échoué sur le sable, à l'abri des filets, je la vois soudain.

Toute en courbes gracieuses, en parfait accord avec les flots dont elle émerge, la voici impératrice et craintive à la fois. Elle affronte le jour et ses peurs. Elle va se réfugier dans la jungle toute proche. Tigresse aux colères terribles à midi, déesse de la mer à minuit.

Je la scrute, je l'observe, fasciné. Elle disparaît sous les feuillages. Le silence est à peine troublé par le ressac. Plus rien ne se passe. A mon tour d'empoigner bateau et filets et de me battre contre les éléments. A mon tour d'affronter la peur.

4) UN AUTRE PAYSAGE (voisin du précédent)
Voici la jungle et sa végétation luxuriante. Elle commence là où le sable dunaire disparaît. Elle s'abrite derrière la barrière qui compartimente la plage, ce rempart à prétention saharienne en bas duquel la rumeur de l'océan est estompée. Toison mystérieuse et hypnotisante en contraste avec la nudité linéaire des environs. Domaine féminin par excellence avec ses mamelons et ses dépressions au sein desquels la vie fuse de toutes parts. Naissance? Renaissance? Botticelli? Vénus?... mais aussi lianes, arabesques végétales, foisonnement d'arbres, de fleurs, de bestioles, de bruissements, de couleurs. La mer et la forêt-vierge sont-elles issues du même moule?

Virginité de l'une et de l'autre, pureté originelle, apparente douceur, doublées cependant de la cruauté naturelle de la vie. Ici l'existence et la mort se côtoient. Les rayons obliques du soleil qui dardent à travers la canopée inciteraient au recueillement au sein de cette nef de chlorophylle. Mais la végétation dispute à la végétation sa place au soleil. L'animal dispute à l'animal le même privilège. Manger ou être mangé.

De la tigresse, voici le royaume diurne. Baignoire emplie de chaleur et d'humidité, dans laquelle la grosse chatte sauvage aime se replonger quotidiennement. Détente en vue de mieux affronter l'adversité : les autres et soi-même. La jungle est l'ovaire d'une immense et unique fleur, lieu de ressourcement.


5) LE MEME ANIMAL (gardien de cet autre paysage)
Deux oreilles de nounours qui dépassent à peine des hautes herbes. A travers ces dernières, deux minuscules fentes s'entrouvrent de temps à autre pour laisser le passage à deux prunelles : le regard fixe de la tigresse aux aguets, surveillant son gibier. Choisira-t-elle aujourd'hui sa cible en altitude - ouistiti ou écureuil attardé dans les branchages - ou bien fondra-t-elle en rase-mottes sur une antilope, gibier plutôt rare dans ces frondaisons marécageuses? Seconde option retenue : démarrage au quart de tour de la musculeuse masse rayée, tenaille fatale sur la gorge de la proie, zébrures écarlates dessinées par les griffes sur le corps de la malheureuse. Une fraction de seconde les yeux de l'une et de l'autre se rencontrent. La tigresse a tué. Ressenti confus pour elle du caractère répétitif et dérisoire d'une existence.

Ainsi passe le temps de l'aube à midi sur la mer chlorophyllienne. Vient ensuite le prélude à l'après-midi d'un fauve. La chaleur étouffe et ensommeille. Le soleil, comme un oiseau de feu, sème des milliers de papillotes de lumière. Tout n'est que frémissement : les clameurs se transforment en rumeurs, les contours se diluent, les yeux deviennent myopes, les odeurs frôlent le sol et s'évaporent instantanément sous la brûlure ambiante. Après quelques roulades de plaisir alternées entre la terre herbue et chaude d'une clairière et la caresse spongieuse et insistante d'un marécage voisin, la tigresse se laisse persuader par la torpeur envahissante. Ses yeux disparaissent derrière les paupières empesées. Elle s'est endormie. Plus rien à surveiller puisque la jungle entière a ralenti sa frénésie. L'une et l'autre s'activeront de nouveau au crépuscule, au moment où la journée se remémore les événements survenus depuis le matin, au moment où toutes les vibrations sonores reviennent en force en un chant désenchanté et mélancolique de celui qui n'a pas su mieux jouir de ce qui lui était offert.

La tigresse s'insinue entre les reliefs de la jungle, en direction du littoral. Elle a pris l'habitude de s'octroyer un bain du soir, avant de se tapir à nouveau sous le couvert végétal, dans l'attente des milliers de petites lanternes du firmament et des libations avec l'océan. Mais ce soir elle ne quitte pas le rivage car elle vient d'apercevoir l'homme.

6) L'HOMME (et sa solitude)
La lumière est peu à peu grignotée par l'ombre. De vastes nuées conquièrent le ciel. Je suis de retour. Je hâle ma barque sur le sable et ramène les filets. Je pose quelques cagettes à moitié emplies de poissons. Maigre journée. Cent fois recommencer ce labeur. Monotonie et pénibilité. Pour qui, pourquoi ce travail? Refuge et fuite à la fois. Refuge car sa répétition m'empêche de trop réfléchir. Fuite d'un passé sur lequel je ne veux pas revenir. Jadis je vivais en Occident et son monde de technologie. J'ai cherché ici la paix. L'ai-je trouvée? Toujours la question du sens de tout cela.... J'ai lutté la journée entière pour rapporter ma pêche que je vendrai au marché du soir. Puis quelques heures de repos avant de repartir sur l'océan demain. Je voudrais me distraire et m'ennuyer, cesser de penser, vivre comme un animal... Mais je suis un homme, j'ai conscience de ma condition. Ma soumission acceptée se mue parfois en révolte sans issue.
 
7) L'HOMME ET L'ANIMAL (face à face)
A pas feutrés, la tigresse s'est approchée, se dissimulant au mieux parmi les rares obstacles naturels de la plage. Elle scrute cet être d'apparence fragile, bizarrement juché sur ses pattes arrière et qui ne l'a pas encore vue.

Lui, perdu dans ses soliloques, ressent maintenant une sensation étrange, celle de ne plus être seul. Il la voit.

Face à face, à dix mètres, deux êtres s'observent. Il se souvient d'elle ce matin. Elle vient de le découvrir ce soir.. Deux entités face à face, méfiantes, apeurées, n'arrêtant pas de s'analyser. Elle tourne et retourne devant lui, dessinant sans fin des huit, grondant sourdement. Lui, tétanisé, croit sans y croire sa dernière heure arrivée; nul moyen de défense. Et puis brutalement, elle rompt le jeu, se replie sans attaquer et s'enfonce dans la jungle. Lui, à moitié étonné, soulagé de n'avoir pas senti le croc sur sa chair, déçu de n'avoir pas rompu avec sa vie, se saisit du produit de sa pêche et se dirige vers sa cahute.

8) L'HOMME ET L'ANIMAL (le lendemain)
L'homme revient de sa pêche. La mer est d'huile. Pas un son excepté le choc cadencé des rames contre l'onde. Périodiquement il se retourne pour apprécier la distance restant à parcourir. La lumière décline lentement. Le jour est fatigué et s'assoupit progressivement.

L'homme ressent et perçoit quelque chose d'insolite. Il fouille le lointain. Là-bas une tache noire, aussi grosse qu'une tête d'épingle, évolue dans sa direction. La chose est ceinte d'une écume ondulante. Contraste du blanc avec le bleu violacé environnant. La tête grandit rapidement, suivie du "V" tracé par les ondes s'écartant après le passage de l'étrange mobile. Ce n'est plus une tête d'épingle à présent, mais celle d'une tigresse, la tigresse.

Elle oblique trente mètres avant l'embarcation immobilisée. Elle ignore l'homme, s'oriente vers un objectif connu d'elle seule, et fuit vers le large. Le pêcheur l'accompagne du regard jusqu'à ce qu'elle redevienne une tête d'épingle. Minuscule tache dissoute dans le reflet éblouissant de Phébus... Dans un moment de distraction et d'ennui elle est allée se perdre.

L'homme se saisit à nouveau de ses rames. Interrogateur plus qu'effrayé. Les bras faiblissent sous l'effort. La clarté faiblit sous les ténèbres. La plage paraît ne jamais vouloir paraître. Enfin la voici. La proue de l'esquif cogne brutalement. C'est alors qu'il la voit, elle, les yeux plissés en deux fentes mystérieuses, un rictus singulier se changeant en sourire avenant. Elle est vêtue d'un sari orangé, zébré de noir, épousant admirablement son corps svelte et bien formé. Une jeune femme, arrivée d'on ne sait où. Elle lui dit : "Bonsoir, je t'attendais".

L'homme songe qu'il a encore toute sa cargaison à décharger.

(Copyright Jean-Michel Cagnon)

Date de dernière mise à jour : 23/08/2017

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