Témoignage
"Je suis citadine. J'habite depuis ma plus tendre enfance dans une ville qui compte quelques dizaines de milliers d'habitants et jusqu'à présent je n'ai jamais eu à me plaindre de mon sort.
J'assume quotidiennement mon travail, directement sous les ordres du premier magistrat de la cité, ainsi que plusieurs de mes collègues. Certes, notre boulot n'est pas des plus attrayants, car il s'avère assez monotone avec des tâches répétitives, tantôt en plein air tantôt à l'intérieur. Les journées sont longues, fort occupées et ne laissent pas beaucoup de temps disponible à la détente et aux loisirs. Mais, juste retour des choses, nous sommes toutes assurées de ne jamais connaître le spectre du chômage. Tout aurait donc pu continuer d'aller pour le mieux jusqu'au jour où...
L'étranger est arrivé. Inquiétant. Géant. Dix fois plus haut que les plus hautes essences végétales entourant notre ville. Ecrasant sous ses deux pieds monstrueux nos forêts, nos routes, les cités voisines; faisant vibrer le sol à cent lieues à la ronde; étalant de l'avant son ombre fabuleuse comme un émissaire du fléau à venir.
Aucune édification ne résistait à la progression du colosse. La forêt environnante était désormais parsemée de clairières instantanément créées par les pieds titanesques. Ceux-ci venaient faucher et enfoncer en terre d'énormes troncs comme de vulgaires brindilles. Quelques collines à l'orée des bois, que j'affectionnais particulièrement pour leur quiétude et leur ombrage, se pulvérisèrent soudainement sous les coups de boutoir du visiteur fou. Nous n'osions imaginer la masse de travail nécessaire pour restaurer tout cela. Et que dire de nos routes balisées réduites à néant, le long desquelles, de place en place, agonisaient dans d'atroces souffrances des centaines de victimes d'épouvantables carambolages.
Curieusement l'attitude de l'extraterrestre (comment l'appeler autrement) témoignait moins d'une volonté délibérée de destruction que de l'ignorance des saccages commis par suite de son gigantisme.
Solidement campé sur ses pattes postérieures rattachées à son abdomen gris-bleu, il exhibait un thorax rouge orangé d'où partaient deux pattes antérieures enserrant un gros œil de cyclope. Celui-ci était relié à la tête velue, elle-même munie de deux yeux secondaires, par d'étranges tentacules flottant au vent.
L'imprévisible se produisit. Tandis que nous nous attendions à notre tour à être broyées avec nos proches concitoyens et notre patrimoine, l'extraterrestre replia ses pattes arrière, puis posa à terre ses pattes avant.
En quelques secondes et en un fracas assourdissant, il allongea son corps au sol et pointa son œil de monstre inexpressif devant nos personnes pétrifiées. Il nous observa longuement, émit de nombreux claquements de paupière pendant ce qui nous sembla une éternité.
Puis tout d'un coup il effectua non moins bruyamment une manœuvre de retrait et repartit comme si de rien n'était.
Nous ne le revîmes jamais."
C'est ainsi que de jeunes fourmis firent leur première (et dernière) connaissance avec un photographe amateur étrennant dans une prairie son matériel de macro récemment acquis.
(copyright Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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