Aventures automobiles
On peut admettre que le fantastique vienne à se manifester (à doses homéopathiques) dans la vie quotidienne de tout un chacun. Pour preuve les "péripéties" automobiles ci-après.
Je crois que de tous les moyens de locomotion utilisés, l'automobile demeure le plus grand pourvoyeur de sensations et de souvenirs. Peut-être est-ce parce qu'il est le seul dont on soit propriétaire et que l'on utilise à sa guise, sans contrainte d'horaire ou de toute autre nature?
Il y a les autos mythiques de l'enfance. Plus tard apparaissent les autos dont on se souvient pour des motifs personnels, et puis celles que l'on oublie. Paradoxalement les autos dont on se souvient ne sont pas forcément les plus belles, les plus puissantes, les plus confortables. Celles-ci échouent souvent dans la troisième catégorie parce que, précisément, leur absence d'originalité les relègue dans l'anonymat. L'excès de confort tue l'esprit d'aventure et cela est vrai pour tous les moyens de transport.
Je ne suis pas le premier à déclarer que l'enfance est l'étape de la vie qui donne la part belle au rêve et permet d'engranger de fabuleux souvenirs. Les autos mythiques, pour ce qui me concerne, appartiennent toutes à cette période. Très tôt vers l'âge de trois ans, j'ai été subjugué par la merveilleuse esthétique des Tractions Avant Citroën, que ce soit les 15 ou les 11. La 15 c'était un peu le mâle du couple, massive bête de charge frisant les 140 à l'heure. La 11 plus gracile, représentait la demoiselle, moins leste, mais tout aussi spacieuse dans le modèle dit "normale" avec une confortable banquette arrière et une extraordinaire place pour les jambes. L'intimité de la carrosserie procurée par une petite lunette arrière incitait à s'asseoir pour de très longues étapes dans une quiétude inégalée. Ajoutez à cela le doux vrombissement du moteur sûr de sa puissance et cette caisse éternellement noire, à nulle autre pareille, aux proportions quasi parfaites : l'habitacle taillé dans le tronc d'une pyramide aux arêtes fluides, précédé d'un long capot triangulaire à la calandre argentée. Et puis ces deux ailes recourbées comme des déferlantes, surmontées de phares sculptés en goutte d'eau. Pourquoi André Citroën n'avait-il pas baptisé sa création "Grand Large"? Ce nom lui aurait parfaitement convenu. Inutile de préciser qu'il n'y eut jamais de Traction Avant dans ma famille et que cela me conduisit certainement à fantasmer sur elle.
Dans un registre entièrement différent, j'ai eu la chance de côtoyer dans le Maroc de mon enfance les belles Américaines aux gigantesques ailerons arrière. La présence des Américains dans les bases militaires, de même que celle de nombreux diplomates à Rabat, expliquait l'abondance des limousines made in USA. Certaines familles aisées en possédaient également et c'était un spectacle quotidien de voir déambuler dans les rues ces mastodontes d'acier surchargés de chromes.
Ce genre de bagnole ne circulait pas en métropole et j'étais toujours sidéré de voir les cartes postales nous parvenant de France, qui représentaient des paysages urbains avec de vétustes véhicules en forme de briques bien carrées. Mes camarades et moi-même rêvions des Américaines, et collectionnions leurs modèles miniatures fabriqués par Dinky Toys. Quand on s'asseyait dans une Américaine, on était de prime abord étonné par la luminosité de l'habitacle due aux vastes glaces. La large planche de bord, toute de chrome et de faux-cuir, en position avancée par rapport au pare-brise, ménageant ainsi une place supérieure pour le rangement, concourait au climat de sophistication, de même que la mollesse des fauteuils et le silence du moteur. Celui-ci à six, voire huit cylindres, devait consommer entre quinze et vingt litres aux cent kilomètres, mais le carburant n'était pas cher à l'époque. Qui aurait pu prévoir le choc pétrolier?
Nous voici en 1956. La petite enfance est déjà lointaine. J'ai neuf ans. Mes parents, sans être nécessiteux, ne roulent pas pour autant sur l'or. Ils vont malgré tout se décider à rouler sur leurs propres pneus. Ils achètent à un vieux monsieur de leurs connaissances une Juvaquatre Renault de couleur noire, aussi âgée que moi (1947). C'est elle qui va être l'héroïne de notre voyage cette année-là en Espagne et en France. C'en est fini (momentanément) des voitures mythiques. Nous entrons dans l'ère des véhicules dont on se souvient. La Juvaquatre, fabriquée jusqu'en 1948, n'était pas pour son époque une mauvaise voiture. Bien plus noble en tout cas que la 4 CV qui l'a remplacée. Un détail pittoresque dans cette auto qui ferait frémir aujourd'hui tout partisan de l'airbag : les dossiers des fauteuils avant étaient rehaussés de splendides barres d'appui chromées à l'intention des voyageurs situés aux places arrière. C'était aussi des objets suffisamment dangereux pour qu'un enfant, projeté en avant lors d'un coup de frein, se casse les dents dessus. Combien de fois me suis-je fait tancer par mes parents pour que je demeure calé au fond du siège, loin de ces maudits engins !
A noter également l'absence de chauffage et donc de dégivrage dans cette voiture, qui obligeait les passagers à bien se vêtir en cas de temps froid et pluvieux, les glaces avant restant ouvertes pour empêcher le dépôt de buée sur le pare-brise ! Au tableau de bord, derrière la vitre du compteur, il y avait quelques voyants lumineux dont l'un s'allumait assez souvent. Lorsque cela se produisait, nous savions que Caroline (la Juva) avait soif d'huile et, patiemment, mon père s'arrêtait sur le bas-côté pour rassasier la gourmande. Au cours de notre voyage en Espagne, pays pauvre en 1956, les "arrêts-huile" avec levée du capot provoquaient immanquablement l'afflux de gamins qui se postaient en cercle autour de l'auto, curieux d'observer d'inhabituels touristes dans une inhabituelle voiture.
Il y aurait bien à dire sur le portrait de Caroline. Pour des raisons mécaniques que j'ignorais (et que j'ignore toujours), la Juvaquatre était souvent réticente à démarrer, en dépit du starter tiré à fond et des multiples essais à la clé de contact. Restait la solution de la manivelle qui a dû forcir les biceps de son chauffeur. Nous étions un peu nerveux lorsqu'il nous fallait partir à l'école et que la voiture s'obstinait dans son mutisme.
Je me rappelle cette matinée où mon père me chargea d'enfoncer à son signal la pédale d'accélérateur. Englouti dans le fauteuil bien tassé par l'âge, je devais avoir la tête au niveau de la planche de bord, ne voyant pas mon père incliné devant le capot, tenant à pleines mains la "salvatrice" manivelle. Une rotation de celle-ci, la main paternelle levée en guise d'appel, j'appuyai de toutes mes forces sur l'accélérateur. Le moteur rugit abominablement dans le garage, en un hurlement de souffrance. Je vis dans le pare-brise la tête de mon géniteur, les yeux exorbités, les sourcils en accent circonflexe, la bouche en "O", les mains de part et d'autre du visage, m'enjoignant de lever le pied. Je devais avoir décalaminé le moteur pour au moins cinq ans. J'obéis tellement bien que la mécanique cala de nouveau. Tout était à recommencer !
L'embrayage de la Juva était fatigué et à l'époque, pour des raisons de coût, l'on différait au maximum les grosses réparations, comptant sur la providence. Ce fichu embrayage nous en fit arriver une bien bonne à Tanger.
C'est une ville bâtie en terrain accidenté avec des artères particulièrement pentues. Ce qui devait arriver arriva. La Juvaquatre, chargée en passagers et bagages, arrêtée à un feu rouge, refusa au vert de faire son démarrage en côte. Vrombissement du moteur poussé à fond; coups de klaxon des voitures derrière. Bernique ! Caroline s'en fichait et faisait du surplace. Nous fûmes obligés de descendre de l'auto et celle-ci allégée consentit à repartir. Je n'osais regarder les automobilistes qui devaient nous dévisager curieusement. Quelle bagnole tout de même !
Si la voiture avait ses faiblesses, le conducteur avait aussi les siennes. C'est ainsi que négociant un zigzag dont mon père avait sous-estimé la rigueur, la Juvaquatre se mit à valser sur la route. Une route espagnole, faut-il le préciser, dont le revêtement chaotique et les nids de poule durent concourir à la folle danse du véhicule. Ajoutez à cela qu'une masse de bagages logée sur le toit, devait substantiellement relever le centre de gravité du mobile et altérer sa stabilité. La Juva ne versa finalement pas. Mon père nous confia plus tard que dans de telles circonstances, on donne instinctivement les petits coups de volant nécessaires. Absorbé par la procédure du redressement, il ne cria pas. Les trois passagers, si ! Je me rappelle surtout ma mère, moins mon frère et pas du tout moi-même. Et pourtant, Jean-Michel, tu avais crié, me rétorquait tout le monde quand nous évoquions l'incident. Moi? Allons donc !
L'embrayage de la Juva ne cessa pas de donner des soucis à ses propriétaires quand il s'agissait de grimper des rampes importantes. La voiture les terminait en général aux environs de 5 à l'heure ! "Accroche-toi Caroline, mais accroche-toi donc !" me disais-je au fond de moi-même en me décollant du dossier de la banquette, persuadé d'aider l'auto. Si jamais il pleuvait, j'avais l'horrible sensation que la mécanique perdait encore de la puissance et que l'eau dégoulinante allait nous faire redescendre la côte jusqu'en bas en une glissade infernale.
Lors d'une étape dans le Massif Central, je ne sais plus du tout à quel endroit, il nous en arriva une fameuse. Imaginez une spectaculaire montagne russe. La Juva s'emballe dans la descente pour culminer à cent à l'heure et attaque avec autant de prestance la remontée. Crac ! En plein milieu de cette dernière, une deux-chevaux débouche, cahotante, d'un chemin privé et nous mange la priorité. Crissement de freins de la Juva, stoppée net dans son élan. La deux-chevaux nous précédant n'arrive pas à prendre de la vitesse. Il faut savoir que dans les années cinquante, les petites Citroën avaient une cylindrée inférieure à 400 cm3, et qu'elles n'étaient donc pas des championnes de nervosité.. Naïvement le conducteur de la Deuche met le bras à la portière et nous fait signe de le dépasser. La Juva démoralisée en est bien incapable. Si un témoin avait été présent, il eût pu voir une course originale à dix à l'heure entre une Citroën et une Renault, le chauffeur de la première s'étonnant de la docilité de la seconde dont les occupants devaient prier le Ciel pour que la fin de la rampe arrivât bientôt ! Deux escargots tentant d'atteindre le sommet d'un branchage !
Lorsque quelques mois plus tard, de retour à Rabat, nous évoquions tous ces incidents, nous en rigolions rétrospectivement, mais sur le moment ce n'était pas toujours drôle.
Malgré ces avatars je m'étais attaché à la Juvaquatre qui nous permettait de nous déplacer et de sortir de Rabat pendant les week-ends. Nous allions à quelques kilomètres de la ville dans les forêts de la Mamora ou des Zaërs, qui étaient les lieux de rendez-vous dominicaux des R'batis pour jouer à la pétanque, taper du ballon, ou simplement converser. Avec les beaux jours la forêt empoussiérée était abandonnée au profit de la plage.
Déjà à cette époque, l'auto était synonyme d'indépendance et de liberté, et lorsque mes parents se séparèrent de la Juva, ce n'est pas sans une certaine émotion qu'un garçon de dix ans dessina en guise de souvenir sa Juva tous feux allumés se perdant dans la nuit. Le dessin n'existe plus mais l'image demeure gravée dans ma mémoire.
Heureusement rien n'est définitif dans l'existence. Prochainement arriverait une Volkswagen toute neuve que nous allions appeler Coccinelle, sans nous douter que dans le futur cette dénomination deviendrait porteuse de toute une légende à quatre roues. La Volkswagen fut donc acquise courant 1957. Pour les connaisseurs, notre auto fut le dernier modèle avec la petite lunette arrière ovale. En 1958 cette glace fut agrandie. Mes parents avaient hésité entre cette voiture et la Dauphine Renault. Personnellement j'aurais opté pour cette dernière, bien plus jolie et moderne... Versatilité des goûts et des modes : la voiture française est tombée dans l'oubli tandis que l'allemande, rebaptisée Coccinelle ou Cox, provoque toujours l'engouement des jeunes passionnés (et des moins jeunes, nostalgiques !).
La réputation de solidité et de finition du "made in Germany" n'était pas usurpée. Je me souviens avoir conduit dès l'âge de dix huit ans cette voiture. La boîte à quatre vitesses, d'une précision qui n'aurait rien à envier aux productions d'aujourd'hui, permettait de manipuler le levier avec seulement deux doigts. Les rapports passaient tout seuls !... Une petite anecdote pour montrer la qualité de fabrication de la Cox. L'auto était tellement étanche à l'eau et à l'air que, toutes vitres fermées, il était difficile de claquer les portières. Il fallait vraiment les accompagner fermement de la main pour pouvoir boucler la bagnole.
La Volkswagen 1200, comme on l'appelait à l'époque, était déconcertante à plus d'un point. Par certains côtés elle était indémodable et même en avance sur son temps avec cette robe aux formes arrondies préfigurant celles d'aujourd'hui. A signaler aussi le dessous de caisse entièrement tôlé assurant une parfaite protection dans les chemins irréguliers, la carrosserie modulaire notamment avec ses ailes facilement remplaçables en cas de froissement, les antiques marchepieds qui se révélaient en fait d'excellents boucliers contre les projections de gravier, l'insensibilité au gel grâce au refroidissement à air, l'impossibilité pour le capot avant fortement courbé et plaqué par l'air, de s'ouvrir intempestivement en cours de route. A l'intérieur on trouvait des équipements étonnants pour une petite auto de cette catégorie et le constructeur ne lésinait pas sur les garnitures en feutrine, moquette et caoutchouc alors que certaines fabrications françaises en étaient encore à garnir de carton certains recoins discrets.
A contrario la Cox se révélait peu séduisante par sa carrosserie exiguë, ses petites vitres, seulement deux portières rendant difficile l'accès aux places arrière à la garde au toit insuffisante. Elle s'avérait même irritante par d'incompréhensibles lacunes : pourquoi un seul pare-soleil, des flèches de direction désuètes à la place des clignotants, de ridicules bouches de dégivrage au bas du pare-brise?... Plus grave et franchement scandaleuse était l'absence de jauge d'essence ! Le conducteur ne savait jamais où il en était de son stock de carburant. Le constructeur avait cependant prévu une parade étonnante en cas de panne sèche. Il existait au fond du réservoir une réserve de cinq litres libérable en actionnant une pédale au plancher. Imaginez la situation du chauffeur en train d'opérer un dépassement, tombant à ce moment à court de carburant, obligé de tourner avec le pied cette fichue manette. Bonjour la sécurité !
La Cox emmena la famille dans bien des contrées avec une docilité déconcertante, pratiquement sans jamais faillir. Une brave bête quoi ! Comparée à la Juva et même à ses contemporaines elle "mangeait" toutes les rampes avec une facilité insolente. J'ai souvenance en 1959 d'être monté au sommet du Puy-de-Dôme (1465 m). A cette époque la route était ouverte au public automobile, contrairement à aujourd'hui où les estivants doivent obligatoirement laisser leur véhicule et emprunter des autocars. Notre Coccinelle s'attaqua patiemment à son travail de grimpeuse, en seconde, voire en troisième, dans une rampe digne de celle du Mont-Ventoux, dépassant des 4 CV, des Dauphines, des Simca et même... une puissante Ford Vedette 8 cylindres. Au sommet beaucoup d'autos avaient le capot levé pour aérer la mécanique tandis que la nôtre, humble et discrète, au moteur efficacement refroidi par air, ne laissait rien paraître des efforts fournis.
On n'oublie pas une Cox pas plus qu'une Traction. Et le plus beau cadeau que pourrait me faire un collectionneur bienveillant serait de me laisser prendre le volant de ces autos légendaires pour quelques kilomètres...
Le temps s'est écoulé. Je suis maintenant un adulte (le devient-on vraiment?). Bien des bagnoles me sont passées entre les mains, soit de ma propriété, soit louées ou prêtées. Il en est deux inoubliables dont je voudrais à présent parler et qui, comme je le disais au début de ce chapitre, comptent parmi les plus modestes. Je citerai la Deux Chevaux Citroën et la Renault 4L.
Sur l'insistance de mes parents je passai mon permis à l'âge de 18 ans dans les années 65. Je restai alors durant les longues années de mon célibat (parisien) sans conduire, c'est à dire jusqu'en 1976. Je repris contact avec l'auto au moyen d'un étrange coléoptère appartenant à ma fiancée. Il était doté d'une carapace nervurée et toilée, de deux yeux exorbités toujours rivés au sol, de deux sabots de pare-chocs pareils à des mandibules et d'un postérieur surélevé dont les oscillations faisaient penser à un perpétuel appel à l'accouplement. Les journalistes et le public nommaient cela une Deuche. La nôtre était des plus modestes puisqu'il s'agissait d'une 2CV4, tractée par un "petit moulin" de 425 cm3 si je me souviens bien.
De prime abord ce ne fut pas le grand amour entre cette auto et moi. Elle m'avait toujours donné l'impression d'un engin pas sérieux, à la finition plus que douteuse, une boîte de conserve à roulettes en quelque sorte. Et c'était vrai. De tous les côtés ça sentait la déglingue. Je n'en ajoute pas plus. Tout le monde connaît la légendaire fantaisie dans la présentation de ce véhicule : moteur increvable certes mais anémique, confort spartiate de l'habitacle évoquant une tente de boy-scout, etc...
Ajoutez à cela un mode de conduite particulier de la 2CV. Cette auto offrait tellement peu de reprise qu'il ne fallait pas hésiter à appuyer à fond sur l'accélérateur, même au démarrage. Citroën aurait dû mentionner dans le manuel d'utilisation : "Voiture à manipuler énergiquement". Ma femme qui adorait sa Citron avait beau me le dire, je ne pouvais m'y résoudre... Et me voici posant doucement le pied sur la pédale pour faire partir l'auto, laquelle mue par si peu de puissance menace de caler. Instinctivement je relâche ma pression ou est-ce la Deuche qui malgré tout avance et frémit, aussitôt je réappuie, l'habitacle tremble plus fort et nous voici embarqués dans une série de hoquets incontrôlables, le conducteur manquant de se casser les dents contre le volant puis rejeté en arrière, l'auto haletant et "soubresautant" à qui mieux mieux, comme un insecte blessé traînant la patte. Qui mène l'autre dans cette sarabande? Nul ne le saura jamais.
"Fichue bagnole !" clamais-je en claquant la portière et m'attendant à chaque fois à ce qu'elle se détache sous le choc. Le sketch du "Corniaud" où la 2CV de Bourvil se pulvérise en mille miettes après s'être cognée à la Bentley de De Funès, me semblait à peine exagéré.
Je finis par écouter ma femme et oubliai toute douceur avec la deux-pattes. Celle-ci, brutalisée, se sentit mieux et nous nous entendîmes fort bien par la suite. Certains individus peu recommandables battent leur conjointe; moi je "battais" ma bagnole avec l'assentiment de ma femme.
Elle fut le premier véhicule de notre couple et transporta aussi une tierce personne en berceau, notre fille aînée, au cours de sorties dominicales ou de longs périples de vacances entre Paris que nous habitions et la Provence où nous allions nous réfugier. C'était dans les années 80. Certes il ne fallait pas être pressé. Autant que je me souvienne l'autoroute A7 comporte une longue droite au nord de Lyon traversant une zone plate et venteuse. En provenance de Mâcon j'abordais toujours cette section avec humour et philosophie. En effet si par inadvertance un vent puissant soufflait du sud, notre Deuche culminait à 75 à l'heure ! Pas moyen d'aller plus vite, le moteur donnant toute sa puissance en troisième. Je devinais bien que le rugissement de la mécanique, parfois poussée à 80, implorait le passage en quatrième. Mais sitôt franchi le rapport supérieur, l'auto mollissait et redescendait à 70 à l'heure. Les deux petits chevaux (fiscaux) trottant en quatrième s'épuisaient contre le souffle implacable d'Eole. Il fallait donc rétrograder en troisième pour leur permettre de galoper de nouveau et tenir vaille que vaille.
Après la 2CV se succédèrent dans notre foyer diverses autos, curieusement toutes des Renault. Il en est une, inoubliable et inoubliée, avec laquelle je terminerai mon propos. Il s'agit de la Renault 4. La nôtre fut acquise en 1986. Voiture innovatrice pour la Régie qui, pour la première fois de son histoire, avait sorti en 1961 une traction avant dotée d'une suspension remarquable absorbant tous les chocs. Innovatrice car de surcroît elle rompait avec les productions bourgeoises des petites Renault (Dauphine et R8). La 4L c'était avant tout une caisse carrée et polyvalente, transformable en berline ou en fourgonnette selon les besoins. Je ne serai pas le premier à dire que sa conception fut un trait de génie, précurseur de bien des autos actuelles et notamment des breaks. Bref, malgré son "vieillissement" la 4L était indémodable, sympathique parce que sans aucune prétention, et je décidai à l'époque de la choisir. Je ne pardonne toujours pas à Renault de l'avoir supprimée quelques années après.
Des trois modèles proposés par le constructeur, nous décidâmes d'acquérir le "haut de gamme" appelé "GTL", propulsé par un solide moteur (le Siare), de 1108 cm3, 30 chevaux réels, catalogué fiscalement 4 chevaux. L'auto culminait humblement à 120 à l'heure, allure qu'elle maintenait parfaitement sur autoroute, sans aucune vibration ni bruit intempestif, la mécanique tournant comme une horloge bien réglée.
Comme tous les coffres des Renault 4, le nôtre, une fois la banquette arrière rabattue, avala les plus invraisemblables chargements. Compte tenu de la hauteur du plafond et des angles droits de la carrosserie, je me souviens avoir déménagé une gazinière particulièrement encombrante. Mieux encore, mais je demande à messieurs les gendarmes de ne pas lire les lignes qui vont suivre, nous étions partis une fois à trois chez un antiquaire et nous en revînmes chargés d'un meuble confiturier qui nous avait tapé dans l’œil. Devinette : où logeâmes-nous le troisième larron, en l'occurrence ma fille aînée, personne adulte? Eh bien grâce à sa bonne volonté et à sa fine constitution, elle arriva à se caser à côté de l'imposant confiturier pour un parcours, je m'empresse de le dire, strictement urbain et par conséquent assez bref..
Les qualités de la 4L étaient tempérées par une robe, avouons-le, assez terne. Extérieurement elle ne payait pas de mine; on aurait dit une boîte à sucre haut perchée sur quatre rondelles de concombre, laquelle boîte prenait un malin plaisir à s'incliner dans les tournants. Les rondelles de concombre adhéraient au sol, confirmant une bonne tenue de route, mais les passagers (surtout ceux de l'arrière) n'avaient pas intérêt à être en sucre, secoués comme ils l'étaient. La 4L transporta néanmoins trois sucres incassables, mes enfants. Les sucres en question, grandissant au fil des années, se serrèrent de plus en plus dans un sucrier qui ne s'élargissait pas. Ma foi on se déplaçait quand même.
Il fut des circonstances où la 4L dut être secourue, non par le fait d'une défaillance mécanique mais par la faute de son conducteur. Tel ce soir d'hiver grisounet et pluvieux dans un pays marneux. Nous faisons halte et garons la Renault à quelques mètres de la route, sur une vague prairie. Celle-ci va se révéler un traître piège pour l'auto qui, stationnée quelque temps, "colle" à la glaise et ne peut plus se dégager. Je n'ai jamais dardé le bitume de la route si proche avec autant d'envie !... J'ai l'idée de sortir les tapis caoutchouc de la voiture et de les glisser sous les roues avant. Ca marche au début. L'auto avance de quarante centimètres et me projette les caoutchoucs trois mètres en arrière. Obligation de les récupérer dans la gadoue, de les replacer devant, de remonter dans la bagnole pour la faire avancer de nouveau. Les enfants et ma femme sont abrités sous un pin, car la pluie vient de recommencer à tomber avec le crépuscule qui gagne du terrain. Moi par contre je n'en gagne pas beaucoup de terrain; l'habitacle de l'auto, mes vêtements, mes mains sont maculés de boue. Cela n'irait tout de même pas trop mal si la 4L au fil de sa lente progression vers la route ne venait pas buter contre une souche stupidement placée sur son passage. Je suis forcé de manœuvrer pour reculer et cette opération sera fatale. Car la voiture revient s'enfoncer dans les ornières qu'elle a creusées. De plus les caoutchoucs deviennent inutilisables, saturés de boue poisseuse et glissante. Il pleut plus abondamment. Le tracteur d'un agriculteur appelé au secours finira par tirer et délivrer la 4L de son cloaque.
C'est dans un étroit et pittoresque canyon alpin que la 4L eut sa seconde mésaventure. Pour des motifs personnels, je ne pouvais éviter un voyage (en solitaire) en dépit d'une météo prévoyant chute du thermomètre et précipitations abondantes pour les journées à venir. Le ciel demeurait bleu ce jour-ci mais les cimes étaient enneigées. J'entrepris l'étape avec un mauvais sentiment. Arrivé dans le goulet rétréci du canyon susnommé, le Cagnon de la 4L eut une désagréable surprise : route verglacée et pas moyen de faire demi-tour ! Vaille que vaille je me livre aux aléas de l'itinéraire dans un environnement féerique que je ne suis vraiment pas à cœur d'apprécier. Une prison gelée plutôt qu'une prison dorée ! Le "sucrier" à roulettes se fraie un chemin à dix à l'heure au sein d'une pâtisserie géante nappée de chantilly transie et de pains de glace. Un tournant aigu et mal relevé sert de chute à cette histoire. L'auto traverse la chaussée. Elle n'est plus maîtrisée par le chauffeur. Sa lente course se meurt au bord du précipice, les roues avant plongeant dans le vide, le châssis heurtant le bas-côté et les roues arrière y restant heureusement accrochées. Je me sors tant bien que mal de l'habitacle, remonte le talus et me casse la figure sur le verglas horriblement glissant de la chaussée. L'inclinaison de la carrosserie est impressionnante mais je ne m'attarde pas. Je pars à pied chercher de l'aide auprès d'agriculteurs qui, encore une fois grâce à leur tracteur, me tireront de la poisse.
De ces avatars je retiens deux choses. Ne trucidez pas les météorologistes : les pauvres font ce qu'ils peuvent pour tenter de comprendre une nature capricieuse. Mais bénissez les agriculteurs de la montagne : non contents d'entretenir cette même nature, ils savent aussi secourir les victimes de ses humeurs...
Notre petite Renault affichait sur la malle arrière une foule d'autocollants dont un de la Suède, bien qu'elle n'y soit jamais allée. En fait c'est une autre 4L qui alla chercher ce blason. Ma jeune belle-sœur possédait également une R4 d'un rouge vif, dans laquelle elle enfourna un jour d'été 92 ses deux fils, mon garçon et une proche cousine. Une adulte et quatre jeunes adolescents partirent ainsi dans une "barquette de fraises" vers des contrées nordiques. Il y eut de cette façon dans la famille deux 4L contemporaines qui se complétèrent fort bien : la boîte à sucre à vocation nationale et la boîte de fraises à vocation internationale...
En tout état de cause il n'est pas une famille en France qui ne puisse évoquer, de près ou de loin, des souvenirs relatifs aux Citroën 2 CV et Renault 4. Elles sont à l'opposé des autos mythiques (Traction Avant et grosses Américaines) dont je parlais au début de cet exposé. Toutes les routes, des plus modestes aux plus importantes, se souviennent de leurs passages et ces deux voitures ont créé à leur tour un mythe bien particulier, imprégné de sympathie plus que de noblesse, qui survit chez quelques modèles soigneusement restaurés au sein des clubs de collectionneurs.
Notre 4L eut une fin moins glorieuse. Au terme de ses 220 000 kilomètres on constata que le moteur toussait beaucoup et renâclait à déplacer l'ensemble au-delà de 80 à l'heure. Le garagiste me déconseilla de refaire la mécanique, s'agissant d'une technologie obsolète admettant seulement l'essence au plomb. L'essence verte moins polluante avait fait son apparition et représentait l'avenir. Nous étions en l'an 2000. La Renault fut donc remplacée par une petite voiture de caractère voisin : une Fiat Panda. J'allai la chercher chez le concessionnaire en même temps que je lui amenai la 4L, promise à la casse. Ce jour-là mes deux filles tinrent à se faire photographier devant la "condamnée". Cette dernière arborait une malle arrière de plus en plus encombrée d'autocollants. Et me voici photographiant mes demoiselles devant l'arrière de l'auto, en arrière de l'avant, et même sur le toit (!) pareilles à des rallyewomen !...
Avec la petite Renault se termine ce tour d'horizon des autos qui m'ont accompagné dans mon existence et m'ont marqué à plus d'un titre. Les autres, je n'en parlerai pas, reléguées dans la banalité ou l'oubli. J'appartiens à cette jeunesse d'après-guerre qui s'est passionnée pour l'automobile, laquelle était un symbole de liberté, de beauté, de performance et d'ingéniosité. L'image d'une route, cela faisait aussitôt penser aux vacances, aux voyages et ces évocations n'étaient pas exemptes de poésie.
Aujourd'hui le pragmatisme m'a gagné en ce domaine à l'encontre je crois de bien des gens. L'auto ne me fait plus fantasmer. Elle demeure pour moi avant tout un outil très pratique, un moyen de transport pour personnes et bagages. C'est tout. De plus d'autres considérations, telles que les encombrements des villes, la pollution, les excès meurtriers de vitesse ont pris une ampleur inquiétante depuis deux ou trois décennies. J'en arrive à conclure que l'heureuse démocratisation de l'auto fait aussi apparaître l'envers de l'avantage : nous ne savons plus nous en passer et nous l'utilisons mal, sans limite raisonnable. Elle est devenue au fil des âges un bijou stupidement gadgétisé, parfois plus confortable que le domicile de son propriétaire. Dans ces cocons moquettés, enluminés, automatisés, aseptisés, climatisés qui nous transportent et auxquels ressemblent si mal les autos que j'ai aimées, nous avons oublié le contact avec ceux et ce qui nous entoure(nt). Les voyages ont perdu ce petit sel de l'aventure.
L'automobile ne peut pas disparaître mais il nous faudra la repenser. L'on ne pourra pas élargir à l'infini les couloirs des autoroutes ni raser les constructions de nos cités pour laisser circuler les véhicules omniprésents. Un nouvel âge commence pour l'automobile, basé davantage sur la philosophie de son usage que sur la prouesse technique.
(copyright 2003 Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 01/03/2021
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