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Le monde du silence

falaise.jpg©MamieB

(Dans la nouvelle qui va suivre, l'auteur dénonce des faits de société. Mais la liste n'est pas exhaustive. Quelques arbres ne sauraient cacher la forêt).

Parmi les multiples personnes que la vie m'a donné l'occasion de côtoyer et dont je garde un souvenir plus ou moins précis selon l'impression qu'elles m'ont laissée ou le message qu'elles m'ont délivré, il en est une que je voudrais évoquer. Non par le caractère moral ou sympathique du personnage. Mais plus exactement par l'atmosphère d'étrangeté qu'il émettait dans son proche entourage. J'en eus une confirmation personnelle dès la première fois que je le rencontrai et surtout à l'issue d'une soirée passée ensemble chez lui.

Je dois préciser que si je conserve une image très précise de mon collègue, la remémoration complète de la soirée m'est en revanche impossible. J'ai un trou dans le cerveau : un espace temporel s'est dévidé, qu'il ne m'est pas loisible de retracer.

Mickaël Aubaine (c'est son nom) et moi-même nous étions rencontrés alors que j'étais chercheur au CNRS. Il exerçait dans le même secteur professionnel mais ne m'avait jamais clairement précisé dans quel domaine. Etant tous deux très bons joueurs de tennis, nous avions pris l'habitude de nous retrouver deux fois par semaine à mon club pour disputer de farouches rencontres conclues par la victoire de l'un ou de l'autre. Je l'appréciais comme challenger, mais sa réserve, voire sa froideur pour tout ce qui semblait concerner sa vie personnelle, ne faisait qu'exciter ma curiosité. Il le sentait. Un jour je n'y tins plus :
- "Enfin, cher ami, vous me voyez frustré. Nous nous fréquentons dans "le monde de la balle", mais ne pensez-vous pas que c'est un peu limité? Vous en savez bien plus sur moi que moi sur vous. En fait je ne sais rien de vous et je crois que notre estime mutuelle pourrait virer vers l'amitié si vous acceptiez de vous dévoiler un peu...
-  Eh bien soit, me répondit-il, j'admets la situation et je vais répondre à votre requête longtemps inexprimée, laquelle révèle bien votre délicatesse et votre attachement aux conventions de bienséance. Ecoutez, nous sommes mardi, que diriez-vous de passer à mon domicile pour y dîner demain soir? Venez donc à 19 h. Voici ma carte."

A la date convenue, je déambulais dans sa rue. Un brouillard léger, mais quasi continu, rendait le décor très inconsistant. Les puissants réverbères semblaient avoir renoncé à percer efficacement l'ambiance cotonneuse. J'arrivai péniblement à déchiffrer à un carrefour la plaque de rue "A ma pauvre France", appellation bizarre que la carte de visite de mon mystérieux amphitryon m'avait déjà révélée.. J'atteignis enfin le n° 666, à la porte d'un vaste édifice, style néoclassique, d'après ce que je pus deviner entre les nuées capricieuses. Beaucoup de fenêtres étaient inexistantes, simplement suggérées par des peintures en trompe-l’œil.

Après que j'aie actionné la cloche de façade, Mickaël Aubaine vint m'ouvrir et m'introduisit dans un ample salon somptueusement meublé. La pénombre dominait, vaincue çà et là par quelques éclairages ponctuels. A l'extrémité de la salle, une table majestueuse, dressée pour la circonstance avec deux couverts, attendait ses convives. Mon hôte, inhabituellement prolixe et charmeur, me convia à me détendre dans un profond fauteuil aux accoudoirs outrageux. Il m'offrit l'apéritif.

Et là... tout commença ou s'interrompit, comment faut-il s'exprimer... "Que m'avez-vous fait boire?", m’écrirai-je, ressentant une crispation de tout mon corps, incapable du moindre mouvement. La pétrification gagna mon visage et bloqua mes lèvres. Je conservai seulement l'usage de mes oreilles. Il se tourna vers mon fauteuil et me dit :
" Vous vouliez la vérité. La voici... L'on m'aurait appelé sorcier il y a deux cents ans ou manipulateur de consciences. Aujourd'hui je n'ai pas de dénomination particulière, mais j'agis pareillement à mes ancêtres, tirant profit de la technologie actuelle et travaillant de préférence en groupe au sein d'une société occulte.

Occulte? Pas tant que ça car elle a pignon sur rue la bougresse et le comble de l'habileté est d'agir à l'insu de tous ou presque. Eh oui, vous cher monsieur qui m'écoutez et vous tous ses concitoyens, chaque jour que Dieu fait, pendant que vous assumez raisonnablement vos obligations et vos responsabilités dans le doux pot-au-feu du ron-ron quotidien, pendant que l'on vous assomme par les médias d'une quantité phénoménale de nouvelles abrutissantes, moi, dans votre dos, avec l'aide de mes comparses, je travaille dans l'ombre. A votre empoisonnement et pour notre profit.

Et tu ne t'en rends pas compte, ou plus exactement tu ne veux pas t'en rendre compte. Vous permettez que je te tutoie. Parce que dans le fond cela correspond mieux à nos rapports, à l'instar du maître à l'égard du chien. Et encore, le chien on en a pitié, voire on l'aime. Tandis que vous, les humains...

Alors vois-tu, mon pauvre ami, je vais te raconter un peu ce à quoi je consacre le plus clair de mon temps. Regarde-moi bien dans les yeux, concentre ton attention sur tes oreilles et laisse tes paupières s'alourdir... Parfait tu es prêt à entendre la vérité.

Figure-toi que je dirige un laboratoire de recherches dans une multinationale dont je tairai bien évidemment le nom. J'ai reçu ordre de faire orienter nos travaux sur ce que l'on appelle communément les OGM, les organismes génétiquement modifiés. Il s'agit de découvrir de nouveaux plants de céréales ou de légumes en vue de nourrir la population et dont on fait croire à toi et à toute la clique des consommateurs, mais également à tes gouvernants (du moins ceux qui ne sont pas ou ne veulent pas être au courant), on veut faire croire - dis-je - que ces nouveaux aliments miracles seront des champions de productivité, d'adaptabilité aux différents climats et de résistance aux maladies. En intervenant dans l'infiniment petit au niveau cellulaire, l'on devrait arriver à sélectionner les facteurs les plus favorables pour produire les végétaux les plus performants. Par contrecoup et grâce à leurs caractéristiques remarquables, l'on parviendrait enfin à résoudre le problème de la faim dans le monde.

En faisant appel à cette douloureuse question qui hante certaines âmes sensibles depuis des décennies, j'espère ainsi faire passer la pilule auprès de quelques récalcitrants. Quant aux autres (la majorité) qui se soucient peu de ce que l'on met dans leur assiette pourvu que ça ait belle allure, ma foi, ils goberont les OGM comme ils ont déjà avalé bien d'autres choses.

En fait il s'agit d'une splendide mystification et d'une transgression des lois naturelles qui régissent toute vie sur terre. Car lorsque je parle de pratiquer une sélection des végétaux, il n'est plus question comme par le passé d'améliorer l'espèce par la reproduction sexuée. L'astuce est de fabriquer de toutes pièces - l'expression n'est pas trop forte - une nouvelle plante à partir des constituants de cellules (autrement dit des gènes) quelle que soit leur origine : animale, végétale ou minérale. Donc je mélange les genres sans réellement contrôler la situation de ce bouleversement écologique.

Nul ne sait vraiment quelles peuvent être les conséquences véritables et infinies provoquées par le dérèglement chromosomique, à savoir sur la santé, l'hérédité, les mutations, les maladies... Mais chut, faut pas le dire ! L'important est de populariser et de commercialiser ces nouvelles plantes et de réaliser de superprofits.

Plante populaire? Bien sûr puisqu'elle serait capable de tenir tête aux insectes nuisibles, aux variations météorologiques... Plus besoin d'insecticides, ce qui devrait faire applaudir à deux mains les agriculteurs biologiques ! En réalité cher ami, c'est moins rose, car ce qu'on cache c'est que mon nouveau plant de légume ou de céréale dispose de ses propres défenses - insecticides ou herbicides - que tu auras de fortes chances de retrouver intactes dans ton assiette. Quelques nouvelles petites maladies dégénératives pour toi. Ma foi l'industrie pharmaceutique ne pourra que m'en être reconnaissante.

Quand je te parlais tout à l'heure de réaliser de superprofits - ce qui est notre unique motivation - cela n'est pas une vaine expression. Nous pourrons encore accroître nos performances financières grâce au Terminator. Qu'est-ce donc que cela? C'est tout simplement l'introduction d'un gène qui rend la plante non reproductible. En fin de cycle, elle meurt. Ainsi, à chaque nouvelle saison les paysans seront obligés de s'adresser à nous qui leur vendrons le nécessaire pour ensemencer leurs champs. Nous dominerons bientôt tout le marché de l'offre en semences et exercerons par là un oligopole.

Il est évident mon ami, tu l'as sans doute deviné, que ce Terminator s’avérera être pour nos multinationales un fabuleux outil stratégique. Pense donc ! Nous serions à même de contrôler les famines, entendons-nous bien, nous pourrons les provoquer chez certains peuples réputés dangereux pour le monde occidental, et ceci en accord secret avec nos gouvernements. Oh ne t'offusque pas, cela s'est déjà vu dans le passé, à une échelle moindre je te le concède, lorsque du temps de la guerre froide entre l'Ouest et l'Est, les Etats-Unis usaient de cette arme à l'encontre de l'URSS. Mais oui souviens-toi, en cas d'offensive politique de quelque nature que ce soit du bloc soviétique jugée préjudiciable aux yeux de l'Occident, l'URSS risquait de se voir tarir, du moins diminuer, l'approvisionnement en blé ou en maïs américain. Après tout, à cette époque tu ne t'en plaignais pas.

Mais dans un très proche futur, c'est toute la planète que nous pourrons ainsi asservir. Mangeront ceux qui nous mangeront dans la main. En réalité, avec tout ce que tu sais à présent sur les OGM, ils s'empoisonneront lentement, et vous aussi naïfs occidentaux si vous n'y prenez garde...

Nous par contre, nous serons pleins de flous et nous nous arrangerons bien pour ne pas nous empoisonner. A l'instar du cultivateur qui vend au marché sa production bourrée d'engrais, mais se nourrit encore sainement avec son petit potager privé...

Mais l'OGM ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt. Car dans tous les secteurs économiques, sont également tapis des acteurs de l'ombre. Un seul credo valable pour eux : productivité et rentabilité par tous les moyens et tant pis pour ceux qui ne s'adaptent pas. Alors, bien sûr, tu penses tout de suite aux rythmes infernaux de travail, au harcèlement moral ou sexuel, aux chefs d'entreprise tyranniques, aux multiples exploitations de la crédulité humaine. Ca, c'est du cliché, je ne dis pas que ça n'existe pas, mais on t'étourdit avec cela pour te cacher le reste.

Tiens, un exemple parmi d'autres. Nous parlions tout à l'heure de domination commerciale de la planète. Veux-tu que je te parle d'une forme de commerce mondial dont tu ne sais pas grand-chose? Une de mes relations confidentielles (un confrère en quelque sorte) m'a récemment introduit dans le club très fermé de l'import-export. Tu dois savoir que les échanges internationaux entre le Nord et le Sud se dégradent depuis des années au détriment des pays en voie de développement. Quand je parle du détriment, je devrais ajouter "du mépris". Mais chut ! Faut pas le crier sur les toits.

Les pays pauvres doivent payer de plus en plus cher les produits manufacturés que leur vendent les pays industrialisés. Dans le même temps, les denrées qu'ils proposent à l'exportation, minerais bruts ou matières alimentaires non traitées, sont soumises à la loi hasardeuse de l'offre et de la demande. Le résultat, mon cher ami, tu le devines, est que cette situation enfle ou désenfle les prix d'une façon désordonnée et difficilement prévisible. Dans le meilleur des cas, si les cours montent, cela peut arriver très fort mais très brièvement, ne laissant pas aux pays exportateurs le temps d'écouler toute leur production. Aucun revenu fixe pour eux.

A l'inverse les produits manufacturés qu'ils achètent sont assurés d'être toujours à la hausse. Dans le pire des cas, si les cours baissent, on parle alors pudiquement d'une "dégradation des termes de l'échange". J'adore l'expression !

Alors vois-tu, pour faire admettre cela et donner bonne conscience à tout le monde, les pays industrialisés ont créé il y a fort longtemps (tu n'étais peut-être pas né) les marchés à terme de matières premières appelés encore bourses de commerce ou bourses de marchandises. Celles-ci devraient en théorie permettre "une régularisation des cours et des transactions commerciales sans déprime ni surenchère préjudiciable aux acheteurs comme aux vendeurs". Très beau jargon officiel, ne trouves-tu pas?

En gros, cela signifie que l'on compte sur la foule des intervenants agissant les uns contre les autres (acheteurs contre vendeurs) pour ajuster la valeur des denrées échangées. Une bourse c'est comme une gigantesque fourmilière en effervescence, peut-être même un peu trop en effervescence, qui risque de faire plus de mal que de bien. Un autre aspect du problème c'est que les fourmis appartiennent toutes au bloc Nord et procèdent à leurs transactions spéculatives entre elles. Exit les fourmis du Sud !


Les conséquences tu les devines, mais laisse-moi te les exposer :
- d'abord les professionnels de ces bourses dont fait partie mon confrère, ne se bousculent pas pour aller proposer clairement leurs services, dans le cadre d'une coopération technique, aux gouvernements des pays en voie de développement. Pourquoi ne pas leur permettre d'opérer à leur tour sur ces marchés et d'assurer une stabilité de leurs revenus? Pas si sûres que ça ces bourses de commerce? On préfère spéculer entre copains? Petits canaillous ! Je vous y prends.
- si ces marchés à terme ont vraiment pour but de régulariser les cours, comment alors peut-on expliquer que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, époque à partir de laquelle les professionnels ont réellement commencé à les utiliser à plein temps, les variations des cours ont au contraire empiré d'une façon effrayante? La réponse, c'est les fourmis qui te la donnent. Celles du Nord font appel à d'énormes capitaux privés investis en positions spéculatives. Elles jouent le tout pour le tout pour tenter de gagner un maximum de flous. Autrement dit elles font leur loi sur le marché, dictent leurs prix et les fourmis du Sud impuissantes ne peuvent que fermer leurs mandibules !
- mais, car il y a un mais, les fourmis du Nord ne sont pas systématiquement favorisées. D'abord elles ne gagnent pas toujours. Dame ! la bourse c'est comme le casino. De toute façon, si elles viennent à perdre excessivement au point de les mettre en péril, c'est toi (et l'ensemble des "citoyens") qui participeras indirectement à leur renflouement en vertu de décisions prises en haut lieu. Ca s'est déjà vu. En revanche même si elles gagnent, c'est une fois de plus toi qui en pâtiras d'une autre manière. Figure-toi mon cher que les opérateurs sur ces bourses peuvent réaliser des gains inimaginables (plus-values et commissions) purement artificiels, n'étant pas la contrepartie d'un travail. De l'argent a donc été créé sans production équivalente d'un bien ou d'un service. Ca s'appelle de l'inflation. Pas prêteuse la fourmi du Nord et un tantinet opportuniste !!

Ainsi, tandis que bon nombre de petites fourmis comme toi, laborieuses et plus ou moins ignorantes de toutes ces pratiques, se crèvent au boulot, d'autres fourmis "de l'ombre" plus astucieuses, font fortune à partir de rien. Edifiant n'est-ce pas? Mais ce n'est pas terminé.

Jusqu'à présent je t'ai parlé de domaines particuliers. Aussi voudrais-je élargir ta vision à l'ensemble de la société. Là, ne dis pas que tu n'es au courant de rien. Tu te doutes de pas mal de choses, mais tu préfères te voiler la face parce que c'est plus confortable. Les politiques et les dirigeants de multinationales en sont bien conscients et tirent profit de cette mentalité de l'autruche largement répandue.

Tu veux du bonheur : ils vont t'en promettre. A défaut de bonheur qu'ils sont incapables de prodiguer - parce qu'en fin de compte le bonheur c'est en chacun d'entre nous, mais tu ne l'as pas encore compris - à défaut de bonheur, disais-je, ils vont te procurer du plaisir. Toi bien sûr tu marches à fond dans le système. Parce que "le plaisir immédiat à tout prix" c'est devenu ta devise.

Ils ont inventé une fabuleuse équation qui leur rapporte plein de fric : pouvoir de consommer égale jouissance égocentrique égale valeur de l'individu. Tu es persuadé de valoir quelque chose parce que tu possèdes beaucoup de biens matériels et en nombre supérieur au voisin. Alors ils te poussent à acheter, depuis l'appareillage hi-fi/vidéo jusqu'à l'électroménager à outrance, depuis le matériel informatique qu'il importe de détenir sous peine de passer pour un homme de Cro-Magnon jusqu'à la sacro-sainte auto qui doit être la plus confortable, la plus clinquante, la plus rapide. Bien entendu il faut absolument que tu jouisses du dernier modèle - important ça le dernier modèle. Ils vont par conséquent fabriquer des objets à durée de vie très courte - comme disent les spécialistes de marketing - des objets rapidement périmés au nom d'une inévitable évolution technologique propre à certains domaines. Dans d'autres secteurs qui progressent moins vite, ils vont produire des biens fragiles et irréparables, étudiés pour casser au bout de quelques années.

Tous ces objets, tu vas les trouver dans les grandes surfaces dont la puissance d'achat leur assure la maîtrise du marché et leur permet de dicter leurs volontés aux producteurs. En fait les distributeurs géants sont plus des financiers qu'autre chose. En achetant avec paiement différé mais en revendant au comptant auprès des particuliers, ils engrangent de fabuleux capitaux qu'ils placent dans les banques. Même déposées pour un ou deux mois, ces sommes énormes rapportent des intérêts phénoménaux. Bonjour l'inflation une fois de plus !

Toi pendant ce temps tu es conditionné à acheter (à crédit) de nouveaux engins dont on te persuade qu'ils sont mieux que les précédents. Autant de profits pour tout ce joli monde, et tant pis pour la planète si elle s'encombre de poubelles remplies d'épaves.

Si seulement ils se contentaient de salir la Terre, mais ils salissent également les cerveaux ! En t'instillant le principe selon lequel le plaisir c'est l'absence d'entraves. Haro sur la gêne. Dans la gêne il n'y a pas de plaisir. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau; souviens-toi du slogan "libérateur" de Mai 68 : "Il est interdit d'interdire". On a su l'exploiter celui-là ! Par contrecoup l'autre, ton plus proche voisin, apparaît soudain comme un perturbateur et un envahisseur.

Et puis dans le fond, toi-même, sous prétexte de t'émanciper pourquoi irais-tu travailler pour être chaque jour plus mal rémunéré, alors qu'il est si facile de se faire assister? Ah oui bien sûr, aux yeux des bonnes poires qui continuent d’œuvrer consciencieusement (ça existe encore ce mot-là ! ), tu passeras pour un parasite et tu apporteras de l'eau au moulin de ceux qui considèrent les autres comme des gêneurs.

Et puis dis-moi franchement, les enfants qu'est-ce que tu en penses? C'est enquiquinant un gosse, mignon à la rigueur quand c'est tout petit (une poupée vivante quoi ! ), mais après... Après, pour t'en débarrasser tu le fiches le plus tôt possible en collectivité : garderie, maternelle, école, centre de loisirs, colonie de vacances et j'en passe. Etonne-toi si plus tard le gamin, quelque peu déboussolé parce que frustré en permanence de repères, de quiétude et d'amour, crache à la figure des adultes !

Oh oui je sais, toi tu es vertueux, tu vas quotidiennement à ton boulot dont tu acceptes qu'il te mange la vie, tu ne t'es pas débarrassé volontiers de ta progéniture, mais ta femme est "obligée" de travailler pour apporter un salaire de plus à la maison afin de payer vos traites de consommateurs doués.

Alors pour soigner tes enfants perturbés, on fait appel à des troupes d'éducateurs spécialisés, de psychologues scolaires, de psychosociologues, de spécialistes en dyslexie, en orthophonie, en motricité sensorielle, de pédopsychiatres, d'assistants en ceci, d'auxiliaires en cela... Ma foi cela a au moins le mérite de créer des emplois et de faire circuler l'argent car ces gens-là ne sont pas bassement payés.

Mais ceci était un aparté. Revenons à notre plaisir sans entrave. Ainsi, en fustigeant la gêne et en distillant l'intolérance, en suscitant des querelles de voisinage et des conflits sociaux, on prépare la prochaine. N'est-ce pas voulu en haut-lieu? Après tout il y a trop de population et les marchands de canons n'attendent qu'une nouvelle occasion de se faire du pognon...

Enfin, pour finir en apothéose ce chapitre sur la pollution des cerveaux par la recherche effrénée du plaisir, je ne puis passer sous silence l'univers de l'audiovisuel. As-tu déjà contemplé une tour d'habitation la nuit? C'est sidérant. Il y a une multitude de fenêtres superposées, allumées ou parcourues de lueurs fugitives, correspondant toutes au salon où trône immanquablement dans le même recoin - parce que les prises sont situées au même endroit - la déesse télévision. Grâce à cette petite boîte magique, pour te faire plaisir - et tu en redemandes petit vilain - toi et tes anonymes voisins êtes abreuvés de sexe, de violence, d'exhibitionnisme. Je m'attarderai sur le troisième terme de ce triptyque.

L'exhibitionnisme c'est selon moi, cette faculté qu'ont bien des intervenants à la télé de parler d'eux-mêmes ou de faire parler les autres, au cours d'interviews ou de tables rondes sur des sujets futiles. Au cours de ces émissions, ils ont l'art de transformer le quotidien en extraordinaire. Un fait banal pour le commun des mortels, mais raconté par une célébrité, prend miraculeusement l'allure d'une chose inhabituelle, voire surnaturelle.

L'exhibitionnisme c'est également la caractéristique de cette sorte de programme voyeuriste dénommé la téléréalité. Elle envahit insidieusement les reportages dont la véracité peut finalement être mise en cause. Dans le cas des émissions de divertissement, des dizaines de caméras dévoilent impudiquement et en permanence les mœurs de candidats volontaires pour vivre temporairement en résidence commune et forcée. Il s'agit en fait d'une compétition dont le couple gagnant aura été le plus osé et le plus extraverti. Ce n'est pas le talent qui est primé mais la propension à l'artifice. Ca te gênerait d'en prendre conscience, et puis de toute façon tu as perdu tout sens du jugement et toute référence depuis longtemps. Je ne parle pas de toi particulièrement mais de la majorité de tes contemporains. Ceux par contre qui manipulent ces émissions, ils connaissent ta demande, ils l'assouvissent, ils pulvérisent des records d'audimat et de retombées financières qui en découlent...

Je suis très heureux d'avoir pu converser avec toi. Cela m'a fait jubiler de pouvoir, en tant que détenteur de grandes vérités, t'initier même si tu n'as pas tout compris. N'imagine surtout pas que j'ai voulu jouer au moralisateur car tous les "acteurs dans l'ombre" dont je viens de te parler sont - tu l'auras deviné - mes complices. Cela restera entre nous n'est-ce pas? Je compte jusqu'à trois et voilà, tu es réveillé mais tu as tout oublié. En fait comme la plupart de tes semblables, tu vis inconsciemment pour notre plus grande satisfaction...

Continuez tous de dormir : nous veillons sur vous...

Et vous mon cher ami, (amnésique involontaire), vous allez bénéficier de ma sollicitude. Vous pouvez de nouveau vous lever. Je vais vous raccompagner, non, non, ne me remerciez pas, c'est un plaisir...

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L'air frais du matin m'éveilla. J'étais recroquevillé sous un porche, à l'angle de la rue Anatole France. Soleil brillant, ciel bleu, passants étonnés ou narquois devant mon attitude de clochard habillé chic. Que faisais-je donc là?

Mon esprit était aussi embrumé que la rue quelques heures (ou quelques jours?) auparavant. Je me souvins cependant de l'adresse et m'y rendis le plus vite que mes jambes me le permettaient. Au n° 666 se tient un square de quartier abritant en son milieu la statue de l'écrivain. Le bac à sable attend les enfants...
(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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