Le passage

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Ce soir, Dominique, 13 ans, s'ennuie et allume son ordinateur. Nous sommes le 31 décembre 1999, à 23H55. Les cinq dernières minutes du millénaire restent encore à s'écouler avant le basculement dans le nouveau millésime. Un "deux" au compteur des années à la place du "un" qui part à la retraite, suivi de trois zéros, tout ronds, tout nets, tout propres, tout neufs comme cette ère qui va débuter et fait fantasmer tant de monde. Au fait est-ce le vingt-et-unième siècle qui commence ou sommes-nous dans le précédent pour encore trois- cent-soixante-six jours?

De tout cela, Dominique n'a cure. Les yeux rivés sur l'écran, il préfère se passionner pour ce qu'il estime être de vrais problèmes et considère avec un certain dédain les "billevesées de la gent populaire", selon son expression favorite. Changement d'année? Changement de siècle? En quoi cela va-t-il modifier l'univers et l'orbite de la Terre qui, imperturbablement, continuera sa course autour du Soleil et se fiche bien éperdument des conventions humaines!... Un tel langage peut ne pas laisser de s'étonner dans la bouche d'un jeune garçon. Il faut dire que Dominique est terriblement mûr par certains côtés, surdoué comme l'on chuchote dans son entourage ce qui ne manque pas d'irriter le jeune adolescent qui, lui, ne veut pas en entendre parler.

Poussant l'introversion à un degré extrême, il a conscience de ses atouts et de ses faiblesses. Il se sent d'ailleurs davantage enclin à examiner ces dernières. Il n'a pas une très bonne opinion de lui-même.

Alors pour se fuir et fuir le monde superficiel qui l'environne, il aime bien se réfugier devant l'écran blafard de son ordinateur, porte ouverte sur un univers imaginaire.

De l'extérieur, lui parviennent à peine les rumeurs de la vie qu'il a rejetée. Dans la petite sous-préfecture ont été organisés des bals et un défilé costumé. Les flonflons de fanfare se mélangent aux cris de liesse forcée de la population. Guirlandes enluminées parsèment places et rues. Un feu d'artifice est prévu place de la Mairie. De cela non plus, Dominique n'a que faire.

Sa passion c'est le cheminement intellectuel, la recherche et la solution de problèmes mathématiques. Et son ordinateur l'aide bien en cela. Il a toujours été ainsi, Dominique, éveillé aux grandes interrogations de la nature et posant des questions agaçantes auxquelles les adultes n'ont pas toujours su répondre.

Il s'est acquis une solide connaissance en physique en compulsant des ouvrages à la bibliothèque municipale. Il en a même achetés pour se constituer une documentation personnelle.

Il s'est également acquis une fâcheuse réputation de doux rêveur. L'un de ses congénères de classe, fier de sa phraséologie, lui a attribué le sobriquet de "Sélénite", celui qui est souvent dans la Lune.

Ce soir, les parents de Dominique sont sortis participer aux réjouissances nocturnes de la cité. Lui a préféré rester dans l'appartement, et après avoir vu un vague feuilleton à la télé, vient d'allumer l'ordinateur.

En fait, l'on devrait dire les ordinateurs, car la chambre est truffée d'engins électroniques dans un enchevêtrement de câbles qui décourage sa mère lors de ses tentatives de ménage! En dehors du lit qui apparaît comme le seul havre de détente, le reste de la pièce est encombré de livres - certains s'empilent au sol - et d'un vaste plan de travail. C'est là que Dominique pianote, écrit, rature, calcule, s'enthousiasme, se fatigue. C'est là qu'il "phosphore"...

Les cinq dernières minutes de l'année. N'est-ce pas dans celles-ci que l'on trouve la solution de l'énigme? Dominique sourit en songeant à cette ancienne émission de télé dont on lui a parlé. Va-t-il enfin décrypter ce problème qui l'obsède depuis trois semaines? Allons au travail...

Il s'y met si bien que la chambre, refuge bienveillant du jeune savant, semble se faire plus petite. Comme pour mieux protéger son occupant. Nul bruit dans la maison. Les voisins ont l'air d'être évaporés. Pas un craquement de meuble, un chuintement de tuyauterie. Seul le ronronnement rassurant des PC rompt le silence, de même que le cliquetis des claviers et l'imperceptible glissement du stylo sur le bloc-notes. Atmosphère et temps suspendus...

Une torpeur envahit la pièce. L'ensemble du mobilier et les murs prennent une consistance inaccoutumée dans l'air chargé d'électricité. Au milieu de cet apparent sommeil, l'exaltation cérébrale de Dominique, infatigable travailleur, est à son comble. Il ne ressent pas l'épuisement. Un magnétisme étrange le soutient, au-delà de ses ressources physiques et mentales. Il éteint ses PC secondaires et ne laisse à l’œuvre que l'ordinateur le plus puissant. Deux entités collaborent, une machine et un être humain, dans une quête paroxysmique de la solution.


Les parents de Dominique sont rentrés tardivement et n'ont pas remarqué le rais de lumière à la porte de la chambre du fils. Grisés de leur soirée, ils sont allés se coucher mais ne dormiront pas beaucoup cette nuit. Enervement contagieux?

Le jour pointe; une aube triste dissout lentement le néant.

Dominique s'étire, se redresse, s'étire de nouveau. Il se dirige vers la fenêtre et ouvre les battants pour respirer le jour nouveau. Il se penche et sent une résistance. Son front bute contre un obstacle invisible; un panneau transparent semble occulter l'ouverture. Rêve-t-il tout éveillé? Il vient pourtant de reconnaître en bas de la place voisine les balayeurs municipaux. Mais curieusement, pas un bruit. Ni des rares automobiles, ni des quelques noctambules attardés ou des employés matinaux, encore moins de la ville d'habitude perpétuellement plongée dans une indéfinissable rumeur.

De plus en plus étonné, Dominique se précipite vers la porte. Il l'ouvre et constate la même impossibilité de la franchir. Un barrage invisible semblable à celui de la fenêtre s'oppose à son passage. Et cependant il voit le couloir à portée de main avec au fond, le portemanteau du vestibule et la tablette du téléphone. En premier plan la porte de la chambre de ses parents et, de part et d'autre les sous-verre de ses aïeuls. Au plafond la suspension pareille à elle-même. Rien n'est changé. Que se passe-t-il? Est-ce une plaisanterie? De mauvais goût et inquiétante en tout cas!

Soudain la porte de la salle de bain s'efface et son père rasé de frais se dirige vers lui pour entrer dans le salon.

"Papa!" crie Dominique, mais celui-ci n'entend pas, ne le voit pas, ne fait pas attention à lui. "Papa! Papa!" redouble Dominique en tambourinant rageusement contre l'obstacle. Rien n'y fait. Son père pénètre dans la pièce voisine.

Alors Dominique frappe convulsivement et essaie de détruire la mystérieuse paroi de verre qui n'en est pas. Aucune douleur aux poings, mais aucune faille non plus chez l'adversaire. "Si c'est une farce, elle n'est pas drôle!" clame-t-il, mais qui l'aurait faite? pourquoi, et surtout comment?

Une peur indicible l'envahit; un fluide glacé monte de ses jambes tandis que son crâne surchauffé résonne des coups de boutoir du cœur paniqué.

Le garçon retourne instinctivement vers le moniteur et se fige en voyant l'heure de l'horloge interne. Il ne comprend plus par peur de trop bien comprendre...

Les chiffres s'alignent: 23 heures, 59 minutes, 59 secondes, 99999999.../10( à la puissance 80). Il réalise qu'au lieu de
sauter le pas à zéro heure, l'horloge, une fois arrivée à 59 secondes neuf dixièmes, est passée aux centièmes de seconde: quatre-vingt-dix centièmes, quatre-vingt-onze, douze... quatre-vingt-dix-neuf centièmes. Puis les millièmes pour culminer une fois de plus à neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf millièmes, puis buter et recommencer avec les dix millièmes, et ainsi de suite, l'écart séparant de zéro heure devenant de plus en plus infime mais jamais nul dans un diabolique schéma asymptotique.

Infortuné Dominique! Prisonnier de son univers! Le temps est plafonné ce soir (ou ce matin?), stupidement compté en divisions imprononçables de seconde de l'ordre de 10 à la puissance quatre-vingt!

Insoutenable, un immense cri de détresse déchire la chambre...

Copyright Jean-Michel Cagnon Juillet 2002

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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