Aventures ferroviaires

 

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Le train a toujours exercé sur moi une fascination. Encore qu'aujourd'hui, avec l'âge et le désenchantement cela se perçoive moins. Peut-être est-ce également dû au fait que les chemins de fer ont perdu une part de poésie.

Toujours est-il que dès ma plus tendre enfance, le spectacle d'un convoi ferroviaire me faisait tout oublier. La terre entière aurait pu s'écrouler que je ne m'en serais pas aperçu.

Cela fait soixante dix ans que j'existe et les choses ont bien changé. De même que les trains. Et pas en mieux. Oh certes ils filent plus vite mais ils ne sont plus toujours à l'heure: "Veuillez nous excuser de notre retâââârd !!" entend-on souvent sur les quais, débité par une suave voix féminine. Alors qu'autrefois "faire l'heure" était une profession de foi pour les gens du chemin de fer.

Et puis de nos jours les trains sont laids, surtout les TGV avec leur air d'avion au rabais, amputé de ses ailes. Un train ça? ne me faites pas rire. C'est pratique mais ça n'a pas de charme: vous êtes sur une autoroute ferroviaire, complètement isolé du paysage environnant.

Ensuite l'agencement des voitures (TGV ou autres) apparaît fonctionnel, glacial, impersonnel; c'est bien le reflet de notre époque. Adieu les matériaux nobles, les miroirs de courtoisie, les patères en laiton, les lampes tulipe, les photographies décoratives, les garnitures brodées des appuie-tête, la moquette omniprésente. Depuis les années 70 on a supprimé peu à peu tout cela pour concevoir un univers de néon, de plastique, de simili-cuir, de formica. Allez j'admets qu'aujourd'hui des efforts ont été entrepris pour adopter un design plus chaleureux, mais tout de même ça demeure triste. J'y reviendrai plus loin.

Enfin les trains sont sales. Indépendamment de l'incivisme imbécile de certains usagers qui détériorent le matériel roulant (tags, vitres rayées, sièges crevés, toilettes porcherie), il s'avère que la SNCF entretient insuffisamment ses rames aux caisses empoussiérées et aux vitrages opacifiés par la persistance des aléas météo.

On me rétorquera que du temps de la vapeur, il était de notoriété qu'à l'issue d'un voyage tout usager était "noirci" de la tête aux pieds par le charbon. C'est vrai mais c'était inévitable, intrinsèquement lié aux caractéristiques du moyen de transport. Alors qu'à l'heure actuelle, avec les machines électriques ou diesel, le train devrait se révéler propre par principe. "P.M.F pourrait mieux faire" ai-je souvent envie de dire aux gens du chemin de fer.

Bon, allez j'ai lâché pas mal de fiel. Stop! renversons la vapeur et parlons de tout ce qu'il y a de beau dans le train. Seulement là, et pour ce qui me concerne, il va falloir m'accompagner, si vous voulez bien, pour remonter quelques décennies en arrière. Voilà nous y sommes: au tout début je suis un enfant, le calendrier se positionne entre les années 1950 et 60. Voici des locomotives à vapeur que j'affectionne mais que je trouve aussi parfois vieillottes et polluantes. Je tourne alors mon regard vers les trains modernes tractés par de glorieuses électriques ou de plus discrètes diesel. Je suis à Paris, sur un pont routier enjambant un extraordinaire faisceau de voies à l'approche d'une gare. Devant et au-dessous de moi, circulent en tous sens d'innombrables convois à la manière d'un fabuleux réseau miniature.

Mais ici, ils sont bien réels, m'affolant les yeux et me virevoltant la tête. Il y a par ci par là quelques vaillantes machines au charbon, encore fières et hautaines, lesquelles m'obligent à reculer en passant sous moi et en crachant leurs panaches de fumée. Puis-je reconnaître une Mountain 241P, la dernière locomotive fabriquée après guerre (remarquable descendante de la 241C PLM), presque aussi puissante qu'une motrice électrique? N'y a-t-il pas là-bas une des célèbres Pacific 231 ou encore une Mikado 141R? Et peut-être ai-je eu la chance, sans m'en rendre compte, de côtoyer l'unique Baltic 232U1 conçue par l'ingénieur Marc de Caso, ou encore la sensationnelle Niagara 242A1, la machine la plus puissante d'Europe, chef d'oeuvre du génial thermodynamicien André Chapelon?

J'aperçois également de timides machines diesel travaillant en double traction du fait de leur puissance limitée. Il s'agit de  BB 63000 ou 66000 avec leur unique cabine de conduite au milieu de deux capots d'inégale longueur, le plus court à l'arrière. Ce sont de robustes mécaniques mais à cette époque, le diesel sur les trains n'a pas atteint le degré de technicité qu'il acquerra ultérieurement et lui permettra de produire des engins aussi performants sinon plus que les locos à vapeur.

Enfin, enfin, voici en tous points du réseau, plus superbes les unes que les autres, symboles éminents du modernisme, les locomotives électriques, discrètes malgré leur légendaire puissance. Leur carrosserie les rend plus faciles à reconnaître que les vapeurs. Dominant la scène, je découvre les vénérables 2D2 9100 parées de leurs élégants bandeaux argentés aux extrémités des caisses, de même que les vedettes du moment, les CC7100 dont la couleur vert émeraude tranche élégamment sur le vert foncé dominant des autres matériels roulants. Je cherche en vain la fameuse CC7107 qui a filé à 330 km/h en 1955, pas plus que je ne verrai sa consoeur aussi rapide, l'inoubliable BB9004. En parlant des BB, voici les toutes nouvelles 9200 aux vitrages panoramiques, dont l'une tirera plus tard le Capitole sur la ligne Paris/Toulouse. Toutes ces splendides "bêtes" tractent des rames voyageurs au sein desquelles apparaissent çà et là de belles voitures "Inox".

Quant aux interminables et impressionnants trains de marchandises, ceux-ci ont à leur tête de laborieuses et méritantes BB8100, peu élégantes - il faut bien l'admettre - dans leur courtaude carrosserie proche de la boîte à chaussures. Mais il y a aussi des BB12000 et des CC14000, imposantes en longueur avec leurs capots qui n'en finissent pas, symétriquement disposés de part et d'autre du poste de conduite.

En relatant tous ces souvenirs, je suis bien conscient de ne pas tout à fait accrocher à la réalité et d'idéaliser cette scène. En effet, à l'âge que j'avais, je n'étais pas capable de reconnaître toutes les locomotives citées compte tenu de mes faibles connaissances en la matière. D'autre part il n'est pas certain que les motrices électriques aient pu toutes voisiner à cause des différents voltages utilisés selon les régions pour les alimenter. Les machines à venir dites polyvalentes telles que les CC40100, les Astride, les Sybic, capables de s'adapter à tous les courants, étaient un concept inconnu à l'époque. Mais qu'importe, l'enchantement n'en était pas moins...

Le chemin de fer demeura longtemps pour moi pourvoyeur de magie. Je me sens très proche de Henri Vincenot et de son récit "Mémoires d'un enfant du rail". Lui est cependant beaucoup plus pragmatique et pratique. Monter dans un train me donnait la sensation, enfant et même adolescent,, d'embarquer pour un voyage singulier, une expédition dans un environnement inhabituel et fabuleux, à la limite du fantastique. J'oserais presque dire qu'un décollage interplanétaire - parfaitement sécurisé, cela va de soi - ne m'aurait pas davantage exalté.

Je me souviens de ce départ en gare de Rabat-Ville dans les années 50, j'avais environ 5 ou 6 ans. Le train à l'arrêt, j'observais les ouvrages d'art en pierre de taille destinés à protéger les voies situées en déblai. Les hautes parois du ravin étaient étayées par ces maçonneries à arcatures qui n'auraient rien eu à envier aux cathédrales les plus audacieuses. Cependant je me lassais à la longue de l'immobilité du convoi et attendais impatiemment qu'il consente à démarrer. "Quand est-ce qu'on s'en va?" demandais-je, sans obtenir une réponse précise de la part des "grands".

Enfin le train se mouvait... imperceptiblement, comme un matou s'étirant au terme d'un long somme. Progressivement la vitesse croissait, de même que la fréquence du fameux "Tacatac" provoqué par le passage des roues sur les séparations des rails. Ces derniers n'étaient pas soudés comme aujourd'hui en de longues sections, et je me prends à regretter cette mélodie des rails remplacée de nos jours par un chuintement monotone. "Tacatac" complété de temps en temps par "Tacatacatac!", sonore et surprenant, quand les wagons abordaient un aiguillage... Une petite inquiétude inattendue, vite dissipée... le régal enfantin d'avoir peur sans raison...

On raconte qu'un compositeur espagnol se déplaçant en chemin de fer, sensible au "Tacatac", posa ainsi les fondements d'une de ses futures oeuvres rythmées. Pourquoi pas? Je l'imagine volontiers.

Un autre objet de fascination consistait en l'inévitable présence des fils électriques régulièrement soutenus par les poteaux, sympathiques compagnons de balisage. Contrairement aux potences actuelles supportant un câble grossier et unique, les poteaux d'alors ressemblaient à de nobles candélabres, parés de multiples lampes qu'étaient les isolateurs en verre. A chacun d'entre eux, délicatement recourbé, s'attachait un fil léger, ténu comme un cheveu d'ange. Plus les isolateurs étaient nombreux, mieux était fournie cette ondoyante mèche chevelue, se rapprochant ou s'éloignant de ma fenêtre, sans jamais s'interrompre, soumise aux positionnements variés des pylônes  le long de la voie. Car ceux-ci ne se ressemblaient jamais et contribuaient à rendre encore plus sinueux le déroulement infini de la chevelure.

 Cette dernière s'épaississait ou s'amenuisait au passage d'un aiguillage, selon la façon dont il était abordé, présidant à la réunion ou au dédoublement des rails.

Enfantin tout cela? Peut-être... sûrement quand un adulte raconte avec force détails ces divertissements de jadis... Mais sort-on entièrement de son enfance? Ces amusements en question étaient, reconnaissons-le, un procédé pour fuir l'ennui, lequel s'immisçait parfois.

Effectivement je finissais à la longue par me lasser de cette abondance capillaire. Alors je me tournais vers les paysages qui avaient déjà retenu mon attention depuis le départ. C'était merveilleux de les voir évoluer sans cesse depuis ma vitre, à l'inverse d'une bête fenêtre d'appartement déversant toujours la même image. Paysages urbains aux abords des gares, ou campagnards, de plaine ou de montagne, s'exposant sur une gigantesque scène, en plongée ou en contre-plongée. Le spectacle paraissait inépuisable. Lors d'un départ en fin de journée, l'éclairage crépusculaire confortait la magie. Aujourd'hui, revivant une pareille situation, je songerais instantanément aux tableaux surréalistes de Paul Delvaux.

Je me rappelle ce commencement de voyage à la tombée de la nuit, mon père, mon frère et moi-même jeune gamin, debout tous trois dans le couloir. Eloignement de la gare, diminution petit à petit du faisceau de voies, déambulement le long de bâtiments industriels aux fenêtres furtivement éclairées et aux soubassements noircis de crasse, alternance de zones lumineuses et obscures, rares silhouettes humaines, rames de wagons immobilisés et puis au terme d'un patient cheminement une seule voie parallèle à la nôtre. Nous traversons maintenant des quartiers de banlieue anonyme, çà et là une boutique signalée par une enseigne falote, des passants attardés, un square à la verdure grisée par la nuit, un pont routier où traîne un semi-remorque... le noir total: nous sommes entrés sous un tunnel dans un fracas assourdissant. Frustration due à la vision interrompue comme si la pellicule du film s'était cassée. Fin de l'entracte: nous ressortons du tunnel et roulons à présent dans la campagne baignant dans un bleu cendré ponctué d'épingles lumineuses: les étoiles humaines qui accompagnent leurs soeurs célestes. Nous percevons à peine ces dernières à cause du reflet de la vitre.

Tout au long de cette traversée banale, j'ai commenté les éléments du paysage  - oh! vous avez vu... -  recevant de brefs et gentils commentaires des "aînés". Plaisir du partage de mon émerveillement. Le mot est lâché: oui le train m'a rendu fabuleux un spectacle sans grand caractère. Parce que je suis emporté de nuit vers une destination inconnue, parce que le "Tacatac" m'asticote la plante des pieds et surtout parce que je découvre fugacement des pays dans une ambiance mystérieuse et sous un angle inhabituel. Angle inhabituel parce que je les domine ces pays, depuis le cocon protecteur du couloir chaudement éclairé. Ma fenêtre est une vitrine de Noël sans cesse renouvelée où défilent des myriades de joujoux dont je crois disposer à ma guise.

De temps en temps, je me retourne vers ma mère assise dans le compartiment, absorbée par une lecture. Je croise le regard bienveillant des passagers, amusés par mes bavardages... Voilà c'est tout bête et à la fois inoubliable.

Inoubliable aussi l'embiellement des locomotives à vapeur. Les cheminots ont souvent comparé leur machine à une dame aux humeurs changeantes ou au tempérament plus ou moins affirmé. Je ne vais pas reparler de la fascination, maintes fois décrite, exercée par une locomotive: ça respire, ça chuinte, ça peine dans l'effort, ça s'exalte et ça exhale, ça crie de plaisir et ça chante victorieusement à pleine vitesse. Et que dire du légendaire "Po-po-po-Pôh!" de toute la mécanique, sans cesse repris lors des démarrages laborieux... Je pense à ce sujet aux trains à vapeur espagnols, dont beaucoup de modèles avaient des allures de tortillards, munis de petites locomotives disproportionnées par rapport à la taille des wagons.

Les variations musicales du sifflet participent à la fête, tantôt stridentes et prolongées, tantôt avertissantes et brèves. Regardez pour mémoire des scènes extraites du film "Un soir un train" de André Delvaux, ou encore du "Docteur Jivago" de David Lean. Une machine au charbon, c'est réellement vivant!

J'ajoute que la vision d'une barre d'accouplement (!) a quelque chose de terriblement sensuel avec son mouvement de va-et-vient permanent, surtout lorsque celui-ci s'exerce au sein de nuées de vapeur.

Nul doute que je ne voyais pas ainsi les choses étant enfant. Mais l'arrivée d'un train en gare m'impressionnait toujours: le chahut vociférant de la machine me forçait à reculer, la vapeur auréolait de mystère la noble dame, les fameuses barres unissant toutes les roues motrices ne cessaient pas leur balancement hypnotisant. J'aurais voulu pouvoir exercer un travelling et accompagner la locomotive...

Suivaient les voitures voyageurs. J'en ai connu toutes sortes. A bogies ou à trois essieux, munies ou pas de compartiments, de première, seconde ou troisième classe, avec la caisse en bois ou en bois tôlé pour les plus anciennes, et en acier riveté ou soudé pour les plus récentes. Dans ma jeunesse, la plupart des voitures en acier étaient uniformément peintes en vert foncé. Cela manquait de fantaisie, surtout lorsqu'un train croisait un autorail avec sa livrée rouge et crème. Ma foi c'était dans l'ordre des choses et je trouvais même à la vue d'une rame voyageurs une élégante discrétion.

Il y avait bien sûr des variations dans les aménagements intérieurs. J'étais séduit par le mobilier qui possédait une esthétique propre aux chemins de fer, un peu comme celui des paquebots avait la sienne. Je ne vais pas entrer dans un inventaire qui fatiguerait le lecteur; aussi m'attarderai-je sur quelques éléments. Pour commencer les fauteuils. En première classe, univers cocooné, ils étaient six par compartiment, en cuir grenat, spacieux et moelleux. Les repose-tête étaient garnis d'une étoffe blanche en dentelle au logo de la SNCF, raffinement suprême! En seconde classe huit fauteuils par compartiment en skaï vert foncé. Quant à la troisième, celle-ci se réservait les banquettes en bois, garnies dans le meilleur des cas d'un coussin en cuir clouté. C'était un peu sommaire mais j'imagine que les générations populaires précédentes qui avaient vécu le passage de la diligence au train avaient dû considérer ces banquettes comme le must du confort!

J'ai tout à l'heure fait allusion à l'esthétique du mobilier; j'y reviens. Les porte-manteau en laiton chromé à l'encombrement minimum grâce à leur courbe miniaturisée, la tablette amovible en bois épais située sous la fenêtre, les lampes tulipe complétées par la veilleuse bleue, les cadres photo noir et blanc représentant la France typique régionale (des clichés de pro avec des ciels ennuagés fort bien travaillés), les accoudoirs et les rideaux dans de multiples présentations... tout cela vous affichait un air avenant incitant à de longs périples réels ou rêvés.

On ne connaissait pas la climatisation à l'époque et la vitre pouvait être descendue, ce qui obligeait à une certaine vigilance en traction vapeur lors de l'entrée dans un tunnel. On devine pourquoi... La disposition des fenêtres était un indicateur de l'ancienneté des voitures. Certaines avaient trois vitres par compartiment, celle du milieu munie d'une portière autorisant une descente ou une montée rapide des voyageurs, à l'instar des métros. Les voitures plus récentes étaient dotées d'une large et unique fenêtre, disposition perpétuée de nos jours. Entre les époques "trois fenêtres" et "une fenêtre", il y eut une période transitoire avec deux fenêtres qui ont équipé pas mal de wagons aux rivets apparents: je les aime bien ceux-là avec leurs soufflets proéminents et leurs grands marche-pied encadrés de mains montoires opulentes. Nostalgie quand tu nous tiens...

Cependant, je vais étonner mes lecteurs: les plus belles voitures voyageurs que j'aie jamais vues sont celles du Maroc des années 50. Leur caisse était en bois et ne payait pas de mine, le matériau irrégulièrement entretenu ayant viré de la couleur d'origine au gris sale. En revanche à l'intérieur, c'était un palace roulant d'une noblesse indéniable grâce à ce fameux bois verni garnissant toutes les cloisons. Dans une première classe on retrouvait tout l'aménagement d'une voiture SNCF (seule différence, les dentelles des repose-tête étaient brodées au sigle des CFM, Chemins de Fer Marocains). Mais en outre, le mobilier et ses accessoires siégeait dans un écrin de boiseries chaleureuses et éternellement propres. Bien sûr cela n'arrivait pas au niveau des marqueteries de l'Orient-Express, dans lequel d'ailleurs je ne suis jamais monté... Je me souviens vaguement avoir entraperçu de nuit sur un quai des voitures-lits cossues d'un beau bleu sombre, de la CIWL (Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens). Leurs portes d'accès incitaient à une fugue à l'intérieur, avec leur vaste vitre ovale laissant suggérer un aménagement luxueux et lumineux.

Pour finir sur le confort des wagons, je voudrais citer un type de voiture-lits des années 70/80, utilisée dans les trains de nuit entre Marseille et Paris. Mes moyens financiers de jadis me permirent d'emprunter épisodiquement ce matériel, inox, nervuré comme la 2cv Citroën. Seul point commun avec la petite auto, car l'intérieur en première classe me faisait fantasmer et me consolait de quitter Marseille: accueil par un groom, vous menant à vos "appartements", vous assurant de son entière disponibilité et vous demandant l'heure à laquelle vous souhaitiez être réveillé.

L'appartement ainsi dénommé méritait cette appellation. Un espace salon devant la fenêtre avec fauteuil individuel, un cabinet de toilette logé dans le cloisonnement garni de multiples placards et tiroirs et un lit - un vrai - équipé de draps, oreiller et couvertures. L'ensemble était fonctionnel, un peu glacial parce que métallique et plastifié, mais extrêmement confortable. Je ne souhaitais pas que l'aube arrivât trop tôt, signifiant les retrouvailles avec la froidure du quai matinal.

Magie du train, écrivais-je... oui mais pas pour tout le monde et pas dans tous les domaines... Dans les voitures voyageurs, côté cabinet de toilette, celui-ci logé sur le bogie s'avérait terriblement bruyant et inquiétant pour un enfant; sale de surcroît mais ce problème demeure car les gens se comportent toujours comme de vrais cochons. Côté nourriture, la voiture restaurant coûtait cher. Par ailleurs la formule économique du sandwich jambon-beurre - qualifié par le commun des mortels "sandwich SNCF" - sous-entendait à juste titre une qualité médiocre. Je m'arrête à ces deux exemples pour me tourner maintenant vers l'aspect professionnel.

Du temps de la vapeur, deux emplois "prestigieux" existaient dans la pensée du public et subsistent dans la mémoire collective de ceux qui ont connu cette époque. Je veux parler du mécanicien et du chauffeur, responsables de la marche de la locomotive. Ce couple indissociable était affecté à une machine en particulier. Il s'appliquait à entretenir parfaitement celle-ci. C'était leur fierté à tous deux. Cette pratique a duré jusqu'à l'après-guerre, à laquelle succéda la "banalisation", procédure venue des USA et qui consiste à nommer n'importe quel employé sur n'importe quelle locomotive. Elle perdure aujourd'hui.

Le mécanicien et le chauffeur avaient donc à coeur de bichonner leur mécanique. Du soin porté à celle-ci - graissage, nettoyage, décendrement... - dépendait en partie la possibilité de "faire l'heure" et de réduire le plus possible la consommation de charbon et d'eau.

Le "commandant du navire" était le mécanicien. Son second était le chauffeur essentiellement chargé de l'approvisionnement régulier en combustible et de la pression de la vapeur. Mon grand-père maternel, que je n'ai jamais connu étant venu au monde après son décès, était mécanicien au dépôt de Clermont-Ferrand. J'ai toujours été frustré qu'il n'ait pu me parler de sa profession. J'en ai appris indirectement à la lecture d'ouvrages. Métier certes passionnant mais ô combien usant (idem pour le chauffeur) par ses sollicitations physiques: horaires de jour ou de nuit faisant passer au second plan la vie familiale, empoisonnement progressif des poumons envahis par les poussières de charbon, stationnement permanent dans une cabine de conduite bruyante, brûlante par devant à cause du foyer mais glaciale à l'arrière, surveillance constante des signaux par tous temps avec une visibilité réduite du fait de la situation proéminente de la chaudière, etc...

Néanmoins le commandant et son second n'auraient pour rien lâché leur boulot. Henri Vincenot le laisse très bien entendre. Il s'agissait en fait d'un couple à trois avec leur locomotive, laquelle s'avérait un vrai bijou par ses techniques perfectionnées: compoundage, surchauffe, échappement... Les machines (Mikado 141R) livrées par les Etats-Unis à partir de 1945 pour aider à reconstruire la France, étaient très solides mais plus rudimentaires, donc nécessitant moins d'entretien minutieux. De là peut s'expliquer en partie la banalisation....

Petite anecdote finale. Mon grand-père passait souvent en tête de son train devant la maison familiale, Cité Geoffroy rue de la Rotonde. Il donnait alors un coup de sifflet pour se faire reconnaître des siens. Quand elles jouaient à l'extérieur, ses filles lui faisaient signe de la main. Je voudrais avoir pu être témoin de cette scène.

Je ne puis passer en revue tous les métiers du PLM et de la SNCF. J'en retiens deux qui ont frappé mon esprit et je prie les cheminots de m'excuser si je ne les dénomme pas correctement.

Le premier, c'était le "cogneur de roues" chargé sur le quai le long d'un convoi à l'arrêt, de sonder les roues en les frappant avec une masse pour s'assurer qu'elles "sonnaient" bien et qu'elles n'étaient pas fêlées. De cet examen dépendait la sécurité des wagons et le cogneur avait intérêt à posséder une bonne oreille. C'était une lourde responsabilité.

Le second emploi - complètement délirant je m'empresse de le dire - c'était le "saboteur". Il exerçait dans les gares de triage, en contrebas des buttes de débranchement, où dévalent les wagons livrés à eux-mêmes par la gravité pour être aiguillés sur telle ou telle voie. Pour éviter au wagon de s'emballer, il fallait le "saboter", c'est-à-dire le ralentir en posant un sabot à même le rail et sur lequel montait une roue qui était automatiquement freinée. Il fallait avoir le coup. Saboter trop tôt revenait à immobiliser le wagon prématurément. Saboter trop tard signifiait que le wagon allait cogner trop fort la rame à laquelle il était destiné (Baoum! Bonjour les dégâts sur la marchandise transportée).

Je fais appel à l'imagination du lecteur pour se représenter le saboteur, appréciant la masse et la vitesse du wagon, posant son outil sur le rail et s'esquivant juste à temps. J'ignore comment il récupérait son sabot et de quelle manière il était informé de la voie sur laquelle allait circuler le prochain wagon. Il était ainsi obligé de sautiller de rail en rail pour se positionner sur la bonne voie. Et ceci quelle que soit la météo, et de jour comme de nuit!

Ce métier a disparu avec la mise en place sur les rails des freins automatiques mais j'ai eu l'occasion de le voir encore exercer dans les années 70 lors d'un stage effectué en gare de Marseille-Arenc. C'était en nocturne et j'ai eu la possibilité d'assister à un spectacle peu commun où évoluaient dans un silence relatif des masses fantomatiques aux tampons tueurs autour desquelles s'affairaient des insectes minuscules!

C'est au cours de ce stage que j'eus l'opportunité de me déplacer brièvement dans le poste de conduite d'un locotracteur diesel. Ultérieurement je découvris la cabine de pilotage à l'avant d'une rame automotrice inox entre Paris et L'Isle Adam. Le conducteur jetait des coups d'oeil rapides sur ma petite amie et moi je partageais mon regard entre ma copine et les multiples cadrans du tableau de contrôle auxquels je ne comprenais pas grand-chose. En fait monter dans une locomotive est un fantasme que j'ai pu réaliser en d'autres circonstances, mais dans le fond cela n'apporte pas  une profonde satisfaction vu que, contrairement à Tintin je ne sais pas conduire un tel moyen de transport. La seule chose dont je me souvienne est la fameuse pédale de sécurité sur laquelle le pilote doit appuyer sans interruption. Sinon au bout d'une minute, c'est l'arrêt automatique du convoi, la pédale relâchée laissant supposer que l'employé SNCF a eu un malaise.

"Aventures ferroviaires" ai-je titré mon exposé... Il y en eut quelques-unes, accidentelles, féminines même mais n'allez pas vous imaginer des choses. Je ne suis pas James Bond et je ne tombe pas les filles comme dans "Bons baisers de Russie".

Parmi les accidentelles, figure une histoire survenue dans les années 70, alors que j'étais étudiant à Marseille. Durant les vacances scolaires de Noël ou Pâques je ne pouvais pas rejoindre le Maroc où résidaient mes parents. Aussi des amis de ceux-ci avaient-ils l'habitude de m'inviter gentiment chez eux aux environs d'Aurillac. Lors de mon premier déplacement, peu habitué à la densité du réseau français, je demandai conseil auprès de la SNCF qui me fit passer à l'Ouest par Capdenac dans le Lot en vue d'arriver chez mes hôtes. "Quelle idée ont-ils eue de te faire faire un si long détour?", s'étonnèrent ceux-ci, "Pour repartir tu passeras à l'Est, par les gares d'Arvant en Haute-Loire, puis Nîmes. Avec un moindre kilométrage, le contrôleur ne te cherchera pas d'histoire."

Ainsi fut fait. Sauf que croyant changer à Arvant, je descendis en fait à Neussargues, la gare précédente. Je passe sur les détails. Les cheminots de Neussargues me placèrent dans un convoi en partance pour des pays perdus (comme entre autres le Gévaudan), traversant Saint-Flour, le célèbre viaduc de Garabit (mais oui!), Saint Chély d'Apcher, Marvejols, etc... pour échouer en fin de compte à Béziers. J'étais loin de Nîmes!... Des paysages splendides mais des omnibus d'une lenteur désespérante. Je débarquai à Marseille après avoir passé une nuit complète dans de multiples wagons, quelques heures avant la reprise des cours. J'étais épuisé, affamé n'ayant pu me payer la moindre collation mais mon ange gardien avait veillé car aucun contrôleur ne passa vérifier mon billet. Cette mésaventure eut pour origine une inattention de ma part et aussi le stress devant autant de dessertes. Une telle chose ne me serait certainement pas arrivée au Maroc où le pays ne compte pratiquement qu'un seul grand axe ferroviaire!

Les aventures féminines maintenant, oh bien sages... Toujours étudiant à Marseille, je pris un soir le train pour Port-de-Bouc. Je longeais ainsi la pittoresque Côte-Bleue à l'Ouest de la cité phocéenne, m'arrêtant (car là aussi le train était omnibus) dans les communes du Rove, Niolon, La Redonne... Carry-le-Rouet... Mais l'obscurité ne me permettait pas d'apprécier le paysage. Par contre, dans le compartiment, diagonalement opposée à moi, une jolie femme était assise, d'une trentaine d'années à peu près, au noble port de tête. Nous n'étions que tous les deux. Coiffée d'un chignon, vêtue d'une pèlerine et finement bottée, elle s'adonnait à des travaux de tricot, peut-être une layette? Il émanait de cette personne une rare élégance teintée de retenue. Je n'osais l'observer. Je le fis cependant furtivement à de nombreuses reprises tandis que je devinais bien qu'elle-même me jetait de temps à autre un regard impersonnel. Le voyage se passa de cette façon sans aucun échange. Aujourd'hui je pense que j'aurais dû vaincre ma timidité de post-adolescent et engager une chaste conversation. L'eût-elle souhaité? Ne m'aurait-elle pas remis en place? L'interrogation demeure à jamais de même que l'image de cette femme.

Une autre féminine... et on en restera là. Au cours d'un trajet de nuit de Paris à Cavaillon, aux environs de 1975, mon compartiment se vida progressivement de ses occupants pour ne plus en héberger que deux: moi-même et une Anglaise d'à peu près mon âge, extravertie et souriante, compensant de cette manière un physique un peu ingrat. Celle-ci descendait dans le Sud, sac au dos, pour rencontrer des amis près de la Méditerranée. Elle entreprit la conversation, je répondis volontiers et une bonne partie de l'étape se passa en échanges franco-anglais ponctués de rires, l'un et l'autre possédant imparfaitement la langue de l'interlocuteur... "A nous les petites Anglaises" comme dans le film pensez-vous. Eh bien non pas du tout, chacun étant conscient qu'il s'agissait d'une parenthèse de quelques heures sans aucune suite prévisible. Nous étions plus réfléchis que de nos jours (enfin presque tout le monde). Petite Anglaise, toi aussi tu demeures dans mes souvenirs ferroviaires et nocturnes...

Prendre un train de retard... prendre le train en marche... être en train de... le train-train quotidien... autant d'expressions usuelles qui révèlent bien notre conception inconsciente du voyage en chemin de fer. Ce dernier est en quelque sorte un condensé de notre existence, au cours de laquelle nous franchissons des étapes et nous nous attardons dans des arrêts plus ou moins longs. A l'instar du train qui est passé de la vapeur au TGV, nous évoluons, nous mûrissons puis nous vieillissons. Mais l'enfant qui subsiste en nous frappe parfois à la porte des souvenirs heureux. Il nous rappelle la chaleureuse ambiance d'un compartiment assoupi dans l'atmosphère nocturne, lors d'un arrêt en gare, quelques rais de lumière projetés à travers les défauts des rideaux, le halètement d'une locomotive accompagné d'inaudibles appels de hauts-parleurs. Tu peux te rendormir l'enfant, je garde en moi ton message...

 

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(Copyright Jean-Michel Cagnon - Novembre 2018)

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 24/11/2018

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