La quatrième chaussette
(Texte écrit dans les années 80)
Les experts étaient formels... Ils avaient demandé à voir le Président de la République en audience extraordinaire à l'Elysée par cette belle journée de juin 20xx. La présence des ministres concernés de près ou de loin par cette étrange affaire était requise, de même que celle du maire de Paris et des conseillers municipaux. Cela faisait déjà pas mal de monde, trop au goût des experts, car il fallait se décider rapidement et agir encore plus vite.
Une fois les participants réunis, ce qui demanda assez de temps pour certains, obligés de traverser la ville envahie par les touristes, le Président de l'ING prit la parole...
Dehors le soleil caressait la peau grisâtre du monstre tentaculaire: l'agglomération parisienne comptait alors quinze millions d'habitants. Depuis les années 80, la tendance boulimique de la pieuvre bétonnée lui avait fait pousser de nouveaux bras en direction de l'est. C'était quelques années auparavant le seul secteur de la banlieue relativement bien pourvu en espaces verts. Mais la hausse exponentielle des loyers avait forcé à construire et à se loger de plus en plus loin. Le béton mangeait les arbres. Les villes nouvelles de Créteil et de Marne-la-Vallée, mirages de chlorophylle du temps de leur conception étaient devenues grimages de béton. Là s'entassaient des milliers de provinciaux déracinés et d'immigrés de toutes races, reliés au centre de la cité par un super-métro auquel ils sacrifiaient trois ou quatre heures de leur existence quotidienne.
La banlieue dans les autres directions n'avait pas grossi en surface mais en hauteur. C'est ainsi qu'à St-Germain-en-Laye une tour jumelle de la "Montparnasse" projetait son ombre sur le château. Le département des Hauts-de-Seine détenait un triste record cumulé de densité de la population et de taux de délinquance. Quant à Paris sa réputation de ville-lumière n'éclairait pas en tout cas l'intelligence des architectes. Les tours de la Défense et du Front de Seine avaient fait des petites: la tour Eiffel possédait maintenant sa garde personnelle de menhirs de part et d'autre du Champ-de-Mars. Les voies express de la Seine avaient finalement triomphé et encerclaient langoureusement Notre-Dame. Seuls les Champs-Elysées entièrement rachetés par les pétro-dollars des émirats n'avaient pas trop changé, éternellement arpentés par les touristes insouciants...
"Dans six heures mesdames et messieurs, ce sera la fin de Paris" déclama gravement le Président de l'ING (Institut National de Géophysique). "Vous n'êtes pas sans savoir que la science a réalisé des progrès considérables ces dernières années et que nous pouvons prévoir avec une exactitude absolue la date de la prochaine secousse tellurique dans le monde et la localisation de son épicentre. Malheureusement nos délais de prévision sont encore trop courts et n'atteignent que vingt-quatre heures au maximum. Nos engins de détection nous accordent donc dans le cas qui nous occupe seulement six heures avant un tremblement de terre qui doit entièrement raser la capitale. L'épicentre situé à Malakoff confirmera certainement cette sinistre prévision. Nous disposons de 360 petites minutes pour évacuer la ville et la rendre exsangue de tous ses occupants. Excusez ma rigueur de langage mesdames messieurs, mes collaborateurs appuieront au besoin mes dires, il n'est pas temps de tergiverser. Nous devons agir vite et bien."
Personne ne tergiversa mais tout le monde fut stupéfié. Paris détruit? Impensable! Après un brouhaha général rapidement maîtrisé par les Présidents de la République et de l'ING, les décisions furent rapidement prises ce qui constitue un exploit pour des hommes politiques. Et leur application votée sur le champ. Tout le monde se surpassa! Tandis que Paris allait mourir...
L'alerte fut donnée à la radio et à la télévision et souleva un émoi général parmi les auditeurs accoutumés à toutes les catastrophes à condition qu'elles surviennent aux antipodes.
Toutes les cinq minutes les speakers reprenaient la même litanie annonçant qu'à onze heures ce soir Paris n'existerait plus, et donnant de fermes recommandations: "Ne cédez pas à la panique mais ne perdez pas votre temps. Munissez-vous de vêtements chauds, de vivres, de papiers d'identité. Pas plus d'une valise par personne en âge de la transporter. Inutile de passer dans les banques; celles-ci sont fermées et s'occupent déjà de virer leurs fonds ailleurs... N'emportez des objets de valeur que de très faible encombrement. N'empruntez pas votre auto. Vous provoqueriez des embouteillages criminels paralysant toute la cité. Des services d'autocars ainsi que des camions de l'armée partent toutes les dix minutes de toutes les stations de métro. Nous vous rappelons que ce dernier est fermé au public. Vous avez largement le temps de partir mais ne vous attardez pas. Il est interdit aux personnes qui travaillent de chercher à regagner leur domicile. Leurs employeurs ont reçu instruction de leur donner un bulletin de salaire vierge nominatif. Contre présentation de ce bulletin, ces personnes recevront vivres et couvertures de la part des secours déjà installés à la périphérie de la banlieue...". Suivait une explication rapide du phénomène à venir, haut placé dans l'échelle de Richter, capable de détruire sinon des montagnes du moins certaines constructions humaines.
L'important était donc de se retrouver en rase campagne sur un sol ferme écartant pratiquement tout péril. En revanche le sous-sol parisien criblé de galeries risquait gros. La capitale s'effondrerait sur elle-même comme un soufflé au sortir du four.
Les trains étaient réquisitionnés pour évacuer en particulier les pensionnaires des hôpitaux, hospices et écoles. Les lycéens croyaient à une fête; les étudiants voyaient dans cet événement l'écroulement symbolique de notre société. Les aéroports se délestaient de tous leurs avions; on eût dit d'immenses ruches d'où s'envolaient pour toujours leurs occupants. La police et l'armée aidées par des renforts de province visitaient systématiquement tous les immeubles et invitaient poliment mais fermement les habitants à fuir. Toute maison explorée par les forces de l'ordre était cadenassée pour éviter le pillage. Administrations et musées s'affairaient pour emporter quelques-uns de leurs biens les plus précieux: dossiers parfois compromettants, fossiles dégénérés, croûtes empoussiérées. La Victoire de Samothrace en perdait la tête ! Les PDG essayaient de la garder sur les épaules et donnaient les instructions nécessaires par téléphone ou fax à leurs sociétés extra-muros. Au point que les centraux des PTT faillirent sauter ! Les lignes privées furent impérativement coupées et les PDG firent leur valise... bourrée de documents confidentiels.
Jamais une telle animation n'avait secoué la ville. Quelques heures plus tard ce serait une autre secousse !
Le jour déclinait lentement sans que le raz-de-marée humain ne faiblît pour autant. C'était l'exode des années 40 à la puissance énième. Si tout se passa généralement bien dans les quartiers populaires malgré d'inévitables bavures, il n'en alla pas de même du côté seizième arrondissement. Certains vieux rats s'accrochaient à leurs richesses en dépit du naufrage imminent du navire.
Un homme s'apitoya sur sa Rolls tandis que le fils du chauffeur, âgé de quatre ans, s'étonnait de cet amour pour l'auto conduite par papa. Une femme hystérique enfila sur elle quatre toilettes immaculées, cinq colliers d'azur et douze bracelets fauve devant sa gouvernante espagnole sidérée. Celle-ci simplement vêtue de noir suivait docilement sa patronne, hypnotisée par les braillements de ce pierrot grotesque.
Et soudain la terre frissonna... brièvement mais sans équivoque. Le spectacle, mesdames et messieurs, allait commencer et quel spectacle ! Représentation unique sur la plus grande scène du monde, vidée de tous ses acteurs. Les spectateurs étaient essentiellement représentés par les forces de l'ordre demeurées en arrière sur des points géologiquement sûrs. L'exploit avait été finalement accompli de vider intégralement la "conne-urbation" de toute sa populace...
A vingt-deux heures cinquante, les trois coups... Cinq minutes plus tard le rideau s'ouvrit en un long grondement venu du dessous qui fit trépider d'impatience les pierres de la capitale. Puis dix minutes de repos, comme pour augmenter le suspense avant le dénouement final. Si le spectacle était voué à une intensité exceptionnelle, il n'en demeurerait pas moins bref.
A vingt-trois heures et cinq minutes (erreur de 300 secondes pour ces messieurs de l'ING !) la terre eut de nouveau froid et faim: elle engloutit Paris.
Dans un concerto pour fumées et explosions les maisons se ratatinèrent sur elles-mêmes. Terminus tout le monde descendait... L'Arc de Triomphe et les Invalides furent les premières victimes; l'un et l'autre restèrent pétrifiés quelques secondes, les pierres complètement disjointes par les vibrations, avant de s'écrouler sur le champ. Ce n'était que justice pour ces souvenirs d'hécatombes humaines. La tour Montparnasse et ses petites sœurs se gangrenèrent progressivement; des lambeaux de leur carapace disparaissaient par ci par là dans le fracas et les flammes. Elles ne mouraient pas toutes mais toutes étaient atteintes. Certaines oscillaient avant de choisir le lieu de leur chute définitive. D'autres restaient droites puis s'enfonçaient comme un poignard dans le sol qui les trahissait. D'autres enfin eurent la force de maintenir debout leur structure décharnée: piètre victoire puisqu'elles subiraient plus tard la pioche des démolisseurs.
A Montmartre la basilique commença par perdre toutes ses coupoles comme une pièce montée dont une main géante eût enlevé les premiers choux. Les douze tonnes de la Savoyarde atterrirent sans souplesse après avoir rebondi sur maints obstacles. A chaque rencontre du bronze contre la pierre répondait un coup de bombarde annonçant le glas parisien. En finale le campanile s'effondra sur ce qui restait de l'édifice, le coupant en son milieu.
La tour Eiffel ne se portait mieux: ses deux pieds côté Seine s'écartèrent, faisant choir le poitrail. Le premier étage devint bientôt un rez-de-chaussée sous les grincements atroces des ferrures. Un hurlement d'agonie, une cassure nette, des nuages de poussière mélangés à des geysers: la tour pliait son cou décapité vers la Seine. Elle piqua une tête dans les bassins de Chaillot. La dame de fer était devenue une dame d'Afrique, immense girafe en train de s'abreuver. Changement d'altitude, changement de latitude...
Partout la valse sinistre prodiguait ses ravages. Des voitures et des trains surgissaient de terre comme des morts en résurrection. La rue de Rivoli se pulvérisa sous les coups de boutoir d'une rame de métro entière: quel choc dans les quartiers chics ! Vol de pavés dans les vitrines, la révolte de la nature... Le même vent de panique secouait la place Vendôme où l'Empereur descendu de son piédestal (cette fois pour des causes naturelles) se retrouva au volant d'une Mercedes. Les autos émergeaient au milieu de l'esplanade qui n'était plus qu'un océan mouvant de gravats et de poutres tordues.
Le groupe équestre au toit du Grand-Palais essaya d'imiter Pégase. Mal lui en prit ! Il se fracassa au sol, loin de la Seine, ratant complètement sa sortie. Le génie de la Bastille eut l'excellente idée de la modestie; il s'éclipsa discrètement, enveloppé par le bras chancelant de la colonne.
Une gigantesque faux vint couper l'herbe sous les pieds du Panthéon, de l'Assemblée Nationale et de la Bourse, faisant dégringoler toute cette armée de colonnades. La place de la Concorde se remémora les lugubres heures de la Convention quand toutes les statues perdirent la tête dans un ensemble déconcertant : fantaisie du hasard?...
Le chaos gagnait inexorablement depuis le centre jusqu'aux banlieues les plus lointaines. Les flammes luttaient contre l'eau. Le fer et le bois se cognaient contre la pierre. La terre éclatée envahissait l'air en nuées tourbillonnantes. Le tout dans un vacarme inaudible. Et d'ailleurs qui aurait pu entendre l'immense fosse qu'était devenue la capitale où quarante orchestres grinçaient en même temps... La Danse Macabre au Père-Lachaise... La Nuit sur le Mont-Chauve à Auteuil... L'Apprenti Sorcier sur les berges de la Seine et du canal St-Martin... et partout, partout ces grondements (quand donc s'arrêteraient-ils?) en roulements de tambour...
Pathétique fut le silence général après la dernière note. Et long, très long. D'ailleurs le temps n'avait plus d'importance.
Il fallut attendre plusieurs jours, pendant lesquels le cadavre finissait de se décomposer, avant que l'armée n'osât s'aventurer vers la mort. Et encore le fit-elle par le ciel. La poussière retombée permit aux hélicoptères de survoler le désastre pour évaluer son ampleur. Ce qui frappa les observateurs fut la présence irrégulière d'îlots épargnés. Quoique touchés, certains édifices demeuraient parfaitement reconnaissables. Ainsi en était-il du palais de Chaillot dont les deux ailes consolaient la tour Eiffel déchue. Autour de l'allée des Cygnes et sous le pont Mirabeau coulait toujours la Seine mais la statue de la Liberté avait de l'eau jusqu'à la barbichette et le zouave de l'Alma buvait la tasse. Comment expliquer en revanche que l'obélisque de Louqsor se tînt encore droit sur son socle? De même que les chevaux de Marly?
Les jours suivants les soldats marchèrent à pied vers Paris. On allait reconquérir la capitale bien qu'il n'y eut pas d'ennemi à chasser. C'était stupide, complètement stupide, maintenant que tout danger de séisme (selon les ingénieurs de l'ING) était écarté, mais la trouille nouait les ventres de certains. Car le péril venait de l'imprévisible: une maison qui achève de s'effondrer, le sol crevassé qui se dérobe sous les pieds, et par-dessus tout ce silence sépulcral là où il y avait de l'agitation auparavant. On avait envie de crier pour rompre le cauchemar, et c'est ce que firent malgré les interdictions plusieurs colonnes, s'appelant entre elles. De longs " Oho " remplissaient les rues et se brisaient aux carrefours. Cela rassurait plus que les talkies-walkies ! Et puis au bout de quelques heures on entendit les premières corneilles dans le ciel bas... des cris peu engageants... un vrai décor de film fantastique. Ensuite vint le tour des pigeons et des moineaux; là c'était plus sympathique. Et puis bien sûr les rats: increvables ceux-là ! Plus parisiens que les hommes et apparemment plus insouciants. Les humains en effet progressaient lentement et allaient de découverte en découverte.
On s'aperçut ainsi que parmi les constructions encore verticales, une grande partie appartenait aux siècles passés. La vieille génération moins orgueilleuse semblait plus solide ! Quant aux édifices récents encore vaillants, les dégradations subies les rendaient franchement laids. La place d'Italie, le Front de Seine, les alentours du Champ-de-Mars et la Défense s'étaient fort mal défendus contre les éléments.
On réalisa ensuite que la Seine et ses abords avaient été généralement moins touchés que le reste de la ville. Pareille constatation pour le canal St-Martin. L'eau aurait-elle amorti les trépidations? Ma foi l'ING trouverait bien une explication. Pour l'heure il importait de sillonner les rues et d'établir un premier bilan des dégâts. Le détachement armé d'hommes remontant le long des berges traversa les Tuileries sans trop de problèmes; les parterres gazonnés demeuraient reconnaissables tandis qu'à trente pas de là une tranchée béante s'ouvrait à la place de la rue de Rivoli.
L'Arc de Triomphe du Carrousel paraissait intact, mais pourquoi le sort malicieux avait-il accroché un ballon rouge au doigt de la statue la plus haute? Sans doute quelque rescapé de l'étal d'un marchand...
Si les yeux des observateurs qui contournaient le Louvre ne s'attardaient pas trop longtemps sur les façades, ils pouvaient croire que l'ensemble serait facile à restaurer, une fois les alentours nettoyés de tous les matériaux entassés pêle-mêle. Certes les murs étaient presque tous verticaux, mais le regard exercé d'un historien ou d'un conservateur aurait chiffré avec désespoir le nombre de réparations nécessaires: que de lézardes menaçantes, de toitures affaissées, de sculptures effacées, et que serait-ce le jour où l'on pénétrerait à l'intérieur?
Pour la première fois le Centre Beaubourg s'accordait fort bien avec son environnement: il était indemne le bougre ! Et sa masse de tubulures n'était plus qu'un gros tas difforme parmi d'autres tas. Une fausse ruine au milieu de vraies...
Les troupes de soldats n'en finissaient plus de zigzaguer entre les fabuleux étals de brocante qu'étaient devenues les chaussées. On y trouvait de tout: du beau et du moins beau, de l'incassable et du pulvérisé, du comique et du tragique. Un buffet Louis XV était éventré par une cuvette de water et sa suite de tuyauteries. Le trépied d'un guéridon émergeait au sommet d'une pyramide hétéroclite, tandis qu'une tête de cariatide souriait dans l'encadrement d'une fenêtre tombée du cinquième étage et plantée en terre on ne sait comment. Des objets personnels, de la vaisselle, des jouets gisaient au sol, cassés, salis par cette poussière collante qui encrassait tout, remplissait l'air et les poumons. Les immeubles semblaient, dans une immense lassitude, avoir déversé leur trop-plein de richesses. Ils avaient trahi leurs occupants en étalant au grand jour leur intimité. En levant les yeux pour oublier, quelques soldats découvrirent trois chaussettes bêtement pendues à des fils électriques, et de la même couleur s'il vous plaît ! Mais où était donc passée la quatrième? Ou bien y avait-il deux propriétaires dont l'un unijambiste?
Finissant de converger, les différentes sections armées approchèrent de la Cité. Après avoir ausculté cet immense corps, on allait conclure sur son cœur. Malgré eux les hommes retinrent leur souffle. Tous maintenant se taisaient. Et c'est à ce moment que l'on se demanda si l'on n'était pas en train de devenir fou. Non ce n'était pas possible. On coupa les talkies-walkies en les croyant responsables d'une hallucination collective. On donna des ordres secs pour enrayer un début de panique. C'était inconcevable et pourtant c'était là-bas. Ca se faisait entendre. Ca insistait. Au fond de la place sur laquelle les premiers soldats déboucheraient dans une minute, quelqu'un jouait de l'orgue. Une marche triomphale, la fameuse toccata de Bach. Il y avait donc encore de la vie quelque part, mais quel fou avait osé enfreindre les ordres et défier le séisme? et qui de surcroît pianotait sur de grandes orgues en un pareil moment?...
Sous le charme des sonorités, l'angoisse cédait la place à l'étonnement. Le Général Demaret qui commandait la troupe la plus avancée, arriva le premier sur la place du Parvis et découvrit une cathédrale plus majestueuse que jamais. Il approcha lentement des grilles, suivi de ses hommes.
Notre-Dame avait souffert relativement peu; hormis quelques statues brisées la façade et apparemment le reste de l'église avaient honorablement résisté au tremblement de terre. Plus d'un demi-siècle auparavant une troupe de sauveteurs foulait le même sol dans la liesse générale. Demaret cligna des yeux sous un soleil brusquement apparu, céda pendant quelques secondes à la vision magique de la cathédrale vivante dans une ville qui ne l'était plus, et d'où se déversait par les portails cette invraisemblable musique. Il se ravisa vite: " S'il y a un dingue là-dedans en train de faire la foire au milieu des ruines, il faut s'assurer qu'il n'est pas dangereux. Cinq hommes avec moi ! ". Les militaires précédés de leur chef entrèrent dans la nef où la musique s'égaillait de voûte en voûte. Les rayons de soleil à travers quelques verrières cassées déchiraient la pénombre et rehaussaient l'éclat des ogives. En contraste avec l'extérieur l'ordre et l'harmonie régnaient. Le vaisseau avait été plus fort que la tempête.
A pas feutrés, six félins, l'arme au poing, grimpèrent l'escalier conduisant au buffet. Au dernier coude du passage, le général stoppa ses hommes, reprit souffle en s'appuyant contre la cloison. Ses tempes vibraient en accord avec l'entourage sonore; son cœur donnait des coups de cymbale. Il se détendit brutalement et hurla devant une tache lumineuse " Les mains en l'air ! ", les doigts crispés sur son automatique. Mais l'organiste ne leva jamais les mains... car il s'agissait d'un de ces diaboliques engins dont nous inondaient les Japonais depuis des décennies: un splendide magnétophone multiphonique, dernier cri de la technologie nippone.
L'appareil fonctionnait sur accus (autonomie trois mois) et disposait de son propre éclairage et d'une bande continue diffusant indéfiniment le même programme. Il était raccordé par un grouillement de câbles enchevêtrés à une série impressionnante de haut-parleurs. Le tout semblait avoir été installé à la hâte. Selon toute évidence, avant la fuite un religieux ou le sacristain avait voulu protéger " sa " cathédrale et la doter d'un gardien. L'un des soldats, revenu de sa stupeur, nota que sur le devant du magnétophone le fabricant étalait sa marque en grosses lettres...Un nom curieux: Kasi-Modo...
(copyright Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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