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Vivre

cathedrale-st-guy.jpg©Mathilde Cagnon

"Pressons le citron", laisse-moi te raconter... te raconter ces petits moments de bonheur au cours desquels le temps semble être suspendu. Et il le fait le bougre !   Joies furtives. Oh, je sais que la vie nous réserve encore des rosseries. Je ne suis pas dupe. Mais bon sang de bonsoir que c'est beau et bon ces petites oasis. Vivre, vivre avec intensité...

- Prague, la capitale romantique aux cent clochers... nous assistons à un concert symphonique à Obecnî Dûm. Nous voyageons, enchantés, vers le Nouveau Monde, sur les féeriques accents de la Neuvième de Dvoràk. Les atlantes et cariatides de la salle semblent se recueillir, charmés par la musique... Un autre soir promenade sur la Moldau : rive droite, le feu d'artifice dont les gerbes font écho au site illuminé en face du château et de la cathédrale Saint-Guy...

- Paris à quelques jours de Noël... la place Vendôme au crépuscule ploie sous les lumières : celles tamisées du firmament bleu mordoré auxquelles s'opposent celles en vives cascades des décorations multicolores. Nous demeurons fascinés et statufiés, avant de filer rue Royale déguster les macarons de Ladurée...

- Un coin perdu de campagne au Sud de Lisbonne, en plein après-midi d'été, sous le poudroiement du soleil et de la terre desséchée. Nous patientons devant la barrière close d'un passage à niveau. Le temps ne compte pas pour le garde qui a précautionneusement fermé les barrières bien avant l'arrivée du train. Le tortillard débouche enfin, tracté par une poussive locomotive au chuintement chahuté à laquelle succèdent quatre ou cinq wagons cahotant sur les rails disjoints. C'était il y a plus de cinquante ans, "il était une fois à l'Ouest" de l'Europe...

- Casablanca, balade sur la corniche dissoute sous les embruns de l'océan. Nous évoluons le long de l'avenue bordée d'établissements balnéaires à moitié abandonnés. Envoûtement des nuées qui absorbent les environs. Fond de scène surréaliste. Où allons-nous aboutir?...

Nous plutôt que je. Oh oui. Certes je suis solitaire mais la magie opère davantage quand on se trouve en compagnie... d'un membre de la famille, conjoint, enfant, parent... d'un ami ou plusieurs personnes. Mais pas trop sinon c'est la cacophonie. Le miracle accepte de se produire uniquement dans le silence, les chuchotements, voire les propos doucement énoncés. Et pourtant il y a des exceptions...

- Venise, la place Saint-Marc sous le regard de l'adolescent que fut celui qui te parle. Bruissement de la foule étourdie par l'harmonie architecturale de l'imposante place. Rencontre des horizontales avec la verticale du campanile. Des myriades de pigeons, dans leurs décollages affolés, concourent à faire vaciller davantage les esprits. Au loin un orchestre en plein air joue du Vivaldi. Je m'immobilise au sein de cette douce agitation.

- Changement de décor, je déambule dans le couloir souterrain permettant de traverser la place de l'Etoile à Paris. Un jeune Parisien tout neuf. J'ai le vague à l'âme et la nostalgie de la Provence abandonnée. Un habile joueur de scie musicale, tel une bouffée d'air pur nettoyant l'espace nauséabond, va également nettoyer mon esprit et me rendre heureux pour la journée...

T'ai-je raconté que je fus, au cours de mes études, barreur du club d'aviron de mon école? Fabuleuses balades au fil de l'eau, pour découvrir sous un angle insolite les bassins du port de Marseille... Je crie maladroitement les instructions que me dicte le chef d'équipe assis en face de moi. Durant les courts instants de répit, mes yeux photographient la tranquille activité des quais, le gigantisme des navires accostés... Mais il faut guetter le moindre canot à moteur qui aurait vite fait de nous renverser avec le traître sillon laissé derrière son passage. Vite, stopper les rameurs et orienter notre embarcation parallèle aux remous. On danse sur les vagues et puis on repart, les "galériens" à l'abattage et moi observant...

Et puisque nous sommes dans les ports, restons-y. Alicante sur la côte espagnole. Une escale au cours de mon retour estudiantin en France à la fin des vacances estivales. Notre navire est ce que l'on appelait un bateau-mixte, moitié cargo, moitié voyageurs. Cette formule est sympathique car les rares passagers font connaissance entre eux ainsi qu'avec l'équipage. On a l'autorisation de se promener partout. Depuis le petit solarium juché au-dessus de la passerelle du commandant, nous assistons attentivement à toutes les manœuvres d'accostage puis d'appareillage sous l'autorité du pilote de port... Là aussi, les quais et la ville contemplés sous un angle insolite...

Il y a le ciel, le soleil et... la mer comme chantait François Deguelt.

- Port-Barcarès : séances de plage crépusculaires, à la limite de l'irréel. Nous sommes à l'orée d'un autre monde dans un décor où les espaces aériens et aquatiques se marient à l'horizon avec des couleurs bleues et or. Sur notre droite l'épave échouée d'un ancien petit cargo, le Lydia, reconverti en palace-restaurant. Le prince de l'eau s'est immobilisé pour toujours dans la mer de sable, salué par les enseignes clignotantes et les lampadaires. La lumière et l'ombre jouent à cache-cache. Les mouettes s'interpellent épisodiquement. Quelques rires d'enfants semblent venir de très loin. Nous sommes témoins quasi nus, la tête et le corps lavés par l'inhabituelle douceur de ce moment...

- Cala-Iris sur la côte méditerranéenne marocaine, il y a quelques décennies de cela. Un paysage de collines sèches que parcourt une végétation clairsemée et épineuse, arborée par ci par là. Le relief encadre une baie tranquille abritant de rares caravaniers. Les plages accueillent une belle bleue alanguie qui vient amoureusement caresser le sable. En face une colline insulaire repose le regard en l'empêchant de scruter l'horizon inaccessible. Havre de paix. Je prends un bain de soleil, allongé sur le dos au sein d'une modeste plate-forme rocheuse écorchant la plage. Mon visage s'offre au grand-large et aux embruns rafraîchissants. Deux ou trois camarades devisent à côté de moi, accordant leur conversation à la quiétude du lieu. Une fille me dit qu'elle dessine un portrait sur le sable et ajoute : "C'est toi !"

Ecoute-moi, écoute-moi encore. J'ai tant de souvenirs heureux que je voudrais évoquer auprès d'une oreille bienveillante, afin qu'ils ne meurent jamais. Je t'emmène, une fois n'est pas coutume, rencontrer un groupe. La petite bande d'étudiants de Marseille, aux lendemains de la dernière épreuve de l'examen final ponctuant le terme de notre scolarité. Jamais, jamais plus de révisions, de bachotage, de trac, de trouille, de tracas. Serons-nous reçus? On le saura dans un mois et demi, on l'espère tous car il nous paraît impossible d'être recalés à ce stade, on baigne pour l'heure dans l'euphorie de la liberté retrouvée. Avant de regagner nos familles, on s'accorde quinze jours de fantaisie, journées à la plage, virées nocturnes jusqu'à Cassis, franches rigolades... exemptes de toute soûlerie ou autre excès. Nous n'étions pas des enfants de chœur pour autant. Mais pour ce qui me concerne, ma lucidité me permettait de prendre conscience de ces journées uniques que je ne revivrais jamais...

Je te raconterai aussi (t'étonnerai-je encore?) des rencontres rarement évoquées avec la musique, plus particulièrement le grand-orgue.

- Prague, une fois de plus. Visite de la cathédrale gothique Saint-Guy, vénérable édifice arborant trois flèches altières et un impressionnant campanile surmontant la Porte d'Or. Une symphonie de pierre éblouit mon regard. Un concert d'orgue m'attend à l'intérieur, imprévu et d'autant plus mémorable. A la croisée du transept hébergeant l'instrument et de la nef, j'entends soudain la forêt de tuyaux s'agiter. L'organiste répète. La foule indifférente défile. Je m'arrête, contourné par les badauds tels les filets d'eau d'un ruisseau déviés par un gros caillou. L’œil se promène sur les croisées d'ogives vertigineuses tandis que l'oreille se délecte de la Pièce Héroïque de César Franck. Curieusement l'instrumentiste ne donne pas l'entière puissance à l'orgue et la musique, aux accents tragiques, n'en est que plus pénétrante, malgré les rumeurs confuses des visiteurs.

Cet instant de bonheur me rappelle les concerts d'orgue du dimanche après-midi auxquels j'assistais jadis à Notre-Dame de Paris. En plus du délice auditif, j'étais séduit par l'attitude recueillie des assistants à l'écoute des sonorités, parfois profanes. Beaucoup de jeunes et de moins jeunes, les premiers débordant des bancs et s'asseyant par terre en toute simplicité à l'intérieur du vaisseau protecteur. Les jeunes femmes paraissaient transfigurées, de toute beauté, appuyant délicatement leur visage sur l'épaule de leur compagnon... Je sais que j'idéalisais mais ne fallait-il pas un peu de couleur joyeuse pour affaiblir le gris parfois pesant de mon existence?

- Paris, toujours Paris, quarante ans plus tard, où nous nous adonnons à des séances photographiques de portraits, accoudés à la balustrade du pont des Arts. "Sous le pont (...) coule la Seine". Le soleil automnal décline paresseusement. L'Institut de France s'inscrit avec sa coupole élégante dans la perspective de la passerelle piétonne. Une troupe de jeunes touristes italiens circule avec sa joyeuse et charmante pétulance. Que du bonheur...

Ambiance tout aussi envoûtante, à l'issue d'une pièce de théâtre à la Comédie-Française. La nuit et les multiples globes lumineux des réverbères contribuent au mystère. Celui-ci est renforcé par l'architecture insolite et provisoire des lieux. La Comédie-Française étant en restauration, il a été construit à côté un théâtre entièrement en bois pour assurer la saison. Sortant de l'édifice nous avançons dès lors dans des itinéraires piétonniers jalonnés de palissades où s'éparpillent et se diluent les spectateurs. On devine au loin les majestueuses constructions qui font la réputation du quartier. Nous voici seuls, cernés par les halos des lampadaires et dominés par le ciel nimbé de la ville-lumière...

Je me souviens... il y aurait tant à évoquer. Mais je ne veux pas te lasser. As-tu remarqué que l'eau (fluviale ou maritime) a souvent présidé aux heures plaisantes de ma vie?

La mer, revenons-y, "le jardin de l'enfance où rien ne chante plus" comme l'exprimait si bien Jean Ferrat... L'enfance, celle des miens... mes trois bambins assis sur un tronc de frêne fraîchement abattu, riant à qui mieux mieux au rythme d'une chevauchée fantastique... grands coups de pied dans un ballon... joyeuses parties de vélo et de tricycle régulées par un feu lumineux de circulation que je leur avais fabriqué (il existe encore, prêt à l'emploi pour mes petits-enfants)... séances de dînette et de cuisine dans le verger à l'aide de divers gobelets remplis de cendre, de terre et de brins d'herbe... constructions de châteaux de sable en bordure de multiples littoraux....

L'enfance, la mienne, un seul flash pour la résumer...

- Rabat 15 septembre 1960. La petite bande de camarades se retrouve tous les jours au domicile de l'un ou de l'autre. Aujourd'hui nous nous amusons à "Minuit Sonnant", une sorte de colin-maillard dans une pièce obscure. Il fait beau, les camarades sont chouettes, je suis heureux de vivre, je ne souffre pas de la solitude. Pendant que nous nous cachons, je chuchote à l'oreille de Christine, dans un mouvement de joie égoïste : "Tu réalises?! Pendant que nous sommes encore en vacances pour au moins quinze jours, à cet instant, en France "ils" rentrent en classe !"...

S'évader, par l'imagination, la mémoire ou bien réellement. Magnifier des moments intenses qui peuvent être grandioses, mais également anodins. Vivre le merveilleux au cours d'un instant qui ne l'est pas forcément aux yeux des autres... Ne pas provoquer l'extraordinaire, ne pas se forcer, mais accepter un signe, un message, savoir être sensibilisé aux événements plaisants et les enregistrer pareillement à une pellicule photo.... Errer, voyager dans tous les sens du terme... Se délivrer quelques minutes des attaches quotidiennes... vivre enfin nom d'un chien, vivre, vivre...

(copyright Jean-Michel Cagnon)

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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