Le train
"Permettez cher ami lecteur que je me présente. Ingénieur physicien de ma profession, je voue une passion sans borne au modélisme ferroviaire durant mes rares loisirs. J'ai tenté de communiquer cet intérêt à mes deux enfants, sans succès. Eux, ce serait plutôt l'informatique et Internet qui les occupent sans discontinuer.
J'ai bien essayé d'adhérer à un club mais, paradoxalement, je n'aime pas beaucoup voir d'autres adultes se passionner pour des jouets, si perfectionnés soient-ils. Dans le fond, je réalise très bien qu'ils me renvoient ma propre image d'enfant qui n'a pas su grandir. Et cela me dérange.
Et puis après tout, ce ne sont pas vraiment des joujoux. Avez-vous déjà tenu dans vos mains l'un de ces splendides bijoux? Avez-vous remarqué le mouvement d'horlogerie des engrenages minuscules du moteur, la finesse des embiellages, les délicates ciselures des carrosseries?
Regardez la photo d'un modère réel, cher ami, et appréciez le travail de celui qui a conçu le modère réduit. Tout (ou presque tout) est minutieusement reproduit. J'aime examiner sur cette machine à vapeur l'harmonieuse architecture des grandes roues motrices aux innombrables rayons. Ne dirait-on pas des rosaces de cathédrale? Sur les motrices plus modernes, telles que cette fameuse BB 9004, je suis fasciné par le mécanisme scrupuleusement reconstitué des pantographes. Et les locos Diesel, surtout les Américaines ! avec leur nez monstrueux bien en avant de l'habitacle du mécanicien !
En fait le plaisir de posséder ces miniatures relève autant de leur examen visuel que du spectacle de leur évolution sur un circuit. Il faut prendre le temps de regarder avec délectation les moindres détails: tampons, lanternes, inscriptions, essuie-glace, mains courantes, etc...
Et rebelote sur les wagons. C'est " toujours la première fois " quand on prend une voiture voyageurs entre ses doigts et qu'on goûte au toucher le relief des portières, des soufflets, des suspensions sur les boggies réellement articulés. Quant aux wagons de marchandises, je ne vous parle pas de leur extrême variété...
Savez-vous que parfois, en reconstituant sur une table, à l'horizontale de mes yeux, un express vapeur avec en tête une Mikado 141 puis derrière, le fourgon postal et un alignement de voitures en livrée verte comme la SNCF les peignait jadis uniformément, je crois remonter plus de trente ans en arrière, lorsqu'enfant je faisais en compagnie de mes parents de fabuleux voyages.
Ceux de nuit étaient encore plus magiques. Longues errances à folle vitesse dans la nuit inquiétante et bleue, à l'intérieur du compartiment aux parois chaudement éclairées par les lampes tulipe. A destination d'un lieu de vacances. Torpeur invincible qui m'envahissait et me faisait sombrer sur mon fauteuil dans un demi-sommeil peuplé d'odeurs de fumée, de sifflements stridents, de lacérations fugitives des lumières extérieures, d'appels de haut-parleur et du bruit de forge des machines à l'arrêt.
Dois-je mon amour des trains à mon grand-père maternel dont on m'a dit qu'il était mécanicien? Je ne pense pas car je ne l'ai jamais connu. Je crois plutôt à une sensibilité dès mon plus jeune âge au chemin de fer et à tout ce qu'il évoque de grandiose et de mystérieux. Il m'est toujours apparu comme un univers de mécaniques géantes fonçant sur d'étranges pistes de métal jalonnées de singulières architectures, un univers remarquablement organisé par des hommes qu'on ne voit presque jamais.
Les voyages dont j'ai parlé nous menaient souvent en Auvergne où résidait ma grand-mère maternelle. Je ne puis résister au plaisir de vous soumettre, cher ami lecteur, un flash-back personnel et sentimental, en vous priant de pardonner cette digression.
Clermont-Ferrand; étés 1953, 54, 55 et les autres... Je demeure soudé à la fenêtre de la salle à manger. Impossible de m'en décoller car celle-ci donne sur un merveilleux spectacle que ne connaîtront jamais mes propres enfants: le passage des trains à vapeur !
Veuve de cheminot, ma grand-mère habite rue de la Rotonde, une bande de goudron serpentant entre de modestes maisons entourées de jardinets. La rue, après un ultime zigzag, ose traverser la double voie ferrée par un passage à niveau aux barrières archaïques sur roulettes, commandées manuellement. Le rail lui, est rectiligne, mais grimpe une méchante rampe sur laquelle s'essoufflent les locomotives-tender TA 141, dont un exemplaire a dû être conduit autrefois par mon aïeul. Machines de montagne infatigables, elles ne peuvent cependant remorquer en traction unique sur ce trajet que trois voitures voyageurs et un fourgon.
Mon poste d'observation situé au premier étage du petit immeuble me donne une vue panoramique remarquable. Tous les quarts d'heure environ, la sonnerie du passage à niveau grelotte. Quelques secondes d'attente et je l'entends... zut un autorail ! quelle déception ! Cette espèce de gros coléoptère prétentieux en livrée cardinalice passe en vrombissant. Il dévale la pente.
Cependant les barrières ne se rouvrent pas et la sonnerie retentit de nouveau; cette fois cela va être un train, un vrai, je le sens !... Et soudain c'est comme si un rideau s'écartait sur le second acte. La ville se fige tandis que ses rumeurs s'estompent. Au loin, au-delà d'un pont routier enjambant le chemin de fer, j'ai cru deviner un panache. Oui c'est bien ça, suivi du tch-tch familier, encore faible parce que derrière le pont.
Alors, semblable à un monstre sortant de sa caverne, la locomotive émerge de l'arche, crachant des flots de fumée noirâtre en hauteur, d'écume blanche sur les côtés. La musique des pistons s'amplifie rapidement comme un Boléro infernal. Le train grignote le bas de la rampe, sûr de sa puissance, Puis, sans qu'on s'y attende, les roues glissent tandis que les bielles paniquent. La cadence est brisée par une brève série d'à-coups rapprochés, bientôt interrompue par le sablage sur les rails.
Trouvant de nouveau prise sous ses pattes, mordant à l'acier de son chemin, le monstre tranquillisé recommence à manger la voie. Il grandit dans le paysage pétrifié, il allonge la course et accélère le rythme. Le voici sur le passage à niveau, le voici sur la maison, gesticulant des bielles, crachant, sifflant, suant. Attiré par je ne sais quelle force démoniaque, il tourne la tête, dévie de sa trajectoire initiale et va se réfugier derrière le talus dans un martèlement rageur.
Derrière les nuages de fumée dispersés par le vent, vient le ballet des voitures dont un ancien modèle à portières à tous les compartiments, puis le fourgon final.
La sonnette s'est tue et les barrières s'ouvrent, poussées par le gardien, régisseur d'un éternel théâtre. C'est à ce moment que la ville semble s'ébrouer, comme la foule au sortir d'un spectacle...
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Vous devez vous demander, cher ami, pourquoi n'ai-je pas tenté à l'âge adulte de travailler au sein de la SNCF? Parce que j'ai toujours désiré préserver la part de rêve suscitée par les trains et cela n'aurait pas été possible dans un cadre professionnel. Je me suis donc spécialisé dans la recherche en physique moléculaire et réserve mes loisirs au domaine ferroviaire... à une échelle plus réduite, si j'ose m'exprimer ainsi.
J'ai donc entièrement aménagé le grenier de ma maison pour accueillir en permanence un réseau qui court le long des murs. La taille du local m'a permis d'établir un vaste circuit avec deux gares et par conséquent deux agglomérations bien différenciées, donnant à l'ensemble une impression d'espace. Il faut vraiment " prendre le train " pour aller d'une ville à l'autre.
J'ai, vous vous en doutez, fabriqué moi-même toute la décoration, créant les paysages les plus variés, du site montagneux à la zone de plaine agricole, avec tous les ingrédients nécessaires: maisons, routes, végétation propre à chaque secteur... Les trains eux-mêmes participent aux caprices du relief, puisqu'ils montent des côtes, passent au-dessus de rivières ou d'autres voies ferrées à l'aide de viaducs, longent des gorges sinueuses et disparaissent dans des tunnels. Pour augmenter la sensation de profondeur j'ai exécuté des peintures murales en prolongation des paysages façonnés. On s'y croirait vraiment.
Enfin, j'ai poussé le scrupule à étudier la courbe des tournants, toujours trop sèche dans les circuits d'amateur. Profitant de l'espace disponible, je me suis ainsi permis d'étirer les voies et de les incliner pour contrer la force centrifuge, en parfaite conformité avec ce qui se construit dans la réalité. Mes trains ne donnent pas l'impression de serpenter, mais se déploient avec la majesté de leurs grands frères sur des voies qui s'incurvent progressivement.
Bien plus mes connaissances en informatique m'ont rendu possible la programmation du réseau au point d'établir un block-system généralisé commandant tous les signaux, ce qui permet à de multiples convois de circuler sans aucun risque de télescopage. Par ailleurs chaque train est assujetti à un " menu-vitesse " qui le fait accélérer dans les droites et ralentir dans les passages délicats, comme les trains de mon enfance s'essoufflant dans la rampe de Clermont-Ferrand !
Tenez cher ami, reprenez cette loco et examinez-la mieux que tout à l'heure. Ne remarquez-vous rien? Si, n'est-ce pas? Les bas de caisse sont salis comme par des projections de boue. En fait c'est un leurre pour reproduire sa grande sœur qui, dans la réalité, n'est jamais pimpante. J'ai donc passé irrégulièrement sur les parties inférieures de tout mon matériel roulant des traces de peinture reproduisant des salissures de toutes sortes. Mon parc est ainsi " vieilli ". Dans le jargon des modélistes chevronnés, on utilise pour cela le terme de " weathering ".
Mais je parle, je parle et je ne vous ai rien montré. Suivez-moi au grenier voir le réseau... Remarquable, dites-vous? Certes c'est le moins qu'on puisse dire. Ah oui, le poste de pilotage, impressionnant également. Quel est cet appareil étrange entre l'ordinateur et les transformateurs? Vous voulez vraiment tout savoir et me poussez dans mes derniers retranchements. Soit, mais promettez-moi de garder le secret.
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En fait il s'agit d'un engin expérimental de ma conception que je n'ai pas encore utilisé. Une lubie supplémentaire de ma part, me direz-vous. Et si je l'inaugurais en votre présence?
J'ai pris tellement de plaisir dans le passé à élaborer ce circuit, plaisir qui se perpétue aujourd'hui quand je fais rouler les trains, qu'il ne me manque plus qu'une chose: m'y plonger dedans. Oui vous avez bien entendu. Je suis en mesure grâce à mon invention de me réduire comme je le désire et de choisir par exemple l'échelle du réseau, dans ce cas le 1/87°, pour avoir la joie d'être " au cœur de l'action ".
Non, aucun danger, tout a été étudié. Voyez, j'endosse cette combinaison, me munis de la télécommande et vais me placer devant l'appareil. Aidez-moi à me hisser sur la table à côté de la gare principale. Puis enclenchez ce gros bouton vert qui est le commutateur général de mise en marche des trains. Vous n'aurez rien d'autre à faire; tout est automatisé.
Je vais allumer l'engin qui ressemble à une grosse caméra vidéo, mais s'avère être en fait un émetteur d'un champ gravitationnel extrêmement intense, circonscrit à ce petit cercle dans lequel j'ai placé mes pieds.
Ca s'apparente à ce qu'on nomme en astrophysique un trou noir, à ceci près que je puis contrôler l'opération et ne pas me ratatiner sur moi-même indéfiniment.
Voilà, je commence. Mon scaphandre m'empêche de ressentir l'impression désagréable de contraction de l'organisme. Tout s'appesantit, y compris le temps qui ralentit pour moi. En effet l'horloge murale affiche seize heures, tandis que ma montre-bracelet a déjà cinq minutes de retard. Je vous vois cher ami grandir progressivement et devenir géant. Le plafond s'éloigne, de même que les cloisons, alors que le sol se rapproche.
Ca y est: je mesure environ un centimètre et demi et suis à la bonne taille pour m'immiscer dans le décor. Je me débarrasse du scaphandre mais garde sur moi la télécommande. On ne sait jamais.
J'emprunte la passerelle piétonnière qui enjambe le faisceau de voies et me permet d'aboutir au bâtiment principal de la gare voyageurs. Je m'arrête au milieu du tablier. A ce moment passe à petite vitesse un train de messagerie. C'est amusant de voir cette masse s'étirer le long des quais, faire vibrer le sol avoisinant et émettre le sempiternel tac-tac des multiples roues au passage des éclisses. Comme dans la réalité ! Cependant il y a des différences. Le bruit du convoi est nettement plus aigu que celui d'un train véritable.
En fait les seuls sons que j'entends sont ceux de tous ces " bolides " en marche. Même les plus lointains sont perceptibles à cause de la transmission des ondes sonores par le contre-plaqué de la table.
Je suis entouré d'une rumeur incessante de vrombissements. En dehors de cela aucun bruit familier auquel tout un chacun est habitué et finit par ne plus prêter attention: pas une voix, pas un cri (surtout cher ami, ne vous exprimez pas car votre parole, à peine chuchotée, me ferait l'effet d'un tonnerre de tous les diables !), aucun souffle de vent, pas la moindre présence d'animal domestique (où sont passés les pépiements des moineaux?), aucun son de trafic automobile, pas un klaxon, aucun témoignage d'activité humaine (un aspirateur, une machine-outil...). Rien. Rien d'autre que le grondement obsédant du chemin de fer. Depuis la passerelle, je devine au loin la flèche de l'église dont je sais que la cloche - qui n'existe pas - ne tintera jamais. J'aperçois les fenêtres les plus élevées des bâtisses. Quelques-unes sont ouvertes. Toutes abritent du vide. Ces maisons amoureusement construites ne renferment que de l'air.
Je redescends les escaliers de la passerelle et arrive près de la gare. Je suis obligé de la contourner car toutes les portes sont fermées (à la colle cellulosique).
Voici la place, d'où part l'avenue principale. Quelle impression singulière ! Une rangée de taxis sans chauffeur attend sagement des voyageurs absents. Bigre ! C'est vrai que je n'ai pas encore croisé un seul personnage. Quand je redeviendrai grand, il faudra songer à placer davantage de figurines pour " donner un peu de vie " à cet endroit.
Je déambule le long du cours dont la chaussée est encombrée de véhicules figés. Je ne m'attarde pas à faire du lèche-vitrines. D'ailleurs que me proposeraient les devantures? Rien que de bêtes dessins plaqués contre les façades de plastique transparent.
En réalité une chose épouvantable a bloqué mon attention. Contrairement à tout à l'heure, je suis entouré d'une foule de badauds. Mais ces mannequins lilliputiens, qui m'apparaissaient tellement mignons avec mes yeux " d'adulte ", ont des figures de cauchemar, taillées à coups de scalpel, même pas ébarbées. On dirait des visages à la Picasso, sortis tout droit de son tableau Guernica.
Il faut dire à la décharge du maquettiste qui les a fabriqués, qu'il n'est pas aisé de façonner un crâne à peine plus gros qu'une tête d'épingle. Et que des détails invisibles à l’œil nu me sont actuellement révélés dans toute leur grossièreté. Ma " réduction " me donne une perception accrue des choses. Je ne m'y attendais pas du tout.
Que dire des vêtements sinon que leurs plis pétrifiés ne correspondent plus du tout aux canons de la mode d'aujourd'hui. En y réfléchissant, cela doit faire six ou sept ans que j'ai acheté toute cette collection de mannequins.
Je traverse à un feu éteint et m'engage dans une ruelle de la " vieille ville " bâtie de fausses anciennes façades en carton peint.
Je débouche sur la place de l'église romane qui m'a demandé jadis bon nombre d'heures de travail. Que me réserve-t-elle? Las ! Une déception de plus. L'impression de sévère massivité qui se dégage des édifices grandeur nature n'est pas rendue ici. Le plastique satiné des murailles, les pierres fictives aux joints trop larges, les ouvertures nettement ajourées, me rappellent cruellement qu'il ne s'agit là que d'un jouet et non d'un lieu de culte chargé d'Histoire. Les statues du tympan ne se tirent pas mieux d'affaire. Elles manquent de relief et semblent recouvertes d'un flasque enduit qui voile les traits des visages, les détails des mains, les replis des toges.
Je prends du recul et lève le regard vers le clocher. La croix sommitale se détache d'un ciel sombre, en fait la charpente du grenier, immensément lointaine en ce moment présent, tellement chaleureuse et rassurante à l'accoutumée.
Alors je fuis la ville voir comment se comporte la campagne. Après avoir traversé un faubourg sans grand intérêt, je longe le bas-côté de la grande route menant à la ville voisine.
Je suis dans une plaine parcourue de prairies et de vergers. Mais en fin de compte le caractère bucolique de l'endroit n'est pas mieux restitué que l'urbanisme du milieu que je viens de quitter. L'herbe est évoquée par un flocage vert ponctué de quelques taches jaunes. Il s'agit de sciure de bois colorée, acquise dans un grand magasin de jouets. Elle est censée représenter la flore d'un pré. C'est vraisemblable quand on est de taille normale; ça l'est moins quand on est aussi haut qu'une fourmi.
Cette sciure collée au sol en couche plus ou moins épaisse, se révèle dure et tranchante, ne demandant qu'à me faire trébucher si je m'y aventure. S'il n'y avait pas ce vert, je croirais me trouver en plein reg. Un bien lointain rapport avec l'herbe naturelle dans laquelle les vaches enfouissent leur museau ! A propos de bovins, en voici quelques-uns (en plastique) à deux pas de moi, statufiés et aussi mal dégrossis que les passants dans la rue. Certaines bestioles broutent la sciure; d'autres plus près de la voie attendent le passage du train qui, précisément défile à cet instant. Une reproduction du " Mistral ". Je ne prends pas le temps de le contempler parce que je me sens mal à l'aise dans cet environnement supposé reproduire la vie et qui, tout compte fait, y réussit fort mal.
Toutes ces figurines - hommes et bêtes - sont inquiétantes non seulement par leur laideur mais également par leur fixité. Mais souhaiterais-je vraiment qu'elles s'animent? Je crois que ça deviendrait effrayant.
Je me hasarde dans le verger voisin, après avoir sauté une barrière d'allumettes. Triste décor ! Les pommiers en fleurs sont constitués de polystyrène rose, réduit en poudre et disposé le long de branches en fil de cuivre peint en marron. Les troncs ressemblent à un gainage électrique, brun foncé uniforme. A la base de l'entre eux je lis une minuscule inscription " Made in Germany ".
Près de la rivière (un couloir qui serpente en circonvolutions dessinées à la laque brillante), je regarde un alignement de peupliers au feuillage en éponge émiettée, bien vert. Quelle erreur m'a pris de faire se côtoyer des arbres en fleurs et d'autres à la ramure estivale? Je m'approche de l'onde glauque puant encore le glycérol. Je stationne quelques instants sur une petite plage parsemée de roseaux (des poils de pinceau). Un passage à gué simulé par des cailloux (des vrais !) me permet d'accéder à la berge d'en face. De là, part une charmille faite d'un maillage de latex et de faux lichen évoquant maladroitement la végétation buissonnante. Le sentier, bientôt à découvert, me ramène à la grande route au bout d'un quart d'heure environ de randonnée.
Belle leçon d'humilité pour moi. J'avais cru reconstituer en miniature un univers semblable au quotidien et je me trouve confronté à une malhabile reproduction. Impuissance de nos yeux, facilement trompés par l'infiniment petit... Maladresse de nos doigts pour confectionner du minuscule...
Le vrombissement continu des trains commence à être insupportable. Ma tête s'alourdit. Je reste comme insolé sur la chaussée de carton, au passage d'une Mercedes qui ne fonce pas. Elle se rabat après avoir dépassé un poids-lourd qui n'avance pas davantage.
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Morts, ces lieux sont morts; ils ne sont animés que par la ronde des convois sur leurs bêtes rails.
Je reprends ma marche et aperçois les premières maisons du village quand tout à coup un vague zon-zon émerge de la cacophonie ferroviaire. Plus rien. Puis quelques secondes après, ça renaît, s'amplifie et devient assourdissant. Une ombre court sur le sol à toute vitesse. Le son vrillant a cessé de croître, mais demeure néanmoins. Je me retourne et lève les yeux. Un moustique ! De la taille d'un condor flanqué d'un nez d'espadon. Un vrai monstre, repoussant au possible. Mon regard affolé ne retient de lui qu'une forme squelettique, annelée et velue. La seule manifestation de vie que je rencontre trouve le moyen d'être hostile !
Je me rue vers une maison. Toutes issues bloquées (sacrée colle cellulosique ! ). Là-bas une grange à foin pourra m'abriter temporairement. Je me blottis derrière des fagots de bois (des brindilles liées par du fil à souder). Apparemment l'insecte ne m'a pas aperçu. Bien sûr il ne s'agit là que d'un vulgaire culex, incapable de m'inoculer le paludisme. Mais tout de même, c'est une perspective effarante de se faire sucer le sang. De deux choses l'une: soit, vu ma taille, il me pompe d'un coup et me fait passer de vie à trépas; soit, vu la densité acquise de mon hémoglobine, c'est lui qui meurt, son organisme n'étant pas apte à absorber un fluide aussi plombé.
De toute façon je n'ai pas envie de tenter l'expérience. Voyons, en longeant ce rideau d'arbres, j'arrive à la cabane de jardin en bordure du potager, je galope dos courbé contre le muret entourant le manoir et... zut revoilà le zon-zon ! Je plonge dans la niche du chien. Dehors Médor ! Tu as beau montrer les crocs, tu ne me fais pas peur... Zon-zon s'éloigne; je ressors de ma tanière, cours à perdre haleine et arrive par le côté de la gare. Hop ! sur le quai. Par chance un tortillard est à l'arrêt, alignant d'antiques voitures voyageurs, style far-west, munies d'une passerelle à chaque extrémité. Je me précipite sur l'une d'entre elles, à défaut de pouvoir pénétrer à l'intérieur.
Ces matériels roulants sont en fait des reproductions de voitures allemandes des années 40 que les ferroviopathes de l'époque appelaient " boîtes à tonnerre " à cause du bruit tonitruant qu'elles produisaient en se déplaçant. D'ailleurs je vais être servi. Car le train vient de démarrer brutalement, me plaquant la barrière dans les côtes. Un vacarme abominable naît aussitôt.
En quelques secondes je comprends que là aussi je me suis trompé. Ces trains, ces fameux trains dont j'étais fier d'avoir programmé la vitesse avec le maximum de réalisme, eh bien ils vont encore trop vite. Les démarrages sont excessivement vifs, de même que les décélérations. Et pour ce qui est de celui-ci, les courbes sont encore trop accentuées. Dès lors me voilà emporté dans un tourbillonnement infernal, ballotté à gauche, à droite, en avant, en arrière. Le paysage se fond en une virevoltante paroi qui défile en folie. J'ai l'impression de m'enfoncer dans un boyau du fond duquel vocifèrent les hurlements du fer contre le fer. A chaque passage sur les éclisses, un coup de boutoir dans mes reins. Pour ne pas être précipité au dehors, je me suis laissé choir, dos contre la balustrade, nuque coincée entre deux barreaux, mains tétanisées empoignant deux autres barreaux, pieds calés contre la porte d'accès à l'intérieur du wagon. Une odeur de graisse, si agréable quand je huilais les roulements de mes petites maquettes, me soulève les viscères, écœurante en de telles circonstances..
Quand je pense que je me suis baladé jadis dans les attractions foraines les plus périlleuses ! C'était une partie de plaisir à côté d'aujourd'hui.
J'espère que mon wagon ne va pas se détacher car ici les attelages ne sont pas de toute sécurité et le Westinghouse n'existe pas. Connaissant la ligne, je crains notamment un passage à niveau où ça va tressauter davantage. Le train ralentit, insuffisamment à mon goût. Fermeture brutale et assourdissante des barrières, vision plus que fugitive de la lanterne clignotante, ça y est l'obstacle est passé. Le convoi freine, prévu pour stopper à une station en rase campagne. Mes jambes tendues ne résistent pas à la compression et mon crâne se rapproche dangereusement de la porte. Le tortillard s'immobilise enfin.
Quelques secondes de répit pour analyser rapidement la situation qui, dans le fond, n'est pas vraiment désespérée. D'une part Zon-Zon n'est pas reparu, probablement attiré par une proie plus grosse... vous cher ami lecteur? D'autre part le prochain arrêt est la grande gare, point de départ de mon périple.
Je change de position. Je suis maintenant à genoux, les fesses sur les talons, face à la barrière de la passerelle. Je me suis débarrassé de mon veston. Je l'ai replié, calé tant bien que mal avec mes bras croisés à l'horizontale. J'appuie mon visage sur ce coussin de fortune - bras et veste - tandis que mes mains agrippent solidement deux barreaux.
Démarrage brutal du train. Je le supporte mieux que prévu. Commencerais-je à m'habituer? De nouveau cette folie du vacarme et des secousses. Tenir, tenir coûte que coûte. De longues minutes s'égrènent. Enfin la vitesse décroît et la gare principale, tant désirée, se profile à l'horizon. Je termine mon voyage dans une stature pitoyable. Malgré moi mes jambes se sont dépliées, n'ayant pas mieux résisté que tout à l'heure à la puissance du ralentissement.
Je saute sur le quai. Pas de Zon-Zon aux alentours. Tout à coup un énorme bruissement me rompt les tympans et une ombre gigantesque s'éloigne à vive allure. Qu'est-ce donc? Ma foi, pour l'instant, il me tarde de retrouver une taille normale.
Je revêts le scaphandre et me positionne dans le cercle dans lequel j'avais placé mes pieds au moment du départ. Je constate avec plaisir que, compte tenu de la durée considérable de mon voyage, l'appareil s'est reprogrammé automatiquement en fonction d'agrandissement. Pas besoin de la télécommande.
Je grossis rapidement. Mon temps propre s'accélère et je vois ma montre au poignet rattraper le retard et s'aligner exactement sur l'horloge de la pièce.
Terminé. Je suis redevenu comme auparavant, debout sur la table, dominant l'univers qui me dominait il n'y a pas longtemps. Les trains ont repris leur bruit familier. Je saute à terre...
Mais où êtes-vous cher ami lecteur? Que faites-vous donc prostré dans ce coin du grenier, les yeux émergeant à peine de votre lecture?
Avec de grandes difficultés, vous vous relevez tremblant. Je vous administre presque de force un petit verre d'alcool. Vous m'expliquez alors que, peu avant mon retour, vous avez vu brutalement surgir du néant, à peu près de l'endroit d'où moi-même je suis parti, un ignoble monstre ailé. Celui-ci grossissait à vue d’œil, immobile, puis a virevolté soudainement et vous a, semble-t-il, scruté de ses yeux exorbités et inexpressifs. En fin de compte il s'est élevé dans les airs et s'est échappé par la baie de toiture qu'il a fracassée...
Je comprends à présent le boucan de tout à l'heure. C'est Zon-Zon qui, en évoluant par hasard dans le champ d'action de mon engin, quelques secondes avant mon propre passage, s'est mis lui-même à prendre des proportions titanesques !
Mon pauvre ami, nous revenons de loin...
(copyright Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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