Un univers de zamac
S'il est un domaine dans la vie où les bons souvenirs demeurent les plus vifs et les plus idéalisés, c'est bien celui de l'enfance.
Cette assertion s'applique évidemment pour ceux qui ont eu la chance de traverser leurs premières années dans une ambiance relativement heureuse. L'aisance matérielle n'est pas la condition sine qua non pour cela. Un climat familial favorable y concourt davantage avec des parents aimants, même parfois maladroits, des collatéraux bienveillants... et si de surcroît l'on a l'occasion de se faire des amis sincères dans les coulisses de notre existence, l'enfance peut alors se révéler comme un jardin. Un jardin dont on voudrait bien rouvrir de temps en temps le portail, une fois arrivé à l'âge adulte. Mais la grille ainsi que la serrure sont rouillées. La clef a accompagné sa soeur des champs. Ma foi cela n'est pas plus mal; il ne faut point se laisser envahir par le passé.
C'est malgré tout plus fort que moi, qui vous écris à l'instant. J'ai besoin du passé. Je ne puis me passer du passé, tout en étant conscient que je l'enjolive... allons Georges (c'est mon prénom) ressaisis-toi, ce n'était pas l'éden, il y eut aussi de méchantes épreuves à affronter. Quant à ces jours fastes auxquels tu te réfères, ils étaient tout de même entachés de sensations négatives diffuses, de ressentiments ou autres. Le chrome n'étincelait pas uniformément au soleil: des points de rouille piquaient la surface...
Certes, mais en employant une image ressassée, je dirais que l'arbre verdoyant sous l'azur a besoin de s'enraciner dans un sol aux profondeurs mystérieuses. Pour m'épanouir aujourd'hui, il me faut des racines bien à moi. Celles-ci ne consistent pas essentiellement en une maison familiale (d'ailleurs disparue) ou une bourgade natale (par ailleurs rendue méconnaissable). Elles sont surtout la moisson de gais souvenirs de ma prime existence, engrangés dans ma mémoire. Et tant pis (ou tant mieux?) si j'oublie les taches de rouille...
Georges - l'auteur de ces lignes - est un alerte septuagénaire qui ne refuse pas de se confier de temps à autre. Ah! s'écrie-t-il et écrit-il, nos jeux ne ressemblaient pas à ceux d'aujourd'hui. Aucun rapport. Personnellement mon jouet favori était une collection d'autos miniatures avec laquelle j'ai longtemps égayé mes après-midi. Il y en avait de toutes les marques et ça ne coûtait pas trop cher. Mes préférées se dénommaient Dinky Toys Meccano. Rien que de prononcer ce mot magique, je sens mes yeux s'écarquiller et mes gros sourcils se relever. Oui, l'émerveillement demeure en dépit des décennies écoulées. Sans aucune honte j'affirme y avoir joué depuis mes plus jeunes années jusque vers l'âge de quinze ans. Oh, bien sûr à l'adolescence c'était très épisodique.
Les autos miniatures étaient différentes de celles d'aujourd'hui qui sont des maquettes destinées à un public adulte. Plus dépouillées mais plus solides. Moulées d'une seule pièce en zamac, y compris phares, calandre, pare-chocs, elles reproduisaient néanmoins avec exactitude les modèles réels. Les roulements étaient increvables avec des essieux épais reliant des roues aux pneus caoutchoutés... comme chez les grandes. Je prenais plaisir à les lubrifier régulièrement au moyen de la burette d'huile de la machine à coudre maternelle. Ma mère tolérait gentiment ce détournement de destination de son produit d'entretien.
Jouer aux petites autos devenait encore plus intéressant lorsqu'il y avait des camarades. Les après-midi de congé hebdomadaire (c'était le jeudi à l'époque), nous nous rencontrions chez l'un ou chez l'autre. Même les soeurs des copains participaient parfois! Nous n'étions pas sectaires... Chacun apportait quelques modèles pour compléter le parc de celui qui invitait. Tour était organisé comme une grand-messe; jamais de disputes ou si peu. Nous commencions par exposer tous les véhicules puis à tour de rôle chacun en choisissait un jusqu'à épuisement du stock. Un camion valait deux autos; de cette façon l'on réglait la question du partage inégal en quantité.
"Oh! tu as pris cette auto que je voulais - Bah! c'est pas grave, quand tu viendras chez moi je te la prêterai"... car nous avions notre domicile et nous nous rendions visite. Nous choisissions un coin de la chambre pour bâtir notre maison entourée du parking, du jardin, de la piscine, que sais-je d'autre. L'imagination ne demandait qu'à s'exprimer à l'aide de pièces de jeu de construction, de bouts de bois, de carton ou de plastique. Puis nous tracions des rues avec ces mêmes éléments complétés d'articles tout faits achetés dans le commerce: barrières, signaux routiers, trottoirs, figurines diverses... Enfin nous nous attribuions des professions plus reluisantes les unes que les autres: banquier, directeur, commissaire de police...
La partie débutait enfin et durait jusqu'à l'heure du goûter après lequel nous allions prendre l'air dans le pré ou la cour. Nous nous défoulions au foot, au jokari, à "un, deux,trois, feu!", aux gendarmes et aux voleurs, à "mère veux-tu?" ou "je déclare la guerre à...". Nous ne connaissions pas l'ennui.
Idyllique tout cela? Mais non c'est bien réel. Nous formions une petite équipe soudée de quatre ou cinq membres. Parmi ceux-ci Grégoire était celui avec lequel je m'entendais le mieux (un hasard? nos prénoms commençaient par la même lettre). Lui, je le retrouvais également le dimanche au domicile de l'un ou de l'autre. Quand les parents ne sortaient pas pour la sempiternelle balade dominicale, nous nous réfugiions dans la chambre et son délicieux univers routier. Grégoire possédait aussi un train électrique en fer tôlé mais nous ne montions pas systématiquement le circuit. D'abord ça prenait un temps fou et parfois ça tombait en panne. Et puis on se lassait de voir le train tourner éternellement en rond. Tandis que, comme je l'ai déjà dit précédemment, le monde des petites autos donnait libre cours à quelque chose d'unique, ignoré des jeux de console abrutissants d'aujourd'hui; je veux parler de cette fameuse imagination qui nous permettait d'élaborer les décors, les scénarios les plus variés, dans certains cas à la limite du vraisemblable, mais peu importe.
De temps en temps, Grégoire et moi rêvions d'avoir une ville miniature avec de vraies maisons... et puis non! Trop d'encombrement. Où aurions-nous placé nos pieds pour pousser de la main nos véhicules? Par ailleurs nous aurions été prisonniers d'un environnement trop bien défini, donc sclérosant. Plus moyen d'inventer... "Alors on dit que là, c'est un immense garage qui est à moi, ici c'est l'immeuble de la police - Oui, et à côté c'est un grand magasin où on trouve de tout, et puis en face c'est l'école où on emmène nos enfants; et moi je suis le directeur et aussi le chauffeur du bus scolaire, tu sais, avec l'autocar Chausson Dinky Toys..."
Les véhicules aussi nous faisaient fantasmer: les camions - Berliet, Ford, Willème, Unic, etc - à qui nous prêtions les plus gros vrombissements (Brôôôôum!), gravissant avec peine des rampes imaginaires. Quant aux autos, surtout les américaines, nous les "conduisions" avec déférence en maniant leur huit-cylindres sous un doux bruit feutré (Bvvvvvv!). Notre chouchoutée était la De Soto Diplomat 1959. Ce fut la première Dinky Toys à bénéficier de glaces et d'une suspension; elle était vraiment splendide avec ses ailerons arrière, reflets des folles sixties made in US.
Ai-je dit que ce jeu des petites autos s'était également diffusé à l'école? Nous en amenions une ou deux dans notre cartable et les déposions dans un carton sur le bureau du maître. Nous les récupérions au moment de la récréation. Mais mes copains et moi n'y avons pas participé longtemps. Il y avait quelques meneurs dans la classe qui édictaient leur loi, munis de miniatures pour la plupart militaires. "Non! tu n'as pas le droit de venir ici, c'est ma base! - Oh là là, mais alors on n'peut plus circuler - Eh bien c'est comme ça!". A ce rythme nous avons déchanté puis vite abandonné. De plus, nos autos s'encrassaient au contact du sol poussiéreux. Quel gâchis!
Et puis comme il arrive souvent dans la vie, les bonnes choses n'ont qu'un temps. Certains d'entre nous ont évolué, faut-il dire "mûri"? Peut-être, je ne sais pas. Toujours est-il que leurs loisirs se sont orientés vers d'autres centres d'intérêt, le sport, les virées dans la rue, les filles que l'on commençait à considérer comme autre chose que de bonnes copines...
Grégoire et Georges ont amorcé le tournant plus tard. Est-ce bien? Est-ce moins bien? Qui peut le dire et le leur reprocher, nous reprocher d'avoir voulu prolonger encore un peu les heures insouciantes de l'enfance?
Nous avons donc continué de nous adonner à notre passe-temps favori, quelquefois accompagnés d'un de nos anciens comparses, plus rarement d'un frère aîné qui lui, privilégiait le train.
Un jour, le couperet survint. Le père de Grégoire qui était instituteur, fut muté loin de chez nous. Ce ne fut pas une sinistre surprise. Nous nous y attendions et en avions parlé avec appréhension... Qui a défini l'amitié comme une âme en deux corps? Aristote? Les amitiés rares comme la nôtre doivent répondre à ce critère. A cette occasion nous nous engageâmes dans un curieux pacte, à savoir que le jour anniversaire du départ de Grégoire, nous nous promîmes chaque année de sortir de son carton une auto déterminée et de l'exposer durant vingt quatre heures en un endroit bien visible, un rayonnage de bibliothèque, le dessus d'un buffet... Petit mausolée commémoratif et provisoire... Nous avions douze ans.
Mièvrerie, nostalgie déplacée, idolâtrie à l'égard d'un simple joujou aurait-on pu penser, ça ne durera pas. Eh bien non pas du tout, ça a duré. Certes il y eut des oublis, mais l'année suivante on rectifiait le tir. D'autant que nous avions toujours gardé le contact par courrier ou téléphone en dépit de l'éloignement, prenant ainsi réciproquement de nos nouvelles. Le père de Grégoire avait été nommé dans son nouveau poste à l'autre bout de la France. Quelle idée l'avait donc piqué celui-là de s'expatrier de cette façon?... Etrangement, Grégoire et moi ne nous revîmes jamais: peur de constater de visu une divergence dans l'évolution de nos caractères, de nos vies et de faire craquer la jeunesse commune protégée par nos souvenirs? Hypothèse plausible mais non assurée.
On devinera sans doute que l'auto exhumée annuellement était la De Soto Diplomat, choisie d'un commun accord. Heureusement d'ailleurs car ce fut une des rares que je conservai. Toutes les autres furent perdues au cours d'un des multiples déménagements que j'entrepris au cours de mon existence un peu aventureuse. En un sens, tant mieux. Peut-être un signe du destin pour m'inciter à ne pas "m'enrichir" de trésors virtuels. Trop de gens conservent des foultitudes de reliques encombrant leur grenier. Mieux vaut garder un ou deux souvenirs plutôt qu'une collection d'antiquités. L'impact de la De Soto en était ainsi renforcé...
Il y a deux dizaines d'années, Grégoire, plus passionné que moi, m'apprit qu'il avait adhéré à un club de restauration d'autos anciennes. Naturellement bricoleur, il s'était très bien intégré dans l'association. Au terme de plusieurs mois de recherches, il avait fini par découvrir et après moult négociations, acheter une épave dans un casse-auto. Le rêve, l'occasion unique, il n'avait pas osé y croire... il s'agissait d'une De Soto Diplomat, l'extension grandeur nature de la petite Dinky Toys.
D'innombrables séances de travail s'ensuivirent pour remettre à neuf le véhicule. Une oeuvre fantastiquement longue, laborieuse, entrecoupée de découragements puis d'enthousiasmes pour reconstituer, dérouiller, souder, dénicher ou fabriquer les pièces manquantes. Grégoire m'informait sporadiquement de l'avancée du chantier. La veille de notre fameux anniversaire, il m'appela tard dans la soirée au téléphone et me prévint: "Ca y est, ça va être le grand jour. L'auto est entièrement retapée et je l'essaierai demain vers les neuf heures. Pour le premier galop, ce sera une dizaine de tours dans la cour du club".
Je sortis alors de sa boîte la Dinky Toys avec une fébrilité qui m'étonna, tout en regrettant de ne pas pouvoir assister aux premiers roulements de sa grande soeur. Réveillé tôt, je m'occupai aux taches domestiques quotidiennes, non sans jeter un coup d'oeil régulièrement sur le modèle réduit... Neuf heures sonnèrent à la pendule et je crus être victime d'une hallucination. Devant moi la minuscule De Soto Diplomat 1959, échelle 1/43, made in France by Meccano, s'ébrouait lentement, sollicitait ses suspensions en balançant la carrosserie, puis dessinait une dizaines de ronds sur le plateau de mon buffet de salle à manger...
(Copyright Jean-Michel Cagnon - Sep. 2017)
Date de dernière mise à jour : 11/10/2017
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