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Le mélomane

montagne-1.jpg©JMC

"Un jour la chienne de mort m'emportera. Je repartirai de ce monde, nu, sans aucun bien terrestre. Mais il est une richesse qui ne pourra m'être ravie, immatérielle, me comblant d'aise, gravée pour toujours dans ma mémoire, une richesse dont ne se rassasie jamais mon esprit: la musique."

Ainsi parle "le mélomane", comme l'appellent les gens du petit village où il vit. Le mélomane habite l'ancien presbytère, juché sur des remparts millénaires. De sa fenêtre, il découvre chaque jour un magnifique panorama bucolique sur la vallée. En face cependant l'autre colline renferme dans ses entrailles tout un arsenal de mort, un groupement de missiles stratégiques de défense nationale. De quoi faire sauter toute la planète.

Le mélomane a aménagé la cave du presbytère, une véritable casemate médiévale, enterrée et ceinte d'épaisses murailles. Il l'a transformée en auditorium privé, tapissant de moquette parois et sol, l'agrémentant de rayonnages pour disposer le matériel hi-fi et classer tous les enregistrements. Çà et là un ou deux poufs, un sofa moelleux, des spots à éclairage indirect, quelques portraits de compositeurs favoris (Beethoven, Tchaikovski), un buste de Berlioz... L'ensemble est chaleureux et invite à l'écoute, assis ou couché au sol, bien isolé de l'extérieur par une double porte.

Ce soir le mélomane, bien que fatigué par une dure journée de travail, veut s'octroyer un ample concert. Il se sent d'humeur ombrageuse et cherche une musique faisant écho à son émoi et qui soit capable de le réconforter.

De sa collection chérie de vinyles, il sort un enregistrement de Karajan dirigeant le concerto n°1 pour piano de Tchaikovski. Attaque du premier mouvement par des accents majestueux d'allégresse libérée bien vite interrompus par l'hésitation d'une note répétée, comme si le compositeur s'était soudain trouvé en manque d'inspiration. Puis se succèdent des passages fortissimo et pianissimo en une alternance de questions et de réponses, de tergiversations et de certitudes, d'évocations tendres et de décisions sans appel. Le mélomane se complaît en écoutant le violent final du mouvement, témoignage d'une résolution implacable après maintes interrogations, conduisant à une franche sérénité.

Le mélomane tend alors l'oreille pour entendre au départ du second mouvement, en une atmosphère quasi irréelle, une douce mélodie lentement rythmée. Quiétude ouatée à peine troublée par de brèves agitations et un brutal accord de clavier. Impression de paix, fragile maîtresse d'un chaos dont on devine malgré tout la sourde menace.

Cet équilibre est sauvagement renversé par l'introduction vive du dernier mouvement, laquelle réussit à faire sursauter le mélomane. Et pourtant, Dieu sait s'il la connaît sa musique! Des accords saccadés font renaître le désordre et le désarroi. Le désespoir va triompher quand apparaît un thème d'espérance évoqué soit par l'orchestre soit par le piano. Il va en s'amplifiant avant la conclusion en apothéose. Le mélomane se souvient dès lors des sonorités du début de l’œuvre et, bien que la mélodie soit différente, il y retrouve semblable fougue, pareil entrain. Il se surprend à mimer Karajan. Un torrent de clameurs emporte la cave dans un fantastique tourbillon, avant le silence de mort marquant la fin du disque.

Le mélomane se sent épuisé, un peu ensommeillé. Il se propose de poser ensuite sur la platine Une Nuit sur le Mont-Chauve de Moussorgski. Bien que s'en défendant, il ne peut s'empêcher de lier à cette musique démoniaque les visions de Fantasia, le dessin animé de Walt Disney. Images païennes d'une nuit de sabbat, vues apocalyptiques et dantesques, rondes de diables, démiurge effrayant sortant de la montagne écroulée et partagée en deux monticules, ruines et flammes, confusion des sonorités, diminution de leur portée, torpeur irrésistible et puis progressivement plus rien...

Le jour vient de se lever. Le mélomane endormi dans le sofa, s'étire. Le tourne-disque s'est arrêté depuis fort longtemps. Le mélomane se redresse, essaie de couper l'amplificateur déjà éteint, trébuche dans le noir avant d'ouvrir péniblement les portes de la cave. Le jour cru entre à pleins flots.

Un cri de stupeur de l'homme cloué dans l'embrasure, découvrant avec effroi sa solitude dans un paysage de désolation. Là-bas en face, la montagne fumante est coupée en deux. " Oh non! ce n'est pas vrai, "ils" n'ont pas fait ça ? ! ".
(Copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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