Une absence

nounours001.jpg©JMC

Ils s'apprêtaient à partir. Le moteur de la voiture ronronnait docilement. On eût dit un coursier attendant patiemment le signal de son maître pour s'élancer.

C'était mercredi. Les trois enfants étaient en congé et devaient partir avec maman visiter la famille à la ville voisine.

Il réalisa qu'entre le moment de l'au revoir et son propre départ au bureau, trois bons quarts d'heure de solitude allaient s'écouler. Il éprouva une sorte d'ivresse mêlée d'inquiétude. Etre maître de son temps, mais aussi s'interroger sur la façon de l'utiliser. Et puis s'il "leur" arrivait un accident?

Elle prend le volant, fait monter sa joyeuse troupe dans l'auto. Derniers bisous. Discret signe de la main. Les pneus crissent sur le gravier et entraînent une carrosserie babillarde.

Le voilà seul. Alors il se rue sur l'escalier, monte à la plus haute chambre, ouvre la fenêtre et attend. Une minute plus tard, il aperçoit la voiture, unique et minuscule mobile dans l'immense fond de vallée désert, plombé de soleil en ce début d'après-midi. Tout dort dans cet air empesé. Les collines à l'horizon se ratatinent, écrasées de chaleur. Végétaux et minéraux s'offrent alanguis au doux feu du ciel. Seul vit un véhicule léger, lancé sur la route poudreuse.

La maison est pleine de silence. La maison est pleine de choses inanimées. Ont-elles donc une âme? Et pourquoi pas? Le petit nounours abandonné gît sur le tapis. Un espiègle rayon de soleil adouci par le rideau allume ses yeux perlés. N'a-t-il pas bougé?

Plus loin une dînette soigneusement rangée sur la table basse semble attendre d'invisibles convives. Il semblerait que les assiettes ne demandent qu'à se remplir de délicieux mets de pâte à modeler, que la carafe haute comme deux sucres supplie qu'on la garnisse de sirop, que les menus fauteuils tendent leurs bras pour accueillir d'improbables invités. Le tout avec une intensité plus forte que si leurs propriétaires étaient réellement présents. Là-bas un livre ouvert patientera tout l'après-midi avant d'être repris pour connaître la fin de l'histoire.

Il redescend l'escalier aux tommettes branlantes sur lesquelles ses pieds s'appesantissent plus que d'habitude. A-t-il déjà autant ressenti le sol instable sous ses pas? Dans le salon, un ouvrage de tricot délaissé lui rappelle les douces mains de l'absente. Il les dessine mentalement, en continuité des aiguilles dressées.

Le décor est pétrifié et - ô paradoxe - la maison ne s'est jamais autant révélée avec une telle acuité... Les trois quarts de l'horloge le ramènent brutalement à la réalité. Il est temps de partir à son tour, vers un ailleurs, une ruche bourdonnante.
(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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