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Espagne

Espagne ©JMC

J'ai sous les yeux un ouvrage dédié à l'Espagne, imprimé en 1964, que je me suis procuré récemment dans un vide-grenier. Il fut édité à l'époque où je traversais de nombreuses fois la péninsule Ibérique entre 1956 et 1967 au cours de voyages périodiquement effectués avec mes parents entre le Maroc et la France.
Mon âge? Neuf ans pour la première fois en 1956 et vingt ans en 1967. Depuis je ne suis plus retourné dans ce pays et j'imagine qu'il a beaucoup changé sous de multiples aspects.
Je feuillette l'ouvrage...
Espagne... trois syllabes qui chantent dans mon esprit. Ce ne fut pas toujours la même mélodie. Teintée d'un brin de moquerie lors de mes jeunes années de résident dans une colonie française. J'étais bête, persuadé qu'en France tout est mieux et qu'ailleurs tout est moche. Et cependant le charme de ce pays opérait imperceptiblement. Il n'a cessé de se renforcer, la nostalgie et l'imagination aidant... avec aussi l'inclination à enjoliver... peut-être... sûrement.
L'Espagne, contrée à la croisée de deux cultures: l'européenne et l'africaine, enrichie de ce choc de civilisations. Exubérante et triste à la fois. Certainement pas facile à vivre sous le régime franquiste, mais fière, pudique, arborant aux yeux de l'estivant un enthousiasme et une affabilité qui forçaient l'admiration.
Es-tu encore comme cela Espagne? Aujourd'hui libérée par la démocratie, l'ouverture à l'Europe, le développement économique?... avec en corollaire l'oubli d'une certaine pureté, liée à l'enrichissement matériel?...
Alborada del gracioso de Maurice Ravel... je ne vois guère une aubade du bouffon royal dans ce poème musical. A mon ouïe parvient plutôt l'évocation des plaintes inavouées d'un peuple en souffrance (pareilles au saudade portugais?) combattues en finale pas les intonations scandées de l'orchestre, lesquelles se font l'interprète d'une extraordinaire envie de vivre de ce même peuple...
Terre occupée, selon les bribes de mes souvenirs d'Histoire, par diverses populations, Wisigoths, puis les Arabes, reconquise par la suite en 1492 par les Chrétiens. Entremêlement et superposition de courants de pensée, de témoignages, gravés jusque dans la pierre des édifices... telle la Giralda de Séville, ancien minaret de mosquée contemporain de la Tour Hassan R'batie, surmonté depuis d'une coupole chrétienne et reconverti en beffroi de cathédrale. Merveilleuse et inattendue harmonisation de motifs architecturaux si différents. Tout est dit dans ce monument symbolique. Espagne... heureuse mixité...
Je me souviens de la courtoisie des Espagnols, hôteliers, passants abordés dans la rue en quête d'un renseignement, étonnés d'entendre un jeune Français s'exprimant maladroitement dans leur langue et lui accordant une attention accrue. Je me souviens de l'intense vie nocturne citadine faisant paraître d'autant plus tristes nos villes françaises trop tôt ensommeillées. Je me souviens, par contraste, de l'assoupissement généralisé de tous ces villages d'Andalousie et de Castille traversés aux heures chaudes de l'après-midi. Non, les Espagnols n'étaient pas fainéants. Ils s'obligeaient à la sieste, réfugiés dans l'ombre et la fraîcheur de leur maison, à l'abri d'un soleil encore plus implacable qu'à Rabat. Plus implacable par suite d'un climat continental dans le pays d'Europe à l'altitude moyenne la plus élevée. Nueve meses de invierno, tres meses de infierno (Neuf mois d'hiver, trois mois d'enfer).
Que ce soit sous la dureté d'un régime politique ou d'une nature peu complaisante, les Espagnols ont toujours su s'adapter...
Nature qui a été dénaturée. Je ne sais plus quel écrivain ni de quelle époque avait consigné: "España es tan arboleada que una ardilla podrià atravesarla sin tocar el suelo" (L'Espagne est si boisée qu'un écureuil pourrait la traverser sans toucher le sol)... Abattage continu des arbres pour construire des vaisseaux à la conquête des Amériques, ou bien pour permettre aux monarques castillans et à la Cour d'accéder facilement à leurs châteaux, ou encore pour des besoins plus récents de l'industrie... Les Espagnols n'ont pas toujours été soucieux de l'environnement. Le pays a-t-il commencé à se reboiser ces cinquante dernières années?
Si tel est le cas, Espagne, tant mieux pour toi et en même temps tant pis. Car, hormis les Pyrénées, l'austérité commune à nombre de tes paysages était fascinante, le minéral dominant le végétal... Campagne saharienne de Salamanque (ou de Caceres? ma mémoire défaille), sablonneuse et silencieuse. Reliefs des environs de Saragosse ressemblant à une gigantesque peau de panthère, steppe tachetée de centaines de milliers de touffes herbues grisées par l'aridité. Titanesque Desfiladero de Despeñaperros, dans la Mancha, un cousin des Gorges du Verdon. Site montagneux de Tolède au soleil couchant, bariolé d'orange fauve et de mauve...
Immenses domaines d'Andalousie labourés et labourés au point de n'avoir pas un brin d'herbe, plantés d'oliviers peuplés d'insectes stridulant. Sierra Nevada près de Grenade aux forêts éparses et clairsemées. Plateaux infinis de la meseta avec pour seul signe de vie la sirène gémissante d'un poussif tortillard au lointain, un décor de far-west... Confirmation de l'Histoire mouvementée de l'Espagne: j'appris bien plus tard que l'appellation "Despeñaperros" du célèbre défilé signifie "basculement des chiens", du temps où entre Maures et Chrétiens on s'étripait volontiers et où l'on jetait du haut des falaises ces "chiens" d'ennemis prisonniers!!
Parfois et même souvent, comme pour rompre la solitude pesante des contrées dégarnies d'arbres, la publicité avait planté d'imposants panneaux. Il y avait bien sûr, en vue de fertiliser les terres ingrates, la promotion du "Nitrato de Chile" (Nitrate du Chili) évoqué (pour quelle raison?) par l'ombre chinoise d'un cow-boy chapeauté. Il y avait également "Pegaso, el camiôn español", slogan pour un véhicule indigène joliment carrossé. Mais fréquemment les placards vantaient les spiritueux locaux: l'ineffable Tio Pepe Gonzalez Byass représenté par une bouteille rigolarde coiffée d'un galurin de picador; Sandeman, noble porto signalé par l'image en ombre chinoise d'un caballero vêtu d'une ample cape, la tête protégée par un chapeau droit aux larges bords; Veterano Osborne, le brandy suggéré (là également pour quelle raison?) par un colossal taureau cornu à souhait, une fois de plus en ombre chinoise... Reflet du caractère ombrageux des Espagnols? Ceux-ci utilisaient souvent le contre-jour et les silhouettes en résultant pour leurs logos publicitaires...
L'ombre certes mais la lumière aussi. Certaines anecdotes de voyages, très personnelles, donnaient occasion à plaisanter. Telle cette après-midi où nous prîmes en auto-stop un prêtre vêtu d'une soutane largement ceinturée, équipé d'un chapeau, d'un cartable et de souliers vernis, l'ensemble de couleur noire contrastant avec la campagne poudreuse et ensoleillée. Ce brave religieux, peu prolixe, prit place à l'arrière à côté de moi. Ce devait être du côté de Mérida en direction de Séville. Les routes cahotantes criblées de nids de poule et la suspension sèche de la Coccinelle aidant, notre saint homme décollait régulièrement de la banquette avec une raideur singulière sans que rien ne transparaisse de l'inconfort de la situation. On aurait dit un mannequin de cire. Je m'empêchais, par respect, de pouffer de rire à chaque tressautement.
Plus anciennement, cela devait se passer en 1956 avec la Juvaquatre, les deux lascars qu'étaient mon frère et moi-même avions osé braver la grave autorité de notre père. Nous longions la Méditerranée, vraisemblablement entre Algésiras et Malaga. Faisant semblant de nous informer sur le nom de la mer, nous ponctuions régulièrement la conversation de commentaires sur "La merde la Méditerranée". Ni l'un ni l'autre de nos parents ne s'étonnèrent de ce "de la" en trop!
Je viens de nommer quelques villes. Espagne, j'ai réalisé bien des années après ces voyages, que j'avais souvent entrevu superficiellement beaucoup de tes cités. Pressés que nous étions par le planning de ces très amples randonnées Maroco-Françaises. C'est dommage. Les métropoles ibériques ont un très riche patrimoine bâti dont je n'ai pas saisi grand-chose. Je voudrais pouvoir visiter à nouveau l'Alhambra et ses jardins, pourquoi pas (le rêve est permis) en pleine nuit, comme le suggère si talentueusement l'oeuvre de Manuel de Falla. Je voudrais voir ou revoir la Sagrada Familia de Barcelone, les palais de Cordoue, la cathédrale de Burgos, Salamanque, Séville, Madrid et même la petite place centrale d'Algésiras ornée d'azulejos...
Villes actives et bruyantes comme je l'ai déjà dit, accueillantes par leurs hôtels luxueux mais abordables, même pour des voyageurs de condition modeste. Qu'on ne s'y trompe pas: un pays où jadis les prêtres étaient contraints de pratiquer l'auto-stop, où les gamins des campagnes faisaient cercle autour de nous pour quémander des bonbons ou examiner l'auto, spécimen rare; où les paysans n'avaient qu'une carriole hippomobile pour se déplacer, où les plantations d'oliviers andalouses - les fameuses latifundia - étaient partagées entre quelques propriétaires opulents employant une main-d'oeuvre sous-payée, où la "siega del heno" (la fenaison) apprise auparavant dans mes manuels scolaires continuait de se pratiquer - pour l'avoir vue - non mécanisée, à l'aide de bêtes de trait, ce pays-là - pardonne-moi Espagne - avait les caractéristiques d'un pays en voie de développement. Alors évidemment nous "jouions" involontairement aux "riches" et pouvions nous permettre l'hébergement dans des "palaces" inaccessibles en France.
Dans ces hôtels il y avait immanquablement un salon cossu à l'ambiance feutrée, un personnel impeccablement vêtu, une myriade de couverts en argent de part et d'autre d'une double-assiette en porcelaine épaisse, une excellente cuisine, au choix française ou locale à l'huile d'olive, des chambres confortables avec souvent toilette individuelle... De surcroît dans les hôtels d'Etat (Parador ou Albergue), un site exemplaire, parfois médiéval, agrémentait le décor et valut même à l'auteur de ces lignes de coucher si je ne me trompe pas dans une chambre avec lit à baldaquin! Etait-ce Medinacelli ou Manzanares?... les souvenirs s'estompent...
... s'embrument... j'en conserve un plus précis en guise de conclusion. Ca se situe à Ceuta, port de la côte marocaine sur le détroit de Gibraltar et enclave espagnole. Je suis dans le ferry-boat devant nous transporter à Algésiras. Sur le quai une fanfare militaire ibérique, en costume de parade, offre ses prestations certainement en l'honneur d'une personnalité embarquant, que nous ne verrons jamais. La musique d'armée propose de temps en temps d'une façon surprenante, des passages lyriques. Je me les approprie pour penser intensément d'une part à cette Espagne que nous allons (re)découvrir et d'autre part à mon frère qui dit adieu au Maroc, devant poursuivre ses études en France. Emotions un tantinet mièvres... peut-être... sûrement...
Espagne j'allais effectivement te revoir, avec à la fois curiosité et un peu de condescendance. Je t'aimais quand même... Qu'es-tu devenue aujourd'hui? Saurais-je te reconnaître enfin?
(Copyright Jean-Michel Cagnon Avril 2014)

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021

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