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Déméter

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L'hiver était bien avancé. Ce devait être fin janvier. Un hiver polaire comme les humains (s'ils avaient encore été de ce monde) n'en avaient plus vu depuis belle lurette.

Cela avait déjà eu lieu à l'époque dite de la Renaissance ou quelque chose comme ça. Ou peut-être plus tard au temps de Louis XIV, peu importe dans le fond. La Seine, paraît-il, était prise par la glace et à Paris il était possible de la traverser à pied. On crevait de faim dans les campagnes et le vin gelait dans les carafes de cristal des riches demeures. "Les gens n'osaient plus affronter la neige des boulevards"... ni celle des grandes routes.

Aujourd'hui on eût pu constater la même chose. Sauf que peu de monde était en mesure de le faire. Les rares survivants avaient d'autres sujets de préoccupation que l'observation de la météo et de ses conséquences. Le problème majeur demeurait de trouver de la,nourriture et de posséder un foyer - dans tous les sens du terme - c'est à dire un toit et un feu.

La grande apocalypse avait eu lieu et les hommes, en déclenchant tous leurs arsenaux meurtriers, s'étaient détruits. Ils avaient au préalable abîmé toute la Terre avec leurs pollutions. Il restait quelques épargnés, rescapés du grand chambardement, peut-être parce qu'ils vivaient dans des coins de campagne très retirés, ignorés des politiciens et des soldats. Les bombes n'étaient pas allées jusque là... comme par exemple ce petit jardin ceignant une modeste maison de ce tout petit village du Massif Central, du côté de la combe de la Glacière. Un homme d'une quarantaine d'années y habitait, les cheveux blanchis, au sein d'un environnement transi.

Son jardinet qu'il entretenait jadis avec amour était désolation. Les deux terrasses à flanc de coteau étaient quasiment dégarnies de toute végétation basse, brûlée par le gel. Seuls subsistaient quelques arbres parmi lesquels un sapin et un châtaignier, ce dernier semblant vouloir grimper au ciel à l'aide de ses branches griffues et décharnées. Les vasques de pierre et les urnes de terre cuite, donnant un petit air romantique à l'espace, n'abritaient plus aucune fleur depuis longtemps. Sous une frondaison de lauriers-tins pétrifiés, on pouvait apercevoir une petite statue de Déméter.

Divinité de la terre fertile, elle portait de côté une abondante gerbe de blé tandis que sa coiffure s'ornait de coquelicots et bleuets épars. Comme elle avait l'air de s'ennuyer, Déméter, au milieu du jardin blanchi et abandonné ! Certes les hommes avaient joué aux imbéciles. Ils n'avaient pas compris qu'il faut aimer la vie simplement, sans surcharge matérielle ni exigence excessive, et que partant de là, aimer ne peut pas se faire sans frustration. Ca, ils ne l'avaient pas admis les hommes. Ils avaient "tout" voulu, "tout" dominer et en fin de compte ils avaient "tout" perdu, la plupart y laissant même leur vie.

Oh bien sûr, Déméter estimait que Gaia, la Terre, se vengeait à l'excès et que les survivants payaient cher les stupidités de leurs défunts confrères... On ne les vénérait pas beaucoup d'ailleurs, ayant d'autres chats à fouetter que de penser à eux et de fleurir (avec quoi?) leurs tombes. Survivre... telle était l'éternelle et lancinante question. Trouver nourriture, vêtements, logis...

Déméter et sa cousine Cérès tentaient bien d'adoucir les conditions de vie des humains qui avaient conservé une statue à leur effigie sans trop y réfléchir, plus par recherche de la beauté que par motivation métaphysique. Invoquer Dieu, les dieux, une énergie cosmique? A quoi bon, quelle comique dérision ! Il apparaissait qu'ils (les humains) étaient seuls, abandonnés sur une planète glacée où demeuraient quelques foyers survivant "tant mal que bien". Cependant l'homme d'une quarantaine d'années qui "logeait" Déméter ne se rendait pas compte de l'intervention continue quoique modeste de la petite déesse. Il ne cherchait pas à comprendre pourquoi quelques légumes et fruits sur arbrisseaux s'épanouissaient à la périphérie de la statue, un peu comme dans une oasis. Il ne réalisait pas, usé qu'il était, qu'une chaleur se diffusait depuis le socle de la statue. Il ne pouvait pas voir que certaines nuits de lunaison favorable, de minuscules graines émergeaient de la base du socle et se transportaient magiquement un peu plus loin pour s'enfoncer en terre. Il ne savait pas que périodiquement la fontaine glacée toute proche, dégelait mystérieusement en pleine nuit et arrosait les petites graines...

Un jour (ou une nuit?) Déméter n'y tint plus. Elle se dit qu'il fallait faire quelque chose pour l'humanité, que cette situation avait suffisamment duré et que Gaia, sa toute puissante grand-mère, devait entendre raison et cesser son flot de punitions et de malédictions. Pauvre Déméter, elle avait bien peu de pouvoirs. Il était nécessaire de trouver de l'aide. Elle alla donc s'enquérir auprès de son petit frère Zeus, le plus jeune de la famille et le plus hardi. En effet ses autres collatéraux, mieux valait ne pas trop compter sur eux; certes prêts à intervenir sous la houlette d'un chef mais incapables de prendre la moindre initiative. Hestia, gardienne du feu et Hadès, maître des Enfers, avaient un tempérament impulsif mais manquaient de persévérance. Héra, dépressive parce que malheureuse en ménage, n'était guère fiable. Quant à Poséidon, il "marinait" au fond de son royaume et n'entendait pas être dérangé intempestivement pour des affaires terrestres.

Restait donc de disponible pour Déméter son frère Zeus qui était en même temps son mari puisqu'elle avait eu de lui une fille, Perséphone, laquelle était l'épouse de Hadès. Autrement dit Hadès s'affichait à la fois comme frère et gendre de Déméter. Pour en revenir à Poséidon le "marineur", celui-ci était, nous l'avons dit, frère de Déméter, mais également époux de sa nièce Aphrodite, fille de Zeus, laquelle était aussi sa grand-tante (à Poséidon) et la cousine lointaine ou plus exactement la demi-soeur des Titans, des Géants, des Cyclopes, des Furies et des Hécatonchires !! Que dire de sa mère (à Déméter), Rhéa qui apparaissait comme l'épouse de son frère Cronos, père de Déméter? Quelle famille tout de même ! Les dieux étaient tous devenus fous ! Et les Grecs y perdaient leur latin...

 

Non, non il importait en fin de compte pour Déméter de se confier au moins dingue, Zeus, qui était malgré tout un sacré coureur de jupons (dans la mesure où ceux-ci existaient dans l'Olympe).

ACTE I :

-  "Ecoute-moi bien petit frère"  -  déclama Déméter en s'adressant à Zeus  -  "Il faut coûte que coûte intervenir auprès de notre mamie, Gaia, afin qu'elle pardonne aux humains. Avec le temps, mamie panse peu à peu ses blessures et cela ira de mieux en mieux si elle laisse aux hommes la possibilité de revivre décemment et de soigner leur "mère nourricière" en la cultivant respectueusement et en tirant raisonnablement bienfait de ses dons. Mais c'est à Gaia de faire le premier pas."

-  "Ben oui, grande soeur, ch'suis d'ac, pardon !, j'agrée à ta demande mais je ne sais pas si mon père, Cronos, daignera m'accorder audience de même qu'une oreille attentive à ma démarche en vue de plaider la cause des humains auprès de sa mère Gaia. Tu n'es pas sans savoir l'outrage (justifié) que je portai jadis à mon paternel en le vainquant et en l'enfermant dans le Tartare au fond des Enfers, avec les Titans, ses frères et soeurs. Il apparaît là une inadéquation entre la tension qui caractérise nos relations divines et la diplomatie qui siérait à la nature de la requête que tu me proposes d'exprimer."

-  "Arrête ton char Ben-Hur !! Ecoute Zeus, sois un peu plus naturel et parle-moi simplement de frère à soeur, en oubliant ton langage alambiqué de Roi de l'Olympe. Je te rappelle par ailleurs qu'il y a eu prescription et que toutes les populations dont tu as parlé ont été libérées conditionnellement. Il s'en est donc suivi une détente et tout le monde est désormais sous le contrôle de l'Olympe. Pourquoi tu rabâches de vieilles histoires? Alors tu marches ou pas?"

-  "OK, on va tenter l'coup, mais ch'te promets rien. Plutôt que de parler à ma mère Rhéa qui m'en veut toujours à mort (c'est rigolo cette expression pour des immortels comme nous !), j'vais aller zieuter le paternel, lui d'mander s'il veut bien causer avec ses propres père et mère : Ouranos (le firmament) et Gaia comme ils s'appellent. Comme on dit chez nous, j'vais remuer "ciel et terre", ah ! ah ! ah !"

(Rire gras de Zeus, accompagné de quelques éclairs dans les yeux).

ACTE II :

Tout en cheminant sur le dos de Pégase, le cheval ailé, fils de Poséidon son frère (à Zeus) et par conséquent neveu de Zeus (quelle famille, nom de Zeus ! quelle famille !), ledit Zeus soliloquait : "Dans le fond, Déméter a-t-elle vraiment raison? Après tout, en tant que Roi de l'Olympe, je pourrais bien m'passer de l'avis de mes ancêtres avec lesquels je m'suis disputé jadis. Déméter a beau dire, comment Cronos, mon paternel, va-t-il me recevoir? Et puis lui-même s'est frotté il y a encore plus longtemps avec mon grand-père Ouranos... Tout ça aujourd'hui pour intercéder auprès de la mémé Gaia... mémé gâteuse on devrait dire... quelle chieuse celle-là... comme toutes les femmes d'ailleurs, à commencer par Héra, ma propre femme, qui me fait névrose sur névrose et ne me pardonne rien de mes frasques. Quant à la mémé Gaia, susceptible comme c'est pas permis, à cause d'une vexation qu'elle aurait eue des dieux de l'Olympe, elle m'a forcé à me battre contre les Géants. Elle les avait envoyés ceux-là pour nous détruire, nous les dieux ! Sympa ! Avec l'aide de mes frères dieux et soeurs déesses, j'ai réussi à en passer pas mal à la moulinette. Quant aux autres clac ! enfermés sous terre. Bon c'est vrai, tout ça c'est du passé ancien. Comme les autres dont m'causait Déméter, les Géants ont vu leur peine allégée. J'me méfie quand même d'eux, surtout qu'ils sont copains avec les Furies ! Ah la la, la vie des dieux est pénible... Bon c'est bien beau tout ça, pour en revenir à mes affaires, j'vais court-circuiter le pater et causer directement avec le pépé Ouranos."

-  "Oh ! Papet !"

-  "Eh bé, Zeus, ma galinette, kêç ki t'amène?"

-  "Mais pourquoi tu me parles de Hébé, ma légitime fifille que j'ai eue avec Héra?"

-  "Mais j'te cause pas de Hébé, je t'interpêêlle : Hé bé... Hé bé en deux mots, tu saisis? Vé, va falloir que je te mette les points sur les "zi". Mon pôvre t'as pas l'air bien dans ton assiette... ça serait pas le Mistral, arrière petit-fils de ton oncle Typhon, qui t'aurait escagassé la tête?"

-  "Non, non. C'est vrai que j'ai le tournicotis dans la cafetière comme tu dirais toi. C'est à cause de mon fils Dionysos, qui a voulu me donner un viatique pour la randonnée. Et pourtant j'avais refusé : "Pas d'gnôle !" que j'lui répétais, "Surtout pas d'gnôle !". Rien à faire, ce testard m'en a quand même versé... et tu m'connais, ch'sais pas refuser une petite douceur...

Bon alors voilà Papet, ce dont je voulais t'causer. Tu sais toutes les grosses coquineries qu'ont fait les humains à la mémé Gaia. Et celle-ci, peuchère, elle leur en veut et elle les punit bien. Mais j'm'interrogeais comme ça avec mes grands frère et soeur. Et on se demandait comme ça, avec l'eau qu'est passée sous les ponts et les années qu'ont passé, si la mémé, comme qui dirait..."

-  "Tu moulines beaucoup trop, Galinette, avance, kêç tu veux me dire?"

-  "... vaï, je voulais te dire que la mémé, eh bé elle pourrait lever la sanction, faire qu'les hivers ils soient moins terribles et qu'les petites pâquerettes elles recommencent à fleurir sur le gazon. C'est vrai quoi ! Ces crétins d'humains, on va pas tous les crever, avec quoi on s'amuserait après?..."

(Expression dubitative d'Ouranos, le regard porté au loin vers les monts de l'Olympe... Longues minutes de silence... un ange passe (!)... des nuages en font de même... Ouranos prend la parole)

-  "Té petit, tu as raison. Je vais en parler à Gaia et coquin de sort, il faudra bien qu'elle m'écoute. Ca a assez duré toutes ces fadaises. Après tout j'ai passé l'éponge sur tes petites espiègleries de jeunesse quand tu m'as occis quelques-uns de ma progéniture, les Géants. Et toi, tu t'es bien rabiboché avec tes parents Cronos et Rhéa. Ce Cronos, il m'en a fait baver celui-là, et puis j'ai peut-être moi aussi poussé le pion un peu loin. Alors... dans le fond, tout le monde a peut-être besoin de se recevoir quelques coups de savate dans le fion. Ca remet les idées en place. Allez pitchoun, retourne d'où tu viens. Je vais causer à ta grand-mère et, foi d'Ouranos, ça va s'arranger. Adesias Zeus !"

                                                                                                                    _________

Et ce qui fut dit fut fait. Toutefois Gaia - toujours aussi ombrageuse (cette fille-là elle est terrible !) - émit une condition. Ayant appris que la démarche de son petit-fils Zeus avait été impulsée par sa petite-fille Déméter, elle convoqua cette dernière et exigea un sacrifice. Oh pas grand-chose apparemment, mais tout de même, aux yeux de Déméter cela comptait. La petite déesse accepta... par amour des humains.

Alors le dégel - dans tous les sens du terme - survint. La glace fut rompue chez les dieux et leurs acolytes qui, tant bien que mal s'étaient accordés avec la Terre en la personne de Gaia. Celle-ci reprit vie, son visage retrouva de bonnes couleurs, annonciatrices d'un printemps puis d'un été de retour après un si long hiver. L'homme d'une quarantaine d'années dont nous parlions au début de cette histoire n'y crut pas trop au départ. Mais en voyant peu à peu son jardin se parer de mille nuances sous un ciel bleu lavé de toute souillure, en s'apercevant que les plantes, légumes, fruits, autrefois cantonnés autour de la statue de Déméter, se multipliaient partout dans la contrée sous la protection bienfaisante des grands arbres reverdissant, en entendant les petits moineaux se chamailler à qui mieux mieux dans les branchages et les alouettes chanter au-dessus des champs de blé qui s'étaient semés spontanément dans ce foisonnement de vie, en étant le témoin d'une résurrection générale confirmée de jour en jour, il dut se rendre à l'évidence et se réjouit longuement que "les loups soient sortis de Paris".

"Il est revenu le temps du muguet, comme un vieil ami retrouvé", se surprit-il un matin à fredonner, mais la plus grande allégresse lui fut procurée par... la sonnerie du téléphone. Il n'osa pas décrocher par crainte d'une cruelle déconvenue... et si c'était une erreur... et si c'était un dérèglement de la machine. Inquiétude bientôt démentie par un message laissé sur le répondeur. On l'interpellait... quelqu'un pensait à lui et l'appelait par son prénom... il y avait si longtemps... il recommençait à exister lui aussi. Il voulut faire durer son bonheur et repassa plusieurs fois le message, se réservant pour un peu plus tard la joie de rappeler. Enfin il descendit au jardin effectuer sa tournée quotidienne, contourna le massif de lauriers-tins abritant la statue de Déméter et là... constata que celle-ci avait perdu sa gerbe de blé, ainsi que les coquelicots et bleuets ornant autrefois son ondoyante chevelure...

 

Copyright: Jean-Michel Cagnon, septembre 2014

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021

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