La petite maison
La petite maison dans la prairie... tel est le titre d'une série télé légendaire. Dieu sait si le public s'est attaché à cette famille de colons du grand Ouest américain ! Sa persévérance et sa patience ont toujours su vaincre les pires difficultés.
William Adoué qui se souvient de ce feuilleton s'est attaché lui aussi à sa petite maison dans la prairie. Mais la sienne est située dans le Vercors et il la dénomme ainsi quand il en parle. C'est un bien de famille, et d'une famille bien attachée à son patrimoine. William ne dépare pas la famille.
Certes sa chaumière est modeste mais c'est son trésor. Il l'a restaurée au fil des années avec persévérance et patience. Ramassée sur elle-même, sans étage, comme pour offrir moins de prise au vent. Toiture à deux pentes en tuiles canal, belles pierres apparentes, beau chaînage d'angle en tufs du pays, fenêtres réduites - isolant bien du froid - protégées par de solides paires de volets. On a envie de s'y attarder en la regardant. On a envie d'y demeurer. Pourquoi voulez-vous aller plus loin? - semble dire la maison aux voyageurs qui passent - faites halte dans le coin, accueillant malgré les rudes hivers...
L'intérieur de la chaumière reflète l'extérieur. C'est simple et de bon aloi. L'épouse de William, Myriam, a su décorer et aménager. Ce n'est pas grand mais le visiteur est séduit par la chaleur qui émane de ces pièces sentant bon les ambiances d'autrefois: les confitures sur l'armoire, les draps propres, le poêle en fonte docile et discret, le buffet chargé de mets savamment cuisinés, la comtoise qui sonne pour se reposer de compter, les lits étroits mais profonds... oh ! la belle petite maison dans la prairie...
Myriam et William étaient employés à la commune, elle à la cantine scolaire, lui à la voirie et gardien auxiliaire, sur sa demande, de la bibliothèque municipale. William a toujours aimé les livres. Ils n'ont jamais eu beaucoup d'argent mais ont su économiser. A la retraite maintenant. Ce n'est pas l'Eldorado; ce n'est pas non plus la Berezina ! Ils vivent bien dans la belle petite maison dans la prairie...
William apprécie de fureter de temps à autre dans le grenier. C'est toujours plein de trésors ces machins-là ! L'imagination s'emballe parfois en ouvrant de vieilles malles... Tiens, qu'est-ce que c'est que ça? William vient d'exhumer un paquet ficelé de vieux cahiers. Dénouement de la ficelle, ouverture, dénouement de l'attente... il s'agit d'écrits personnels de son grand-père, Samuel, dont les parents avaient jadis été employés en tant qu'intendants par un grand propriétaire foncier local, et qui avaient été appréciés par celui-ci. La propriété fut ultérieurement vendue, puis, mal gérée par les successeurs, tomba en ruines. Samuel, lui, fut facteur rural. William se souvient qu'il aimait faire courir sa plume sur le papier à ses heures perdues.
Pas perdus pour tout le monde ces papiers, car William se met à les parcourir, à pas perdus dans le grenier. C'est en fait un livre de bord où Samuel (Sam pour les intimes) consignait les événements quotidiens. En tant que commandant du petit navire qu'est la petite maison dans son océan de prairies, à l'extrémité du hameau...
William s'attarde sur une feuille volante soigneusement pliée en quatre, qu'il vient de sortir de son enveloppe. Il lit:
" Je suis allé prendre un bain de jouvence ce matin en assistant au lever de soleil dans la prairie au sud du hameau. On comprend pourquoi les Incas adoraient le soleil ! Cet instant est unique. De seconde en seconde les nuances évoluent. A l'est des coulées instables de lumière pleuvent sur les pins, les érables, les noyers, donnant à chacun une apparence singulière nimbée d'une aura.
Les flancs de Courvoyre et de Tête Baïsse sont parcourus d'alternances doucement contrastées de pénombres et de zones illuminées. Saou Cave et les falaises d'Ecreuze sont mangées par l'ombre. Les cimes de Prépuy et le col Depied semblent plus éloignés que d'habitude, perdus dans une immense aquarelle où abonde le bleu. A l'ouest les pentes d'Orpierre et des Raivélés sont frappées par le violent flux lumineux qui fait ressortir le bronze des futaies, le calcaire laiteux et l'azur.
Le silence est de rigueur, le temps suspendu. Tout au plus perçoit-on quelques cris d'oiseaux inconnus (parmi lesquels peut-être des corbeaux?), des stridulations d'insectes timides, de vagues tintements de troupeaux, et le bruissement continu de la rivière en contrebas. Je suis là, petit devant le soleil, ébloui et ne pouvant le fixer, obligé de courber la tête comme pour un hommage rendu à l'aube.
Le charme est bientôt rompu: le spectacle ne dure que quelques instants. La clarté croît en vigueur et inonde la vallée. Une journée commence. "
Bigre ! Un peu lyrique le grand-père. Ce n'est pas dans ses habitudes. Ce texte détonne avec la prose des cahiers. Etrange...
Ce qui étonne William, c'est que les noms des reliefs qui encerclent le pays ont tous été changés. Et puis pourquoi deux noms de communes éloignées d'ici? Saou est dans la Drôme certes, mais dans le Diois, pas le Vercors... De plus pour quelle raison y avoir accolé Cave? Que signifie ceci? Quant à Orpierre c'est une commune des Hautes-Alpes, encore plus lointaine. De plus en plus étrange...
William n'a jamais entendu ces appellations dans le pays qu'il connaît bien. Il reconnaît les lieux dans l'évocation faite dans le texte. Les cimes de Prépuy sont en fait les cimes de Fraifaut, qui dominent toute la contrée. Le col Depied se nomme en réalité le col des Rouliers. Et les Raivélés, c'est la montagne des Bouchières, etc... aucun rapport, aucune homonymie entre ces dénominations. Qu'est-ce donc ce charabia? Visiblement, songe William, Sam a voulu dire quelque chose, mais quoi? Quel est le sens caché de ce texte?
Il le descend dans la cuisine, le montre à son épouse qui ne comprend pas davantage. En voilà deux qui vont phosphorer des jours durant. Le risque est de se laisser séduire par l'atmosphère doucereuse du lever de soleil dans la contrée joliment décrite. N'y a-t-il pas un autre message en filigrane, mais lequel et où se dissimule-t-il? Toutes les phrases sont décortiquées par le couple: on guette des curiosités de ponctuation, d'éventuelles répétitions de mots ou de lettres dans des mots différents. On comptabilise le nombre de mots par phrase, on essaie de trouver un rythme dans l'alternance de phrases longues et courtes, on détermine le nombre d'apparitions de toutes les lettres de l'alphabet, on tente de découvrir un code...ne va-t-on pas un peu loin? S'il y a effectivement une information cachée, Sam n'a-t-il pas recherché la simplicité afin de faciliter la transmission à un destinataire, vraisemblablement de la famille puisque celle-ci a pour principe de conserver le patrimoine et de l'entretenir? ! Simplicité, simplicité... et si l'on revenait tout simplement à l'anomalie originelle des noms de lieux bizarrement transformés?
William prend une feuille de papier et aligne ceux-ci : Courvoyre - Tête Baïsse - Saou Cave - Ecreuze _ Prépuy - Depied - Orpierre - Raivélés... D'un coup la lumière jaillit ! William répète à voix haute la suite de mots - "Ca y est Myriam, j'ai trouvé ! " - et écrit la phrase révélatrice dictée par la phonétique: " Cours voir tête basse sous la cave et creuse près du puits de deux pieds. Or et pierres (précieuses) révélés ".
" Ah Doué! William t'es fort " s'exclame ironiquement Myriam dans un semi-patois local. Ils s'enfoncent dans la cave, creusent près du puits et à environ soixante centimètres de profondeur, leurs pelles heurtent un coffret empli de charmantes valeurs.
Si un jour vous passez par chez nous, vous trouverez sans peine la petite maison dans la prairie qui n'a pas changé. En revanche il est possible que vous vous cogniez à une porte close car leurs propriétaires sont assez souvent absents. Ils se paient de nombreux voyages aux quatre coins de la planète... précisément le dernier avait pour destination le pays de l'Oncle Sam...
(copyright Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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