Ôte-dog

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Il avait pris conscience de cette étrange anomalie il y a déjà quelque temps. Sans trop vraiment y croire. Par peur de se rendre compte d'une terrible responsabilité lui incombant... Peut-être...

Il n'avait jamais aimé les chiens. Oh! il ne leur avait pas voué jusqu'à présent une haine tenace. Parfois même quand ces quadrupèdes truffés lui manifestaient de la sympathie, il en arrivait presque à les estimer un peu.. C'était les chiens de berger ses préférés. Eux au moins servaient à quelque chose, avaient une utilité sociale. Accomplissant honnêtement leur tâche de surveillance du troupeau. Mais les autres... animaux de compagnie ridiculement considérés comme des enfants par leur maître bêtifié (allons sois sage mon bébé... maman va te préparer ton repas... non, n'aboie pas sinon papa ne sera pas content et les voisins non plus... mais oui, mais oui, on va te sortir et tu pourras faire ton gros caca... complètement débile !). Mais les autres... chiens de garde paranoïaques et chiens de chasse névrosés, hurlant sans motif. Mais les autres... chiens laissés sans surveillance attaquant un jeune enfant sans défense ou bien le paisible promeneur parti acheter son quotidien, sa baguette de pain, ou simplement désirant prendre l'air... Ah tous ceux-là, oui, il avait fini par les haïr et leurs propriétaires encore plus à cause de leur inconscience totale sur le danger potentiel de leurs charmants toutous de tout poil, de toutes races; de toutes tailles (n'ayez pas peur, il ne mord pas... et alors et après même s'il ne mord pas - ce qui reste à prouver - il gueule après moi, parfois attend que je lui tourne le dos pour venir renifler rageusement mes mollets, vous trouvez ça normal vous?!).

Nous étions à l'époque de l'explosion démographique des chiens ainsi que de celle des ordinateurs. Deux, trois chiens par foyer étaient devenus la norme. Idem pour les ordinateurs.

Amoureux de la campagne et beaucoup moins des villes dont il fuyait autant que possible la trépidation incessante, il entendait tirer avantage des bienfaits de la nature. Retour aux sources, retour à la m... Ses balades dans les chemins ruraux étaient souvent gâtées par des piétinements accidentels dans les déjections ou par les aboiements furieux dans le lointain qui semblent se rapprocher... Au sein des villages déserts qu'il traversait, au milieu des ruelles vides de toute population qu'il empruntait - toute population étant rivée devant son ordinateur ou sa télé - il lui arrivait fréquemment de croiser des chiens, seule trace de vie de ces contrées apparemment abandonnées.

A l'entrée de chaque patelin, en vue de compléter le panneau à prétention touristique (Gougnafy-sur-Méandre, son château médiéval, son église classée, son parc à la française, ses multiples commerces - liste détaillée - son air vivifiant, son calme reconnu, etc...) on eût pu ajouter "ses habitants invisibles mais nombreux, ses chiens visiblement trois fois plus nombreux."

Est-ce à force d'abhorrer cet état de fait? Toujours est-il qu'il lui était survenu cette singulière faculté : il pouvait à volonté faire disparaître d'une façon définitive tout chien indésirable à ses yeux. Il lui suffisait de darder son regard au moins dix secondes sur le représentant en question de la gent canine et de souhaiter son anéantissement. Et paf ! celui-ci s'évanouissait violemment en explosant avec un cri de détresse suraigu. C'était dégoûtant, il y en avait partout : carcasse, membres, dentier, muscles, viscères éparpillés sur la voie publique. Les propriétaires sidérés en perdaient leur latin en même temps que leur chien. Ils ne comprenaient évidemment rien à ce phénomène. D'autant que ce dernier se multipliait inexplicablement.

Lui, se réjouissait au fil du temps après s'être inquiété au départ, puis avoir étouffé ses scrupules. Après tout bien que répugnantes, ces explosions sanguinolentes se révélaient un travail propre. En effet il assainissait villes et campagnes, nettoyait les unes et les autres d'une certaine pollution et obligeait les hommes à sortir de leur cage bétonnée pour parler et se concerter à propos de ces étalages spontanés et brutaux d'hémoglobine et de toutes ces autres choses, au même titre que de l'annihilation non moins spontanée de leurs toutous affectionnés.

Il s'aperçut bien vite en écoutant les journaux télévisés, coutumiers des faits morbides et des chiens écrasés, qu'il n'était pas le seul à être atteint de cette maladie bizarre. Mais en était-ce vraiment une? Dans le fond, lui et les autres avaient peut-être été élus par une puissance occulte pour faire le ménage au sein des ménages qui "déménageaient" en ménageant leurs chiens au détriment de leurs enfants. Il se refusait à adhérer à cette idée, craignant de tomber dans la folie. Non, il y avait sûrement une autre explication...

La police enquêta sans succès dans toute la France et pour cause. Lui et les autres gardaient précieusement enfoui leur secret et se gardaient bien de le confier à quiconque. La solitude le gagna peu à peu. Certes le pays se portait socialement mieux quoique les ventes de produits pour chiens baissent significativement et affolent les indices économiques. De nombreuses professions liées au "meilleur ami de l'homme" furent également touchées par cette expansion inattendue de déflagrations : les vétérinaires bien sûr, mais aussi les psychiatres pour toutous en mal-être, les toilettages de chiens, les centres d'hébergement pour cabots dont les maîtres sont en vacances, etc... En revanche il fallut recruter de nouveaux employés de voirie pour le déblaiement de celle-ci, ainsi que des préposés aux incinérateurs.

Il ne put s'empêcher un jour de s'esclaffer bien à l'abri chez lui, après avoir choisi avec succès sa nouvelle victime, le premier ministre en déplacement officiel, au moment d'une visite de chenil. Le chef du gouvernement méchamment atteint par une salve d'explosions, était rouge de colère. Interviewé aux actualités régionales, le costume ensanglanté et le visage cramoisi, il déclara qu'il était de première nécessité que cette situation cessât séance tenante. Vains discours...

Petit à petit cependant la situation se calma faute d'un surplus de proies et la population canine fut ramenée à la moitié de celle des humains qui, pour la plupart d'entre eux, recommencèrent à sortir, à se rencontrer, à s'aimer et à faire des bébés. Les propriétaires de clébards épargnés, murés dans leurs habitudes et dans leur maison, n'osant plus s'aventurer à l'extérieur, tombèrent en déprime. Les psychiatres pour chiens surent se reconvertir...

Il ne sut jamais le pourquoi de sa mystérieuse "affection" lui permettant de trucider les canidés. Mais comme toute maladie, celle-ci muta progressivement et gagna d'autres individus. Le public le réalisa lorsque des phénomènes inédits attaquèrent de nouvelles "victimes". Ce furent d'abord les motocyclistes bruyants de tout âge, brutalement délestés en pleine rue de l'intégralité de leurs vêtements y compris le slip. Ce furent ensuite d'autres populations non moins bruyantes dont les chaînes hi-fi du domicile et les tunings de leur auto, utilisés puissance maximale, devinrent brusquement muets et se mirent à déverser de l'urine de chat !


Il rit beaucoup de ces perturbations. Il rit moins cependant en apprenant par la suite la réapparition des explosions qui portaient, non pas sur les chiens comme jadis, mais cette fois sur les humains. Il commença à frémir en s'apercevant que son nouveau voisin, depuis quelque temps, le fixait intensément...

(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 09/12/2015

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