Ma maîtresse
J'ai une maîtresse... la musique classique. C'est ce que je pense du haut de mes vingt ans. Je devrais dire un harem, composé de multiples favorites que sont mes œuvres préférées du répertoire orchestral 19° et début 20° siècles.
Je n'aime pas la musique de chambre (pourtant avec des maîtresses...), eh bien non, il me faut de l'emphase, du sentiment fougueux interrompu par de subtiles délicatesses. J'aime l'expression franche des humeurs, tendres ou passionnées. Il faut que ça vive, que ça respire à travers les effusions d'au moins une cinquantaine d'exécutants menés par un chef emporté manquant de perdre l'équilibre sur son piédestal. Alors, pensez... un trio ou un quatuor c'est de la ritournelle joujou et somnifère.
J'écris cela aujourd'hui avec mes soixante ans passés, tandis que j'ai tout de même fait des concessions. D'abord je les ai toutes trahies mes maîtresses, sans les abandonner, pour "une prison d'amour et sa belle geôlière" (Georges Moustaki dixit). Ensuite j'ai admis quelques compositions de musique de chambre, Schubert, Beethoven...
"Rétroprojecteur", j'ai de nouveau vingt ans, j'espère bien quand même la trouver un jour "la" femme, malgré mes airs affichés d'homme libre et indépendant. La femme qui acceptera la cohabitation avec mes maîtresses...
Les compositeurs n'ont-ils pas eu ce cheminement de la pensée? Considérez l'admirable concerto pour violon de Mendelssohn. Je prête peut-être à l'auteur des motivations qu'il n'a pas ressenties en l'écrivant. Cependant je ne puis m'empêcher à son audition, d'y évoquer un début d'idylle paradisiaque, au 18° siècle. Dans le premier mouvement le damoiseau se déclare avec lyrisme et pudeur mais la belle se défend et se refuse énergiquement. Dans le second mouvement, la demoiselle est gagnée par la diplomate insistance de son soupirant. Ce sont dès lors d'adorables échanges entre les jeunes gens. Comme j'ai oublié de préciser que la scène se passe au crépuscule dans un jardin à l'anglaise (où vais-je chercher tout ça?), le troisième et dernier mouvement évoque inévitablement l'espiègle fantaisie (très sage) qui s'est emparée des amoureux. On a rompu la trêve. On se poursuit, on se cache, on se retrouve au détour d'un buisson et on s'enlace en riant.
Je n'ai pas découvert ma "favorite" musicalement parlant, derrière un buisson. Elle m'a été offerte en paquet-cadeau, à l'âge de quinze ans. Elle se nomme "Symphonie n°3 de Saint-Saëns". La belle se pare de l'orchestre au grand complet et du grand orgue romantique.
D'abord, et ça c'est un gage de longévité (car je ne crois pas au coup de foudre), la belle ne m'accroche pas. Elle ne me séduit pas tellement malgré ses atours mélodiques à cause de sa discrétion excessive, de la discrétion - devrais-je dire - de l'orgue longuement écrasé par l'orchestre. Le roi des instruments comme on l'appelle, démontre sa puissance seulement dans le finale. Ma déception est en partie due à la médiocre qualité de mon tourne-disque de l'époque.
Au fil des écoutes cependant je prête davantage attention et découvre progressivement la riche personnalité et la suprême élégance de l'intéressée, pareillement à la lente révélation de la femme de sa vie à chaque être humain. Elle est fascinante. Elle se dévoile, tantôt paisible, tantôt ombrageuse. Elle se livre et je n'ai qu'à la recevoir.
Elle débute ses confidences sous des accents agités, témoignant d'un pessimisme outré, interrompus heureusement par des propos énergiques et grandioses quoique demeurant austères. Elle s'enflamme, chassant les idées noires et se calme. Commencent alors des paroles douces et tendres que j'écoute les yeux fermés. Sous de longues tenues d'orgue, violons, altos et violoncelles s'expriment dans un climat contemplatif. On dirait un choral. C'est selon moi un sommet de la musique orchestrale. Je respire à peine. Que je meure et je l'emmène avec moi tout là-haut où il doit bien y avoir un Dieu pour avoir permis à un musicien de créer autant de beauté.
Ma favorite ne demeure pas pour autant sereine. La voici de nouveau inquiète, exposant ses questionnements, cherchant à y faire face, se cognant à elle-même et voulant conserver par-dessus tout un sourire rassurant. Dans ce combat intérieur qu'elle me fait partager sans retenue, elle finit par triompher de ses ombres. La paix revient, prélude à une joie libératrice. L'orgue explose, le piano (à quatre mains) se fait entendre, accompagnant une mélodie émouvante. L'orgue et l'orchestre rattrapent le clavier à cordes, non sans violence, mais mesurée, dans une ivresse d'harmonie. Le climat festif s'amplifie et se conclut en apothéose. Oh ma favorite, que tu es belle quand tu souris et que tu espères après l'orage. Merci de t'être épanchée pleinement. Tu me donnes envie de vivre.
J'ai sympathisé à l'époque avec une copine étudiante, mignonne, menue, un nez en trompette qui la complexe alors que je le trouve charmant, cheveux courts, bref le genre titi parisien au féminin ou Jean Seberg si vous préférez. Avec ça la gouaille, mais sans la vulgarité. Allez Symphonie, ne sois pas jalouse. D'abord tu ne peux pas l'être, tu ne joues pas sur le même registre, tu le sais bien. Et puis Marianne (c'est son prénom) m'attire bien sûr, mais son tempérament un peu trop affirmé de prime abord me met sur la défensive. Cela ne nous empêche pas de nous rencontrer avec d'autres étudiantes entre les cours et au restaurant universitaire.
Avec Marianne on s'est trouvé des points communs et des points de divergence. Entre autres elle prétend avoir un petit ami aux USA (quelle idée, mais quelle imprudence car ne dit-on pas "Loin des yeux, loin du cœur"?). Par ailleurs elle aime le ski (pas un peu snob?) et elle adore les chats (pouah! c'est plein de poils et c'est stupide). En revanche, elle est sensible au charme de la nature (moi aussi), aux paysages romantiques sous ciel ennuagé (moi également) et à la musique (variétés et... classique).
De conversation en conversation, on a l'idée de s'échanger, un jour de mai, nos microsillons (eh oui le terme "vinyle" est inconnu de ce temps-là). Marianne me confie un 33 tours de Serge Reggiani, l'un de ses premiers et peut-être le meilleur car il est truffé, mais alors réellement truffé de titres inoubliables : Les loups sont entrés dans Paris, Sarah, Ma solitude, Le déserteur, Le petit garçon, Ma liberté... (Ma liberté, longtemps je t'ai gardée... pourtant je t'ai quittée... et je t'ai trahie pour une prison d'amour et sa belle geôlière). Comment peut-on sortir de sa mémoire de telles chansons? Impossible !
De mon côté, je livre à Marianne ma Symphonie. Chacun savoure le bien prêté, moi oui c'est certain, elle je n'en sais rien mais je le lui souhaite. Au moment du retour à l'envoyeur, je restitue à Marianne un disque en l'état dans lequel il m'a été transmis. Elle par contre me rend... une épave. Rayé. Partout. Ce n'est pas vrai. Avant de le poser sur la platine elle a dû l'essuyer avec un tampon Jex !
Je ne m'en suis pas aperçu tout de suite, c'est en ouvrant la pochette, une fois rentré dans ma chambre de la cité universitaire. Je me fais une raison, incapable d'en vouloir à une si gentille fille, si douce, si... etc. Et puis les rayures ce n'est pas systématiquement rédhibitoire, elles sont peut-être superficielles. Un bref essai sur mon électrophone. Affreux. Inaudible. Ca craque de tous les côtés. Symphonie, j'ai l'impression de t'entendre depuis le cap de Bonne-Espérance sous des conditions météorologiques de fin du monde. Marianne si jolie, tu n'as pas eu un geste très joli.
Pourquoi ne m'as-tu rien dit et comment as-tu fait pour transformer la sonorité d'un 33 tours en celle nasillarde d'un 78 tours de nos grands-parents? Tu t'es entraînée aux patins à glace dessus? C'est le chat, me réponds-tu, je ne l'ai pas surveillé. J'ignorais qu'il existait des félins allergiques au triptyque "Saint-Saëns, grand orchestre, grandes orgues", au point de massacrer furieusement les deux faces d'un enregistrement.
Je n'ai jamais vraiment pardonné à Marianne, d'autant qu'elle ne m'a aucunement proposé un dédommagement. On ne s'est pas fâché pour si peu. Symphonie n'était pas décédée et j'allais bien avoir l'occasion de remplacer le disque que la poubelle a rapidement hébergé.
Les grandes vacances surviennent, mais avant de rejoindre mes parents dans leur domicile en pleine campagne, je tiens à acheter un nouveau support pour Symphonie.
Deuxième déconvenue. Il faut faire attention quand on est mélomane passionné. Symphonie est française; elle était confiée sur mon disque sinistré aux bons soins d'un orchestre français conduit par un chef français et accompagné d'une organiste française actionnant un orgue parisien. Ne me croyez pas chauvin, mais j'ai l'intuition (acquise depuis cette expérience) que seuls des interprètes du pays sont en mesure de restituer avec le métier et le tact nécessaires les suaves sonorités de leur patrimoine musical, surtout quand celui-ci est excessivement prisé par son public. Irait-on confier la danse du ventre à des Danoises? Pardon Symphonie, je ne voulais pas te situer au même niveau qu'une expression corporelle un tant soit peu populaire. C'était une fausse note, excuse-moi.
Bref le microsillon acheté me transmet un piètre message. Symphonie est défigurée par un orchestre des pays du nord entre les mains d'un chef italien que seconde un organiste hollandais manipulant un orgue semi-baroque, typique de ces contrées exotiques. Je ne retrouve aucune sensation d'avant, aucun lyrisme qui m'était si cher. Ici ça va trop vite, par contre ce passage rapide traîne exagérément. Dans les pianissimos, l'orgue faiblard est quasi inaudible, tandis que par ailleurs les violons s'affolent et se poursuivent dans une course injustifiée. Vous trouvez que je force la note? A peine, et puis je suis jeune, impétueux et partial...
J'ai perdu Symphonie parce que mon enregistrement est devenu introuvable dans le commerce. Pas question d'acheter un nouveau disque. Je me l'interdis car il s'agit d'une dépense relativement élevée pour un étudiant dépendant financièrement de ses parents. Oh qu'il est raisonnable ce petit garçon...
Ce n'est pas avec mon premier salaire, ni même avec le second que j'ai satisfait mon envie. D'autres sollicitations de l'existence sont heureusement arrivées, me faisant momentanément tourner la page de la partition.
Et puis un jour, dans la vitrine d'un disquaire, flash sur Symphonie dans un nouvel habit : le même grand orgue romantique que celui de l'épave, insufflé cette fois-ci par un organiste français comme sa consœur de jadis, et un orchestre, un, de la même veine que le précédent, sous l'autorité d'un chef hexagonal. Cocorico ! Je fonce, j'achète, je réintègre mon petit studio, j'écoute, ben oui ça y est Symphonie est vraiment revenue à la maison.
J'ai conservé les deux disques qui sommeillent actuellement au fond d'un meuble. L'eau a coulé sous les ponts et rafraîchi l'ardeur de mes exigences. Symphonie ne s'est plus manifestée depuis des années, détrônée par d'autres découvertes du répertoire classique. Mais nous ne nous oublions pas. De temps à autre elle me rend visite par le truchement de la radio, plus rarement de la télé, selon mes désirs sur Internet, quoiqu'elle m'apparaisse anémiée. Je vous l'ai dit au départ, nos rapports devaient être placés sous le signe de la longévité. Pour la revoir en pleine forme, il va tout de même falloir que je m'achète un CD avant que ce dernier ne soit détrôné à son tour... Nous sommes tous à la recherche du son perdu...
(copyright Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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