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Une famille de papier

famille.jpg©JMC

Sylvestre Alone, âgé d'une quarantaine d'années, représentait l'archétype même du citoyen banal menant une vie banale dans un décor banal. Fonctionnaire dans un ministère parisien, il effectuait un obscur travail quotidien sans grande passion, avec tout de même suffisamment de soin pour que ses supérieurs n'aient rien à lui reprocher.

Il habitait dans un appartement au confort raisonnable mais sans excès. Ce logement avait pour seul " luxe " une surface importante permettant à Monsieur Alone de collectionner des objets achetés aux brocanteurs, et surtout de vieux livres marchandés auprès des bouquinistes.

On ne connaissait à Monsieur Alone aucun ami, aucune proche famille. Ce solitaire qui n'avait pas vraiment choisi de l'être, ne supportant plus la perspective de passer encore une fois les fêtes de Noël dans un isolement total, fit appel à quelques mois de l'échéance du 25 décembre à une agence matrimoniale. Celle-ci le mit en contact avec une tendre personne, aussi esseulée que lui, et que la vie n'avait pas ménagée en rosseries.

Ces deux-là se plurent et vécurent ensemble dans l'appartement de Monsieur Alone. Ils passèrent ainsi leur premier réveillon dans une ambiance enivrée de découvertes mutuelles, bien au chaud dans le logement rendu coquet par une présence féminine.

Cependant, le temps passant, et sans famille de part et d'autre, leurs solitudes quoiqu'unies recommencèrent à peser. Alors Sylvestre eut une idée originale. Il dénicha chez un antiquaire un album photos en maroquin bordeaux, dont les trois quarts des pages étaient garnies de clichés de famille représentant des inconnus, probablement décédés ou disparus aux quatre coins de la planète. Patiemment, il décolla ces clichés jaunis, sans date, et les redisposa sur d'autres albums en les mélangeant progressivement avec ceux qu'il prenait de sa compagne ou de lui-même au cours de déplacements en week-end.

Par la magie de l'image, ils se fabriquèrent une immense famille, peut-être de papier, mais une famille quand même, avec les membres de laquelle ils sympathisaient plus ou moins selon ce que les portraits leur inspiraient. Ils en vinrent à se prendre au jeu, à croire qu'ils existaient, et même à en parler à leurs très rares relations.

Le Noël suivant, dans la salle à manger faiblement éclairée par quelques bougies et les lueurs fugaces du fourneau, autour d'une table fastueusement garnie, ils disposèrent sur les chaises, les fauteuils, le tapis, leurs chers albums afin de réveillonner  " tous ensemble ". Ils s'endormirent tardivement, tendrement enlacés, au milieu de la famille, traîtreusement asphyxiés par le tirage défectueux du chauffage.

Les pompiers les découvrirent trois jours plus tard, au sein de leur étrange décor. Quand on les mena en terre, on ne comprit pas pourquoi si peu de gens assistèrent aux obsèques.
(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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