Créer un site internet

Fête réservée

marseille.jpg©JPB

 

Marseille 1970... Germain dix-huit ans, qui réside dans la cité phocéenne, poursuit des études Sciences-Po à Aix-en-Provence. Est-il vraiment doué pour cela? Ma foi, il préfère ne pas trop se poser la question. On verra bien; l'avenir le dira et il faut se forcer à avoir confiance. Autrement on n'entreprend rien. Mais justement a-t-il vraiment choisi de se lancer dans de telles études? Les circonstances ou la famille aisée dont il est issu ne l'ont-elles pas poussé dans cette " branche " où, comme disent ses parents, il aura une " belle situation " ?

Germain serait plutôt du genre timide et introverti. Germain n'aurait jamais pu être gendarme : non seulement il faut de l'autorité dans ce bougre de métier, fouchtra! mais il faut aussi la stature et Germain... pensez donc ! De toute façon Germain vaut bien mieux que cela, intellectuellement. Les siens et lui-même en sont persuadés.

Germain aime bien se réfugier dans ses rêves. Durant ses vacances estudiantines, il adore flâner, solitaire dans la ville. Marcher le long des boulevards, sur des perspectives rectilignes qui respirent l'infini, le stimulent. L'avenue du Prado est sa préférée. Et puis ce terminus sur la mer... vers un ailleurs... un au-delà... quoi de plus beau? Il continue sa balade, empruntant la Corniche, en compagnie de cette mer éternelle, tantôt bleue étale, tantôt écumante parce que décoiffée par le mistral.

En bordure de la Corniche, en se dirigeant vers le Vieux-Port, il a depuis longtemps remarqué une construction étrange, qui exalte son imagination : un ancien Palace, entouré de jardins dominant le boulevard. A la grille est encore accrochée une enseigne rouillée " La Réserve ". Le vieil hôtel est constitué d'un gros cube surmonté d'un toit pyramidal. Toutes les façades sont parcourues de galeries à arcades et colonnades derrière lesquelles se devinent les fenêtres des chambres. " Quel panorama doit-on avoir de là-haut ! " songe Germain  " Et Dieu sait le faste dont ces lieux maintenant abandonnés ont pu être témoins ! "

Et de fait - est-ce la présence du ressac répété, du vent virevoltant, du soleil assommant - la vue de cet édifice, ceint d'un vaste parc broussailleux au milieu duquel on distingue encore des allées avec leurs réverbères rongés par les embruns, a quelque chose de fascinant. L'on se plaît à imaginer des soirées dansantes sur la terrasse en plein air, au son du tango et du charleston, sur fond immuable de l'eau clapotante.

Mais l'antique vaisseau est bien mort. Plus rien n'agite ses entrailles... tout de même, vue de nuit, cette grosse masse sombre doit être encore plus impressionnante...

Ce soir-là, Germain se décide à rendre visite à son étrange navire. A partir du " David " il prend à droite la Corniche, brillamment illuminée, parcourue par son trafic incessant. Pas grand-monde sur le boulevard, mais le garçon a l'habitude et d'ailleurs cela ne concourt-il pas à l'aura de mystère qu'il recherche?

Le voilà son Palace, mais curieusement ombre et silence ne sont pas au rendez-vous. Le portail d'entrée est bien ouvert, les allées nettoyées, abondamment éclairées, la végétation récemment taillée.. Et de la terrasse l'on distingue des bruits de foule, des cliquetis de verres choqués, un orchestre entamant une valse. Comment est-ce possible?

Personne dans les environs. Pas de gardien à la grille. Curieux plus qu'inquiet, Germain remonte l'allée principale et débouche sur l'esplanade. Il avance à pas feutrés au milieu de la foule qui semble l'ignorer. Au fil de sa progression il capte des bribes de conversations étonnantes... " Avez-vous remarqué mon cher le nouveau modèle lancé par André Citroën? Une voiturette qui se veut populaire, la 5 chevaux Trèfle. Rien à voir bien sûr avec ma Rolls Silver Ghost. Mais j'envisagerais d'en faire la surprise pour ma femme. Imaginez-vous qu'elle s'est mise en tête de conduire une automobile. Excentrique n'est-ce pas?... Ma chère votre robe vous moule à ravir, une pure merveille. Cette ceinture basse et l'ourlet au niveau du genou. Très seyant. Figurez-vous que j'ai vu un petit modèle extrêmement élégant chez X... rue Saint-Ferréol. Je vais entreprendre mon mari pour qu'il me l'offre... Evidemment à Paris ils n'ont pas notre pont transbordeur, mais pour se déplacer d'un point à l'autre, leur métropolitain est incomparable, quoique je ne songerais pas, si j'étais Parisien, à l'utiliser tous les jours. Histoire de ne pas se mélanger au peuple ! Tout de même quelle mêêêrveilleuse idée a eue son créateur au début du siècle d'installer ce train souterrain, un certain Fulgence Bienvenüe si mes souvenirs sont exacts?...  Je crains que nous n'ayons pas fini de subir les conséquences de la crise des Etats-Unis, et du krach boursier d'il y a quelques années. Croyez-vous que Roosevelt et son projet de New Deal arriveront à juguler ce chaos général? Je ne crois pas que la dévaluation du dollar soit la solution-miracle. Regardez ce qui se passe en Allemagne : leur mark ne vaut plus rien et ce fanatique d'Hitler considéré comme le sauveur, voit sa popularité croître de jour en jour... Coco Chanel? Je ne jure que par elle: c'est à la fois libérateur pour nous les femmes, chic et très simple, très épuré tout en restant de bon goût. Je vous l'affirme, avec son talent et son sens du touche-à-tout, mine de rien, un jour cette dame nous créera une lignée de parfums nouveau genre... Savez-vous que le sultanat vient d'être aboli en Turquie? Ils répètent là-bas ce que les bolcheviks ont fait en 1917. Espérons que ce nouveau régime, s'il arrive à se mettre en place, stabilisera ces contrées et confortera définitivement la solution à cette vieille Question de l'Orient... "

Tandis qu'il évolue d'un groupe à l'autre, la musique d'ambiance, tantôt charleston, tantôt valse, semble se distordre, ralentir puis accélérer, de même que le décor par moments est pris de convulsions comme les images tressautantes d'un film usé.

" Voyons - se dit Germain avec une pointe d'humour, plus surpris qu'effrayé, presque amusé par le fantasmagorique de la situation - " Quand " suis-je? Ces gens parlent d'événements qui, si je me rappelle mes cours d'économie, ne sont pas concomitants. Leur histoire de la Turquie ça remonte aux années vingt, tandis que le New Deal c'est plutôt les années trente !  Ma foi ne cherchons pas trop à comprendre. "

" Regardez-le celui-là, comme il est mignon ! ". Germain se retourne, il sait que ce compliment (mais en est-ce vraiment un?) lui est destiné. Une femme, belle, longiligne, rayonnante, assise en compagnie de quatre à cinq personnes, le fixe ironiquement. " Alors jeune homme on court la gueuse? ". Germain ne sait que dire devant les regards amusés des convives. " Il est trop chou !  - reprend la femme - Allons viens avec moi danser le prochain tango ". Elle lui saisit le poignet. Il se raidit : " Madame je ne sais pas danser ". "Oh ! Arrête les Madame avec moi. Appelle-moi Chloé ou mieux Clo-Clo comme les intimes. Alors vraiment tu ne sais pas danser. Mais dans ce cas que fais-tu donc ici? Il est vrai que tu fais plutôt chien dans un jeu de quilles, attifé comme tu es. C'est même étonnant qu'on t'ait laissé entrer sans smoking. "

Germain l'observe à la dérobée. Elle doit avoir la trentaine. Un profil mis en valeur par les cheveux court bouclés en arrière. Le nez bien droit quoique fort, le dessin des lèvres rehaussé par un rouge prononcé, des yeux noirs pétillants, un diadème de pierreries enchâssé sur le front un peu trop grand complètent le visage expressif où apparaît de temps à autre un brin de vulgaire insolence. Elle porte parfois à la bouche un porte-cigarettes, d'où ne semble cependant jamais sortir de fumée.

" Mauvais pour elle - songe-t-il - elle abrège ses jours en avalant les vapeurs de tabac; oui, mais curieusement rien non plus ne sort de sa bouche ". Il a eu le temps de deviner de fines mains aux ongles soignés. Il observe la robe couleur ivoire, de tissu fileté, sans manches, avec un col galonné descendant à la naissance des seins. Le vêtement est porté court, blousant au-dessus de la ceinture basse, moulant au-dessous et laissant vaguement dénudés les genoux. " Tiens c'est presque comme les minijupes d'aujourd'hui. Ils connaissaient donc ça à cette époque. - se surprend-il à penser - Bigre, elle doit me dépasser d'une tête. Elle a des jambes longues et superbes. Par contre ses chaussures pointues, refermées sur le pied et terminées par ce haut talon évasé, ça n'est pas sensas ! "

Germain s'étonne de n'être point trop étonné de ce qui lui arrive. Lui qui se considère comme insignifiant en société vient d'être aguiché par une inaccessible créature dans cette fête insolite, au milieu de gens qui ne lui accordent pas même un regard. L'orchestre vient de commencer un tango.

" Viens, - lui dit-elle à l'oreille - puisque la danse ne te concerne pas, je vais te montrer la vue que l'on a de l'hôtel ". Cette fois il se laisse entraîner. Elle éteint sa cigarette. Ils gravissent tous deux le perron menant à la réception plongée dans une semi-pénombre.

" L'ascenseur ne fonctionne pas. Empruntons l'escalier ", lui ordonne-t-elle. Celui-ci tourne, tourne et Germain essoufflé, à la poursuite de sa compagne filant comme si elle ne touchait terre, perd le peu de bon sens qu'il croyait avoir conservé. Il débouche au dernier étage, suit un couloir obscur qui aboutit à la galerie périphérique encerclant le bâtiment.

La silhouette de Chloé accoudée à la balustrade entre deux piliers, se détache au clair de lune. Elle regarde au loin, se retourne à son approche, l'attire vers elle.

Le panorama est splendide. Les sons de l'orchestre étouffés par les frondaisons ne couvrent pas la rumeur régulière des vagues déferlant sur les petites grèves, en contrebas du boulevard de la Corniche. Germain n'a pas noté que le cours est moins large qu'à l'accoutumée, ni qu'il est éclairé par d'antiques lampadaires à arc électrique dont le bourdonnement parvient à percer la nuit. Il n'a pas prêté attention aux rares véhicules automobiles juchés haut sur leurs roues, leur donnant l'apparence de gigantesques sauterelles. Il n'a d'yeux en fait que pour la mer dont la plainte périodiquement entrecoupée de silences, calme ses battements de cœur.

Chloé lui saisit la main et la porte à sa joue, fraîche et douce comme l'air ambiant. Sans un mot elle pousse la porte-fenêtre de ce qui doit être sa chambre et entraîne Germain. Il n'ose croire ce qu'il pressent. Elle le force à entrer, néglige de refermer les battants, laissant ainsi le passage libre à la lumière lunaire et aux bruits diffus de la nuit.

Elle se love contre le garçon, lui fourrant la tête entre les seins. Il ne résiste pas, charmé par la chaude tendresse émanant du corps de Chloé. " Vous savez - balbutie-t-il - je n'ai jamais... enfin vous voyez... ". " Ne t'inquiète pas, il y a longtemps que je l'ai deviné. Tu vas découvrir et tu n'oublieras pas cette nuit et ta Chloé. Viens, allonge-toi sur le lit et regarde ".

Il obéit. Elle, demeure dans l'embrasure, à contre-jour, et commence à se dévêtir. La femme dégrafe la robe qui choit et demeure retenue au niveau des hanches, découvrant des seins ronds comme des pamplemousses encadrés par la courbe harmonieuse des épaules sur lesquelles la lune dessine un liseré surnaturel. Chloé libère le bassin et laisse tomber à terre son vêtement. Elle s'immobilise ainsi quelques secondes et livre au regard complice de Germain son corps vêtu seulement d'une culotte et de colliers perlés égaillés sur sa poitrine. Lui, les yeux rivés sur cette apparition, sent un picotement l'envahir. Il n'ose bouger par peur de rompre le charme.

Chloé lève langoureusement les bras et dégage le diadème. Au même moment on entend un ressac affirmé, suivi d'un murmure prolongé de l'eau toute proche. Chloé incline la tête et enlève prestement les colliers. Elle ôte le slip. La voici entièrement nue, superbe dans son corps sculptural, bleu cendré uniforme sauf à l'endroit du pubis d'un noir profond et triangulaire. Elle est une déesse de l'amour, un temple reposant sur de flamboyantes colonnes que supportent les hauts talons. Chloé défait enfin ses chaussures, puis avance silencieusement vers le lit. Elle s'assied. " Attends, je vais te libérer... ou plutôt tenter de te libérer car tu m'as l'air coincé dans bien des domaines, autres notamment que celui auquel tu penses actuellement. Pourquoi as-tu un air si sombre dans ta vie quotidienne?
- Mais comment le savez-vous?
- Oh ! Je te connais plus que tu ne t'en doutes. Je répète ma question : pourquoi es-tu triste? La vie est-elle si ennuyeuse? N'y a-t-il pas des moments surprenants comme par exemple ce soir?
- Là, j'avoue que je ne sais plus où j'en suis. Cet endroit d'habitude désert aujourd'hui envahi d'un monde invraisemblable. Vous, qui m'interpellez - disons très physiquement - puis me posez des questions bizarres. Enfin que signifie tout cela et qui êtes-vous? Vous et les autres?
- Pourquoi es-tu triste?
- ...Est-ce que je le sais? C'est vrai que je me pose bien des questions pour l'avenir. Mais apparemment j'ai l'air - c'est ahurissant et je ne cherche même plus à comprendre - d'être transparent à vos yeux. Alors est-il nécessaire que je parle?
-  Oui fais-le et puis tutoie-moi, ce sera plus facile. "

Alors Germain raconte, d'abord avec réticence, obligeant Chloé  à reposer des questions puis, au fil du temps, avec de moins en moins de retenue. Il parle comme il n'a plus parlé depuis longtemps, habitué à se résigner à sa solitude. Il parle de boulot à venir assez flou dans son esprit, des filles qu'il a peur d'aborder, des gars qui lui semblent étrangers et bassement pragmatiques, de la société humaine, matérialiste au possible sur laquelle il ne se fait plus d'illusions depuis des lustres...

Chloé l'interrompt: " Je suis consciente de tout cela, mais tout ce que tu m'as raconté, ce sont les conséquences de quelque chose. T'es-tu jamais interrogé du pourquoi?
- Non pas vraiment.
- Peut-être est-ce dû à une éducation rigoriste? Ca exalte le malheur, les principes rigides... ca semble le rechercher et s'en délecter... A moins que ce ne soit le contraire, le résultat d'une éducation relâchée avec des parents qui ne te parlent pas, ne s'occupent pas de toi et ne te donnent pas de repères?...
- En fait plutôt que de voir les choses en face, j'exacerbe mon mal-être en me réfugiant dans le rêve et la mélancolie.
- Ce n'est pas si mal. Bien d'autres l'ont fait avant toi, à commencer par les romantiques. Mais eux ont créé ! Et leurs œuvres leur ont permis de communiquer. C'est le début de l'anti-solitude. Tiens, pense aux peintres !
- Oui mais la peinture, ce n'est pas ce à quoi je suis destiné professionnellement !
- Le boulot c'est une chose, mais ce n'est pas toute la vie, - lui rétorque-t-elle avec vivacité - sois curieux, étonne-toi de ce qui est beau dans l'existence. Regarde-moi: ne me trouves-tu pas jolie?
- Ben oui. Mais pourquoi me parler de tout ça en vous... pardon, en te mettant complètement à poil devant moi?
- Précisément pour te prouver que l'imprévu existe, que rien n'est figé et que derrière un aspect vulgaire que j'ai adopté pour t'accoster, il peut se révéler autre chose - disons - de plus fin. Ne juge jamais trop vite dans la vie et ne préjuge pas de ta vie. Tu l'as en quelque sorte condamnée avant même de faire connaissance avec elle. "

A cet instant, comme pour intervenir dans la conversation et poussée par une légère brise, la mer fait entendre plus fort son inlassable balayage de la grève.

Chloé enchaîne - " Tiens écoute, voilà autre chose de beau. Goûte-le donc !
- Oui, mais tout n'est pas splendide dans l'existence et l'art dont tu me parles a servi parfois à montrer des horreurs. Les peintures de Goya par exemple, et Munch et tant d'autres...
- Tous les hommes (et les femmes) sont destinés à la même chose: communiquer avec autrui en commençant par sortir de leurs tripes ce qu'ils ressentent en bien ou en mal. Ca peut être au moyen de l'art, d'autres le font par l'engagement familial, social, religieux, voire professionnel. Dans cette dernière hypothèse c'est l'idéal. Encore faut-il que le métier s'y prête. Evidemment la politique ça flatte surtout l'ego.
- Mais enfin, - s'impatiente Germain - qui êtes-vous donc? Toi et tous les autres? Ce soir je venais ici, le long de la Corniche, me balader, m'évader dans mes rêves. Et voici que je rencontre l'impossible.
- Peut-être suis-je un rêve? Ton rêve? La projection de ce que tu souhaitais entendre depuis longtemps?
- Tu n'es pas un rêve puisque tu es en chair et en os !
- Alors peut-être suis-je autre chose... qui ne se révèle qu'à des êtres de sensibilité extrême?
- Mais dans quel but?
- Je t'ai déjà répondu... et puis ne tente pas de trouver une explication à tout. Souviens-toi du proverbe arabe : " Ne cherche pas ta place. Ta place te cherche. "
- Je ne puis croire...
- Ne crois rien et écoute encore.
- Non c'est toi qui vas m'écouter, car tout cet exposé lénifiant sur l'art et le beauté déclamé par une personne en tenue légère, jolie certes mais en tenue plus que légère, n'est pas très crédible. Quoi qu'on veuille dire, le monde n'est pas une réussite et le métier que j'exercerai risque d'être aux antipodes de mes attentes.. Bien sûr, comme tu le suggères, j'aurai des palliatifs, mais tout cela n'est guère exaltant. Saurais-je seulement dans ces conditions faire le bonheur d'une femme?
- Ah, mais tu fais des progrès ! Tu poses des questions concrètes. Elle est loin la rêverie.
- Ne te moque pas et écoute-moi. Tu me parles d'anti-solitude, de communication avec les autres. Certes, je n'ai pas d'amis car je trouve les êtres trop terre-à-terre. Peut-être devrais-je faire des efforts de sociabilité. En fait au fond de moi-même, je leur trouve une excuse aux hommes d'être comme cela, durs et agressifs. Car ils n'ont pas le choix. L'univers est cruel et le mal l'emporte sur le bien. L'homme ou son lointain ancêtre a été forcé au départ de " se battre " pour rapporter quotidiennement un bifteck d'aurochs à sa famille. Et c'était horriblement cru ! Le feu, il l'a découvert bien plus tard. Tu parles d'un paradis ! Aujourd'hui ce n'est guère mieux. La nature parfois je la trouve splendide mais je n'oublie jamais qu'un chaleureux soleil peut éclairer un charnier issu d'une épidémie. Comme bien des humains, je suis fasciné par la création, en aucun cas admiratif. Alors je sais très bien que moi aussi, je vais devoir me battre pour gagner ma vie, ou plus exactement me débattre, car je recevrai des baffes et je devrai les rendre. La peur c'est le moteur de cette existence et quand on a peur, on ne peut pas aimer librement. Je ne puis me satisfaire de cette condition et comme Antigone, je veux le beau, je veux tout, tout de suite - et que ce soit entier - ou alors je refuse ! "

Germain a craché son venin de mal-être et de désespérance. Il ressent comme une sorte de contentement et de soulagement pour être sorti de ses gongs et avoir mordu. Heureux Germain? Pas tant que ça car ses sentiments s'entremêlent. En plongeant ses yeux dans ceux de Chloé il y devine la déconcertation. Il pressent l'apparition d'une faille. Une immense lassitude s'empare de lui et il entend dans une ambiance ouatée la voix de Chloé.

" Nous y voilà ! Tu as lâché le mot " Entier " qui, dans le fond, te caractérise bien. Tu as encore l'âme d'un enfant, incapable de relativiser. Oh non ! Le monde n'est pas beau, tu as bien raison de le proférer. Mais qu'espères-tu de la vie? La souhaites-tu comme un vaste boulevard semblable à ton Prado, coquet et sécurisant, où aucun effort ne serait à fournir pour rouler ta bosse? Oh oui, au départ ce serait plaisant, mais au bout de quelque temps de cette existence mijotée comme un pot-au-feu, mon petit garçon, tu t'ennuierais ! Tu rejettes ton univers avant même d'y évoluer et d'en jouir. Ton orgueil veut bousculer des limites imposées : limites à ta raison, limites à ta connaissance, limites à ton entendement... "

Germain entend de nouveau le ressac de la mer qui couvre les propos de Chloé. Son cerveau s'embrume...

" ... toutes ces limites - poursuit Chloé - qui sont certainement un garde-fou... "

La parole s'évanouit. Germain n'entend plus, vaincu par la torpeur. Le clapotis nerveux de l'eau lui redonne un ultime sursaut d'éveil. Il perçoit encore quelques phrases qui résonnent dans l'environnement inconsistant que détecte avec peine son cerveau...

" ... ne fraie pas avec l'orgueil et l'intolérance qui sont stériles... Tu as peur de ce que tu as vécu, mais attends de voir ce que tu vas affronter et que tu... seras...o... bligé... de... vain... cre... "

Il s'est endormi. La femme l'observe. Diaphane elle se lève, se dirige vers la fenêtre et se fond dans les premières lueurs de l'aube...

Un vigoureux soleil déploie un carré de lumière dans la chambre. Malgré les vitres poussiéreuses, elle pénètre loin dans la pièce et chatouille les yeux de Germain qui s'éveille. " Quel étrange rêve ai-je fait ! " songe-t-il. Dehors les rumeurs habituelles de la Corniche avec son intense circulation ont repris place, mélangées au lointain bourdonnement de la cité. Germain entends-tu depuis ton observatoire la vie qui refait surface? Il se redresse et réalise qu'il est seul dans un décor dévasté par l'abandon. Le sommier antique grince. L'armoire en face est éventrée. Un morceau effiloché de rideau flotte au carreau du battant à moitié ouvert. Partout des toiles d'araignée et des gravats. Il s'accoude à la balustrade. Le parc est complètement désert, sans aucune trace de fête... Il se retourne et aperçoit quelque chose de brillant au pied du lit, un diadème posé sur un carton portant ces simples mots : " Pour ne pas oublier ta Chloé... ".
(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 23/12/2016

Commentaires

  • Chatfernand
    • 1. Chatfernand Le 02/07/2017
    Ce récit me rappelle étrangement un film de Woody Allen où le protagoniste changeait d'époque la nuit venue. Minuit à Paris?
    • cagnonjm
      • cagnonjmLe 02/07/2017
      Merci pour votre message, un rare message pertinent parmi la multitude de spams que je traque quasi quotidiennement. Votre allusion au film de Woody Allen est intéressante. J'ai beaucoup apprécié celui-ci que je possède en DVD. Mais ma nouvelle est (de loin) bien antérieure à la parution du film. J'ai effectivement voulu évoquer un télescopage des époques, thème qui me fascine ("Nimitz, retour vers l'enfer" avec Kirk Douglas m'a beaucoup frappé). En écrivant "Fête réservée" j'ai repensé entre autres à la pièce de théâtre "Le visiteur" de Eric-Emmanuel Schmitt qui met en présence Freud et... Dieu? De même la mystérieuse intervenante de la "Fête" qui interpelle Germain et l'oblige à mûrir, ne serait-elle pas une visiteuse d'ailleurs?

Ajouter un commentaire