Souvenirs

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Convalescence

 Rabat, aux environs des années 1951 ou 52. Je suis malade, dans ma chambre plongée dans l'obscurité. C'est le début de l'après-midi et je suis moite de transpiration dans mon lit. La porte s'ouvre et ma mère apparaît; elle se penche sans bruit vers moi, m'examine et décide au bout de quelques minutes que je suis guéri. Elle m'arrache à la succion des draps, me lave dans la salle de bains puis m'habille. La maison est calme; ma mère me parle doucement; je baigne dans l'ouate; je crois que nous sommes seuls. Je suis net et propre, débarrassé des dernières impuretés de la maladie. Ma mère m'emporte dans son atelier de couture dont la fenêtre au nord est ouverte sur la rue. Un temps magnifique au dehors avec un soleil chantant la vie; la lumière pénètre à grandes vagues dans la pièce. Dans un coin mon frère aîné joue calmement. Je suis inondé de bien-être et de joie.

Boum !

 Je me souviens avoir vu, il y a très longtemps, j'étais gamin, un dessin animé genre Walt Disney. Dans un coin de campagne désertée où gisaient des épaves encore fumantes de machines abandonnées, quelques animaux de la forêt conversaient entre eux. Il y avait des adultes et des petits.
" -  Dis papa, qu'est-ce que c'est toutes ces ferrailles tordues qui rouillent?
-  Ah ça, répondait l'adulte, c'est du du temps où il y avait une espèce d'animal qui se prétendait supérieur : les hommes.
-  Ah bon et où sont-ils?
-  Il n'y en a plus et c'est pas plus mal. Ils ne respectaient rien. Ils saccageaient la nature. Ils n'en avaient jamais assez. Il leur en fallait toujours plus. Et quand il leur manquait quelque chose aux hommes, ils allaient le voler chez le voisin. Ils n'arrêtaient pas de se battre. Même nous les animaux, ils nous ont fait souffrir.
-  Ah bon tu as souffert?
-  Oh non pas moi mais tes aïeux si, eux ils les ont connus les hommes. Et puis un jour de grosse colère, ils ont fait jaillir dans le ciel plein de nuages en forme de champignon en même temps qu'ils continuaient de s'étriper. Ils se sont tous tués. Et maintenant, depuis leur disparition, la terre est plus belle."

 

Le temps s'est arrêté (texte écrit en 1984)

Il y a dans notre salon une photo en couleurs accrochée au mur, dont je suis l'auteur. Elle représente une fantasia marocaine, le galop final des cavaliers dans une apothéose de fumée et de poudre. Cela se passait en septembre 1968, au lac de Mehdia, entre Kénitra et Rabat. Je me rappelle fort bien les circonstances de la prise de vue et les personnes en compagnie desquelles je me trouvais: il y avait un couple de l'âge de mes parents, habitant l'appartement au-dessus du nôtre, et leur garçon plus jeune que moi de cinq ou six ans. J'imagine parfois en regardant cette image que les cavaliers sont vivants et que ce sont eux qui m'observent. Que voient-ils? Non pas le Jean-Michel de 1984 mais celui de 1968 entouré des trois membres de cette famille que les années ont dispersés depuis. Oui, le temps s'est bien arrêté pour eux depuis que je les ai captés dans ma petite boîte noire. Mais ils sont libres, éternellement libres car ils voient des êtres et des choses qui me sont devenus invisibles.

Fin d'après-midi

Un soir t'en souvient-il, nous oeuvrions en silence.
On entendait au loin sur l'aire et sous les cieux
Les promeneurs qui, dans leur paisible mouvance,
Marchaient, se perdaient dans les coteaux harmonieux.

Ainsi aurait pu écrire (avec davantage de talent) un certain Alphonse, loin du lac du Bourget, s'il s'était trouvé dans le paysage préalpin en ma compagnie et celle des miens.
Nous ramassions le bois entreposé sur l'ancienne aire de battage et le transportions dans le garage. Ma petite-fille et ma compagne, m'accompagnent dans ce labeur cadencé, dont l'incessante répétition fait naître la paix.
En contrebas des gens des hameaux voisins se promènent sur la route, séduits par le calme de l'après-midi expirant. La lumière joue avec les nuages. Des éclairages sans cesse changeants magnifient la campagne. L'atmosphère frise l'irréel. L'altière montagne embrasse le ciel qui l'enlace de ses nuées.

Je m'arrête, contemple et croque sur un papier hâtivement cherché, des esquisses pour de futures aquarelles.

Rendez-vous manqué

Je me souviens, c'était aux environs de 1965 à Rabat. Côté lycée j'étais en terminale, Mathémathiques Elémentaires (math'élem comme on disait). Une sale année. Les programmes étaient particulièrement chargés et de surcroît l'Education Nationale nous avait fait un cadeau empoisonné avec l'introduction des Mathématiques Modernes (merci Nicolas Bourbaki !). Tout le monde était "largué". Le baccalauréat sanctionnant la fin de la scolarité fut l'objet - exceptionnel - de pas mal de relèvements de notes pour obtenir tout de même un bon score de lauréats.
Il y avait dans ma classe des collègues domiciliés à Kénitra. Pour quelle raison? Je l'ignore. En avance en tout cas sur leur temps car leurs familles pratiquaient un covoiturage quotidien pour les amener dans la capitale au lycée Descartes. L'un d'entre eux cependant était interne à Rabat.
Comme avec tant d'autres de mes "coreligionnaires", je ne lui ai pratiquement jamais adressé la parole; nous étions si bousculés par le travail à fournir.
Allez savoir pour quel motif, ce garçon m'invita dans sa chambre d'étudiant à quelques jours du bac. Nous parlâmes de choses et d'autres - surtout pas des cours - de nos situations personnelles, familiales, je ne sais plus...
Un peu plus tard, à l'issue d'une épreuve au sein de la tourmente, nous commentions à plusieurs les difficultés rencontrées et la façon dont nous pensions nous en être sortis. Je me surpris à dialoguer - pour la première fois - avec un collègue qui finit par conclure: "C'est trop bête: on a passé neuf mois à se côtoyer et c'est seulement aujourd'hui qu'on échange".
Je n'ai plus jamais revu l'un et l'autre. Nous nous sommes tous dispersés et probablement égarés dans différents lieux de France à la poursuite d'une formation "supérieure".
Je ne pense pas non plus avoir loupé d'autres rendez-vous ultérieurement avec autant de maladresse que pour ces deux-là. Ou du moins s'il y eut répétition, sus-je à temps redresser la barre. Les circonstances étaient sûrement différentes et puis la maturation m'avait peut-être guéri de mon enfermement d'adolescent gauche.
N'empêche, je regrette ces occasions manquées que la vie nous tend parfois et que nous ne savons pas attraper...

(copyright Jean-Michel Cagnon)

Le Bonheur

Il y a des moments comme ça, où il faut accepter d'être inondé par le bonheur. C'est très bref, très fulgurant, inattendu; vous ne saviez pas une minute auparavant que ça allait vous arriver. Et puis c'est là, maintenant... saisissez-le parce que la minute après ce ne sera plus... l'art de ferrer... pas toujours évident.
C'est survenu ce matin, avec la dernière de mes petites-filles, quatre ans. Je me suis laissé mener par celle-ci sur la place du village. Elle avait emporté son poupon et un sac en bandoulière... oui un seul sac, pas deux... car autrement tu vas te prendre les pieds dedans et puis tu ne pourras pas me donner la main...
On s'en va... au bout de deux minutes on s'arrête, sur décision du bout de chou, pour faire halte à l'ombre... on repart... on débarque sur la place déserte et on s'assied à côté de la fontaine.
Et là... elle me montre ses trésors enfouis dans le sac: trois minuscules colliers de perles multicolores, un sachet plastique enfermant un sac en papier vide, à l'effigie du Père Noël et qui contenait avant du sôcôlat. Elle fouille encore et exhibe un morceau de ciseau cassé pour enfant (?) et puis un sachet protégeant cinq ou six billes magnifiées de paillettes arc-en-ciel qui s'enflamment au soleil...
Je suis devenu son confident. Elle m'a tout montré... Pipia, tu m'aides à changer mon bébé? Et nous voici devenus experts en couches-culotte, sans heureusement la présence du caca réel... parce qu'autrement, le pipia, il serait moins enthousiaste...
Voilà c'est tout bête mais bon sang de bonsoir c'est chouette des instants pareils. Au moment où je "rédige ce rapport", elle vient de m'apporter un nouveau trésor glané  dans le fossé du chemin... un escargot.
Tout à l'heû était sorti de la coquille, me dit-elle... Ben oui c'est normal, je lui réponds, tu lui as fait peur mais il va se montrer dans quelques minutes. C'est ce qu'il fait ce bougre baveux, mais le bout de chou l'ignore... elle est déjà repartie vers d'autres horizons et d'autres découvertes...

La mémoire retient très fort ces miettes consistantes de vie et vous les ressort ultérieurement en flash-back... c'était l'an dernier, toujours sur la même place de village, mais avec l'aînée de mes petites-filles cette fois...

Jolie et charmante demoiselle de huit ans à l'époque, elle a tenu à ce que je l'accompagne pour me montrer comment elle sait bien faire du vélo...
Et c'est vrai qu'elle se débrouille... sans forfanterie... avec aisance... sans folie déraisonnable... avec un choix délibéré de varier les circuits... et parfois un rire sonore, reflet de son caractère vif et enjoué.
Elle stoppe ses évolutions, pas même essoufflée, et vient s'asseoir à côté de moi... que va-t-elle me raconter que je ne sache déjà?... non, rien, silence...
Et là... nos regards se tournent l'un vers l'autre, on se fixe... et on éclate de rire comme deux lascars complices. La petite demoiselle m'a fait dégringoler quelques décennies, j'ai rajeuni de soixante ans...
Cet instant, voyez-vous, est vraiment fulgurant; il n'a duré qu'un éclair de flash. Elle, aussitôt après, dans la fougue de son enfance, a de nouveau enfourché son vélo pour aller explorer ailleurs. Elle a oublié, c'est normal. Moi pas, qui vous raconte un an après ces mini-secondes de bonheur...

(Copyright Jean-Michel Cagnon Avril 2014)

EH BIEN OUI... ...je viens de relire pour la énième fois Le Grand Meaulnes d' Alain-Fournier (chaque fois étant espacée d'une dizaine d'années de la précédente). On retrouve toujours cet entremêlement de douceur du décor et de déchirement des sentiments. Les extravagances d'Augustin Meaulnes dans lesquelles est entraîné son ami et narrateur, François Seurel. Le lecteur accompagne ces personnages dans un environnement réel et semi-réel. Les contours flous des paysages du Cher servent d'écrin à un drame tempéré par des joies quotidiennes simples. Meaulnes, non invité à une fête mystérieuse dans un domaine étrange où les enfants sont rois, fait la connaissance d'une élégante demoiselle, Yvonne de Galais entrevue brièvement. Le frère de cette dernière, Frantz, devait fêter ses fiançailles, en fin de compte annulées par l'absence de la fiancée, Valentine Blondeau. Il faut savoir que les protagonistes, François, Augustin et Frantz se sont donné serment solennel (et enfantin) de se porter secours à l'appel de l'un. Les "péripéties" scolaires, campagnardes et parfois parisiennes vont les entraîner à la recherche des coeurs perdus. Les malentendus se succèdent, notamment par Augustin fréquentant Valentine sans connaître son lien avec Frantz. Les circonstances tragiques aussi avec le même Meaulnes, forcé de quitter son épouse, Yvonne, au matin de sa nuit de noces. Le retour au bout d'une année de Meaulnes entre temps devenu veuf et papa d'une petite fille. Pourquoi? Pourquoi? Eh bien (re)lisez ce roman évocateur (peut-être naïf?) de l'amitié pure et indéfectible, de l'amour fou, de l'adieu douloureux à l'enfance, puis à l'adolescence et de la découverte de l'âge adulte non dénuée cependant d'espoir... "Augustin partant avec sa fille pour de nouvelles aventures"... ((Copyright J.M. Cagnon - Avril 2021)

Date de dernière mise à jour : 22/04/2021

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