Chute de printemps
La place du village est vide. Il est tout de même onze heures trente par cette froide matinée de début avril. Pas âme qui vive au cœur de ce village sans âme... Les Oeillèles ça s'appelle, à dix kilomètres de Brignol, la ville d'à côté.
Les deux lampadaires hâves qui prétendent orner le centre de la place exposent stoïquement leur squelette au frimas. Proche de l'un d'entre eux, une cabine téléphonique moderne, glaciale et vitrée, semblable à un distributeur de bonbons qu'on rencontre dans le métro. Le milieu du terre-plein est garni de l'éternel monument aux morts, obélisque aux flancs zébrés par les patronymes de sacrifiés.
Quelques bancs publics, trois platanes chétifs encore effeuillés en cette saison, et puis à l'opposé de la cabine téléphonique, sur l'autre bord de la chaussée et accolé au bistro, un petit bureau de poste avec son parking. C'est là, derrière le guichet, que travaille Georges Cary, Jo pour le public.
Jo habite Brignol et se déplace matin et soir avec sa voiture. A midi il rejoint un restaurant routier, en rase campagne entre Les Oeillèles et la ville. On a l'impression que le décor a réussi à déteindre sur Jo, taciturne, avec sa grande carcasse maigre, comme celle des lampadaires. Complètement éteint Jo? Pas sûr, pas sûr...
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Douze heures: il est temps de fermer le bureau. Jo s'apprête à démarrer pour filer au restaurant. Le véhicule refuse. Un coup d’œil à la jauge. Vide.
" Que vais-je faire? - pense-t-il - allez zou je pars à travers champs. En coupant j'y arriverai dans vingt minutes. Bigre il ne fait pas très chaud. "
A grandes enjambées, empruntant des chemins de traverse, Georges Cary parcourt la plaine silencieuse, toujours endormie malgré le printemps qui vient d'arriver; le ciel est bas. Tout à coup une bourrasque lui gifle la figure, accompagnée de minuscules flocons venant se plaquer sur son front, ses joues, ses lunettes vite opacifiées, ses mains. Protégé dans son épais manteau, Jo ne trouve pas désagréables les multiples piqûres humides que lui infligent les flocons. Il en vient même à ouvrir le gosier pour activer ses papilles et les étonner d'un inhabituel apéritif glacé.
Il enlève ses lunettes. L'entourage apparaît fantasmagorique, peuplé de végétaux branchus, rendus étrangement confus par la myopie et la colère striante des éléments. Le vent provoque de grandes embardées orchestrales qui affolent ses oreilles. Jo était autrefois mélomane passionné; cela lui rappelle quelque chose. Oh oui bien sûr ! la troisième de Gustave Mahler ! " Je m'étais toujours demandé - songe-t-il - comment un compositeur dont le nom semble phonétiquement vouloir dire " mauvais air " avait pu écrire des musiques qui remuent autant le tréfonds des êtres. Ironie du sort ! "
L'esprit errant, le corps réclamant pitance, le postier traverse maintenant un bosquet et lutte contre les rafales primesautières, pas franchement convaincues de leur méchanceté. Et de fait, aussi vite qu'elle était apparue, la giboulée s'enfuit. Elle laisse la place à un maigre rayon de soleil, capable cependant d'illuminer au passage le grésil qui saupoudre les feuilles automnales conservées par un jeune chêne. Sur le chemin, Jo se surprend à remarquer le travail délicat de la fine neige cendrant le vert profond des lauriers et des houx, éclaircissant la nuance amande des cistes.
L'auberge est proche à présent. Il accélère le pas et se précipite dans la salle chauffée et bruyante où le parfum d'une soupe le captive et le bloque net dans son élan. Il a vraiment faim de tout. Une singulière vitalité semble irradier de son grand corps efflanqué.
En s'asseyant, Jo s'avoue malicieusement que la panne d'essence de son auto a démenti une apparente panne des sens du propriétaire...
(copyright Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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