Papotages
Décor: une table de restaurant cossu destinée à un repas d'affaires. Trois convives: Messieurs Dunhill et Chanclar de la Société Midifade (investisseur institutionnel) et Monsieur Burgell de la Société Lovéfor (courtage en bourse des valeurs). Plusieurs sujets de conversation sont abordés.
Tout d'abord à l'apéritif on parle de la tendance des marchés, l'évolution des cours, les dernières nouvelles économiques. En fait on ne sait pas grand-chose (qui connaît l'avenir?). On a lu rapidement, en quittant le bureau, les derniers grands titres des agences d'information, sans approfondir les détails, mais ça fait toujours bien d'en parler. " Les actions Z mon cher, je puis vous assurer une chose, n'y touchez pas !...Non, non, trop dangereux... ça va valser ! "
Une fois qu'on passe aux entrées on oublie le travail. En même temps que la salade frisée aux lardons ou l'œuf mayonnaise sur fond d'artichaut, on attaque la chasse. Ah ! La chasse ! Vous chassez? Mais oui ! Et vous? Certes je chasse ! Eh bien donc pourquoi ne chasserions-nous pas ensemble à la prochaine chasse?... Suivent les exploits des protagonistes, le nombre de volailles tuées après avoir été élevées, la superficie de leur terrain privé (de leur châââsse !) . Messieurs Dunhill, Chanclar et Burgell sont des propriétaires fonciers... Il va de soi que ce gratin mijote en vase clos, et que le jeune Dunhill qui vient juste de dépasser les vingt printemps, jouit déjà d'un certain standing dû à son rang familial et social.
Le concept de chasse se défendrait à la limite s'il était présenté comme un contact avec la nature, une compétition avec la bête. Ici, on ramène tout à des chiffres. Dunhill, Chanclar et Burgell se lancent les noms des endroits les plus prestigieux où ils se sont exhibés avec un fusil, le nombre de bêtes tuées, le nombre d'hectares couverts, le prix de revient de chaque bête abattue... En conclusion il est de bon ton de se lamenter de ce que les bêtes ne sont plus ce qu'elles étaient (!) (Oui ! les faisans ne volent plus; ils sont lourds et rachitiques; le plus intéressant est encore de chasser le lapin). Lamentons-nous aussi car les bois sont devenus muets, privés de chants d'oiseaux (pas à cause des chasseurs mais des pesticides).
Le rôti ou le poisson s'accompagnent d'une série impressionnante de vins, de crus, de millésimes, de cépages jetés (fictivement) à la figure de Dunhill, Chanclar et Burgell qui vantent les mérites de leurs chéris embouteillés et se donnent soif à force d'en parler. Si vous n'êtes pas connaisseur, mieux vaut vous abstenir de donner un avis, quel qu'il soit. C'est comme la chasse. Tirez le lapin ou tirez le vin. Même si vous ratez votre coup, éclaboussez tout le monde en donnant l'impression que vous auriez pu réussir mais que l'échec était difficilement évitable. Si vous ne tirez rien, sachez vous tirer d'affaire en parlant abondamment, en émettant avec aplomb des propos " de connaisseur ". Si vous ne savez pas, taisez-vous ou tirez-vous...
Le temps passant, Messieurs Dunhill et Burgell s'aperçoivent qu'ils ont vécu à New York. Le vin écoulé les amène naturellement à évoquer les bistrots et restaurants qu'il est bienséant de connaître (vous me dites entre la 63° rue et Third Avenue? Ah, j'ai son nom sur la langue. Eh bien on y sert trois menus. Connaissez-vous le Coup de Fusil qui entre nous porte bien son nom? Et plus haut au niveau de Street 59... Ils ont la cave la plus fabuleuse jamais vue, à saouler un régiment de hussards. Vous verrez des Chablis partout aux Etats-Unis. Aimé Petitplas? Le magnat de la néo-restauration et de la mal-bouffe, qui avait déposé le bilan? Mais il est redevenu millionnaire, que dis-je, milliardaire ! Et financé par qui? Je vous le donne en mille, par son ancien créancier ! Oui il a ouvert une douzaine d'établissements. Pensez-vous qu'ils sont tous rackettés? C'est inimaginable en France. Ah bon, vous pensez qu'à Paris... Il faut reconnaître que chez X... et chez Y... ils ont des drôles de tronches. Déborah? Non elle ne risque rien; elle est haut protégée. A New York vous devriez faire fortune en ouvrant un restaurant. Ils vous servent une de ces rognonnades. J'aurais misé sur sa perte et il a réussi...)
Remarquons en passant la multitude des sujets entrecoupés. Il ne s'agit pas de perdre le fil de la conversation en s'attardant sur une étape. Non, il vous faut la brûler en devançant tout le monde, en pressentant ce qui va être annoncé. Monsieur Chanclar qui connaît moins bien New York est évidemment défavorisé sur ce plan, mais il peut se rattraper sur Aimé Petitplat, la rognonnade, le racket, et s'étaler sur Déborah. Ce n'est quand même pas mal...
Le repas évolue, et après ces sujets terre à terre, Messieurs Dunhill, Chanclar et Burgell vont s'élever dans les hautes sphères de la métaphysique politico-socio-économique. Entendez par là que chacun va ébaucher une vision de la société à venir. Messieurs Chanclar, Dunhill et Burgell vont cuisiner cette vision avec leurs souhaits, faire revenir le tout dans le feu de la discussion par de solennelles déclarations, saupoudrer l'ensemble d'un parfum à la mode écologique et servir très frais avec des moues dubitatives et des hochements de tête. (Monsieur Ping-Pong, administrateur de la Société Kong-Combre à Honk-Kong, vous savez que dans notre profession on voit beaucoup de monde, une des premières Sociétés de Honk-Kong entre parenthèses, m'a donné son avis qui n'engage que lui. J'insiste sur le fait que c'est son opinion personnelle. Selon lui l'Occcident - Europe, Etats-Unis, Japon - est condamné à la récession pour se débarrasser des Emirats et de leur pétrole. En consommant moins, nous serons moins tributaires d'eux. Cet avis a été confirmé par certains banquiers européens. Nous sommes comme en 1939, en état de guerre, mais c'est une guerre économique.. Moralité, moi je vous dis, il faut obliger les Français à consommer moins. Vous les plantez de force devant leur écran de télé et vous leur bourrez le crâne avec ces idées. Moi Monsieur, je suis pour un fascisme économique, je dis bien économique, pas politique. Il faut vivre écologiquement. D'ailleurs les Français et leur individualisme qui pourrait faire obstacle, je n'y crois pas. Tenez personnellement, je pourrais me payer une quatrième voiture mais j'y ai renoncé. Il faut se rappeler que de toute manière nous faisons partie d'une caste qui peut se permettre financièrement, au cas où le fascisme s'étendrait à l'ensemble du pays, de tout quitter et d'aller recommencer ailleurs...)
Entre-temps dessert, café et pousse-café ont été engloutis. Les ventres sont pleins. Et les cerveaux?
(copyright Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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