Nocturne
"- Commandant que se passe-t-il?
L'hôtesse vient d'ouvrir la porte de la cabine de pilotage et pose sa question avec inquiétude.
- Mon petit ça va pas fort, je suppose que vos passagers ont aperçu l'un des réacteurs en flammes; j'appelle l'aéroport le plus proche pour nous accueillir en catastrophe. Priez le ciel qu'on y arrive car la côte est loin."
A ce moment de brutales secousses empoignent la carlingue. On entend les passagers hurler de panique.
"- Filez là-bas jeune fille et essayez avec vos collègues de ramener le calme!".
L'hôtesse s'exécute. Elle sent le sol se dérober sous ses pieds. "Perte d'altitude! God save us!" crie-t-elle dans sa tête en se mordant la langue pour ne pas tomber à son tour dans l'effroi général. "Oh! Richard, mon amour, comme je voudrais me perdre dans tes bras!". Pour toute réponse, l'avion se perd dans un mouvement de roulis. Elle est déséquilibrée, plaquée contre une paroi du couloir après avoir fléchi les jambes. Rétablissement précaire du jet. Elle se relève pour atteindre la salle des passagers où les cris de frayeur ont redoublé. Sa jupe s'est à moitié fendue lors de sa chute et dévoile des cuisses à faire jalouser Aphrodite. Tenue sexy pour un cauchemar. Richard lui a souvent dit qu'elle avait un corps divin. Elle atteint l'issue, tire le rideau et aperçoit le steward et sa collègue tentant - peine perdue - d'apaiser l'hystérie collective. Elle saisit le micro "Mesdames et Messieurs, je vous demande de m'écout..."
Il se promène sur la plage, déserte en ce début de printemps. Le soleil vient de disparaître sous l'horizon après avoir enflammé le ciel. "Tel Phaéton malmenant le char du Soleil et menaçant d'embraser l'univers..." songe-t-il. Il a appris l'horrible nouvelle, le décès de Jacqueline dans l'avion. Celui-ci s'est englouti dans l'océan, à quelques milles du littoral. C'est arrivé hier. Hier il a hurlé, pleuré comme un gosse, une fois seul dans sa maison perdue dans les dunes. Pas de proche voisin. Il a laissé exploser son désespoir. Jacqueline devait le rejoindre pour le week-end. Il n'a plus rien à attendre.
Elisabeth et Georges, un couple d'amis habitant le même quartier, ont téléphoné le soir pour prendre de ses nouvelles.
"- Richard on va passer te voir. Et puis Lisbeth te préparera quelque chose à manger.
- Non merci, soyez gentils laissez-moi seul ce soir; je vous rappellerai demain.
- Comme tu veux, mais ne fais pas de bêtise. N'hésite surtout pas à sonner, même au milieu de la nuit. On est là, t'es pas seul."
Richard ne veut plus penser à la folie des dernières trente-six heures, le flash info à la télé tel un coup de rapière entre les yeux, la sensation d'écroulement général, le refus d'y croire puis l'obligation d'admettre, la visite des officiels impersonnellement compatissante, le début des formalités, la paperasse. Et ça n'est que le commencement! Il touche le fond. Il a vieilli de mille ans. Il voudrait effectivement avoir pu le faire pour ne plus vivre dans cet étau. Etre ailleurs, n'importe où, n'importe quand.
Ce soir, Richard s'anesthésie au contact de l'eau. Le ciel n'est pas noir, nimbé d'une lueur irréelle alors que la lune n'est pas encore levée. "La lumière zodiacale! Jacqueline aurait aimé ça..." Il se force à se laisser hypnotiser par le balayage infatigable des vagues. Il tente de se laver le cerveau de toute pensée néfaste et de faire voguer son imagination.
Pourquoi cette gratuité du mouvement, cette dépense d'énergie? A quoi correspondent ces déferlements permanents? C'est l'éternel recommencement, la construction et la destruction, la quête de l'inutile. Sisyphe roulant son rocher liquide vers la terre, pour le voir refluer indéfiniment. Faut-il imaginer la mer heureuse?...
Le choc du sable et de l'eau retracent à chaque seconde la création du monde. Regarde et écoute, Richard. Devant toi se bousculent les ères géologiques: fracas des volcans, écoulement des laves, sédimentations, plissements, torrents d'averses, naissance de la vie. Car c'est de cette masse grondante que sont sortis tes lointains ancêtres, s'adaptant peu à peu à la terre... Création du monde, mais également anéantissement. En effet, Richard, à tes pieds il n'y a rien d'autre que d'innombrables fragments de coquillages usés par le flux. Ruines détruites jusqu'à la poussière, reliquats de cités et épaves englouties dans les abysses, de tout ce que l'homme a construit et qui passera, de la vie et de la mort. Aperçoit-on encore la cathédrale d'Ys émerger des flots?...
Vagues qui roulent sur la plage, pleurs de l'humanité longtemps contenus, s'exprimant brutalement dans le désespoir, la haine, la révolte. Plaintes à moitié étouffées dans le sable, dont le vent se fait l'inutile messager, au-delà des dunes. Flux et reflux des marées, courant et contre-courant des pensées. Aspirations des hommes sans cesse contrariées, soif d'amour jamais rassasiée. Tout cela la mer le porte en son sein, et malgré cela, continue son labeur, encourageante et sécurisante comme une mère. Pour savoir consoler, les mères sont-elles pour autant heureuses?...
Richard chemine ainsi depuis longtemps le long du littoral qui n'en finit pas sur ces immenses plages du nord. La silhouette d'une femme se devine à l'horizon qu'un pâle croissant de lune éclaire. Elle se rapproche rapidement. Blonde, longiligne, un peu comme Jacqueline quoique moins grande. "Lisbeth! Mais que fais-tu ici?"
"- Je pourrais te retourner la question. Je vois que tu as vagabondé au bord de l'eau. Tu as bien fait de sortir plutôt que d'errer entre quatre murs. Tu as bien marché puisque tu es à deux pas de chez nous.
- C'est vrai. Je n'avais pas réalisé.
- Figure-toi que je n'arrivais pas à dormir moi non plus et que je m'inquiétais pour toi. Alors à tout hasard je m'apprêtais à partir chez toi, voir comment ça allait. Mais tu as devancé l'appel.
- Eh oui. Je suis content finalement de te voir. Merci pour votre sollicitude à Georges et à toi." Et ce disant, il l'embrasse tendrement sur la joue.
"- Marchons un peu en retournant vers ta maison - propose Lisbeth - ce n'est pas que je ne veux pas te recevoir mais Georges ronfle comme une armée de hussards, et nous nous dérangerions mutuellement.
- D'accord.
- Tu étais perdu dans tes pensées?
- Je me laissais bercer par le clapotis, pour oublier l'horreur.
- Ecoute Richard, lui réplique-t-elle en lui prenant la main, je vais certainement et malgré moi te faire de la peine car je suis parfaitement consciente que de simples phrases ne sauraient cicatriser ta douleur insondable. Et pourtant je voudrais te parler, même si c'est un peu tôt.
- Que veux-tu me dire?
- Rien que tu ne saches déjà. "Te rappeler" serait un terme plus approprié. En fait, c'est plutôt Georges, ton ami, qui devrait être là ce soir à ma place. Moi, je ne connaissais Jacqueline que depuis peu. N'en veux pas à Georges, il est harassé de travail et dort du sommeil du juste, mais sois certain que si tu l'appelais maintenant au téléphone il accourrait illico. Le problème c'est que vous les hommes manquez un peu de délicatesse et d'intuition. Jacqueline, pour en revenir à elle, avait su éveiller ma sympathie, et je voudrais t'assurer que pour moi également, son départ me laisse un grand vide.
- Je te remercie Lisbeth.
- Richard, nous travaillons tous deux dans le domaine chirurgical. La vie et la mort sont pour nous des compagnes quotidiennes, des ennemies intimes en quelque sorte, mais très liées.
- Mais où veux-tu en venir?
- A ceci, que rien n'est fini.
- Comment ça, rien n'est fini?
- Oui, j'ose croire que nous sommes tous immortels. J'avais de cela une vague sensation depuis des années, ce sujet m'ayant toujours taraudée. Dernièrement des confidences de copines, l'une dentiste, l'autre ophtalmologiste, m'ont amenée à appuyer cette hypothèse qui peut paraître un peu folle.
- Et que t'ont raconté tes collègues? grommelle Richard, un rien piqué par la curiosité.
- D'abord la dentiste; tu la connais c'est Véronique, un modèle de conscience professionnelle et de savoir-faire. Qui fera tout pour sauver une dent, si mal en point soit-elle. Arracher une dent, pour elle, c'est la "der des der" à faire, un sacrilège si l'on n'a pas au préalable tout essayé pour la raccommoder. Figure-toi qu'une dent contrairement aux apparences, ça se défend. Mal, mais ça se défend.
- Et alors?
- Et alors la vie est la plus forte. Imagine une dent abîmée au point qu'il ne reste que - disons - vingt pour cent de sa couronne. Le reste est un trou énorme causé par la carie. Le commun des mortels pense que c'est fichu, qu'il faut l'arracher, que selon toutes les apparences ce bloc minéral rongé n'a plus aucune utilité. Eh bien non! Bien évidemment on peut reconstituer la dent au moyen d'un amalgame en or - ça s'appelle l'inlay - mais surtout la dent participe à sa guérison. Là où on pourrait imaginer que le nerf va rester à vif, ce qui reste de la dent se rétracte légèrement et se met à sécréter une couche protectrice très fine en ivoire, la dentine réactionnelle secondaire. Il est d'ailleurs conseillé - m'a encore appris Véronique - de laisser la dent fabriquer son "armure" avant de poser l'inlay.
- Certes, mais ton exemple est discutable. Ta bête de dent est encore en vie. La mort n'est pas passée par là!
- Attends, j'y viens. Autre exemple, celui de mon ophtalmo. Elle m'a fait remarquer l'autre jour que nous avions tous de fabuleuses facultés d'adaptation. Prends le cas d'un gars affublé de myopie et de presbytie, cette dernière étant un vieillissement de l’œil. Tout le monde en est atteint vers la cinquantaine. On va lui prescrire des lunettes à verres progressifs. Au début selon le témoignage de bon nombre de ses patients, c'est désagréable . On a une vision "décalée". Les choses semblent tourner, qu'elles soient grandes comme le proche environnement ou petites comme les lettres d'une page. Au centre, c'est net et sur les bords tout est flou. L’œil se fatigue et pleure devant ce décor instable et l'on peut même avoir des pertes d'équilibre. Et puis progressivement l'on s'habitue. Que crois-tu qu'il se passe? Que l'on se mette à mieux voir? Oui et non. En fait les lunettes continuent de transmettre une image toujours aussi médiocre, mais le cerveau corrige la mauvaise information qu'il reçoit. Il a appris à redresser ce qui est tordu.
- Bon d'accord, mais là tu me parles de m'adapter à la douleur, aux circonstances actuelles.
- Richard, je ne parle pas de toi mais de Jacqueline. A travers ces exemples, je veux te faire deviner que la vie est - contrairement aux apparences - forte, très forte, peut-être plus que la maladie, voire la mort. Il y a - comment te dire - comme une exubérance vitale, une ardeur à s'accrocher et à transgresser l'inévitable processus de destruction naturelle.
- Enfin Lisbeth, tout cela est aimable à entendre, mais reconnais qu'il y a des limites. Notre corps est bien fragile devant les microbes, ou les accidents comme celui d'hier... Dans les cas les moins dramatiques il s'use lentement et finit par mourir.
- Je ne renie pas la mort, Richard. Simplement je ne puis m'empêcher de penser qu'elle n'est qu'un simple rideau qui masque autre chose. Chaque individu est programmé pour vivre. Il peut arriver que les lois d'équilibre de notre univers soient bafouées: par exemple un crash aérien. Ca va au-delà des capacités de résistance du corps. Celui-ci n'insiste pas: il s'efface. Mais crois-tu que le programme de la vie va s'arrêter par suite de cet incident de parcours? Nous ne sommes pas de simples machines tombant en panne. Nous sommes dotés d'un intellect et d'une sensibilité qui eux, passent le rideau et continuent de vivre. Quelqu'un qui meurt n'est rien d'autre que quelqu'un qui s'adapte à de nouvelles conditions d'existence. Mon porteur de lunettes de tout à l'heure ne recouvrera jamais une vue normale, pas plus qu'un mort ne peut revenir physiquement sur cette terre. L'un et l'autre ne peuvent pas faire marche arrière. Mais ils continuent de vivre... différemment…
- Je veux bien admettre tes propos Lisbeth, mais t'as pas l'impression que l'on dévie vers une sorte de catéchisme? Et puis cette mort que tu essaies d'apprivoiser, elle demeure malgré tout bien cruelle pour m'avoir arraché un être cher!...
- C'est vrai, ne crois pas que je ne partage pas ta douleur. C'est pour cela que je suis à tes côtés. Tu peux considérer que ce que je viens de te raconter ce sont des histoires de bonne femme. Je ne t'en voudrais pas. Mais, en tant que femme, je pressens au fond de moi-même que Jacqueline continue d'exister et que là où elle est, elle est bien. Peut-être est-ce un privilège féminin de ressentir ainsi, puisque nous avons le pouvoir de donner la vie..."
Richard ne répond pas. Il est las. Les voilà maintenant proches de son domicile. Elisabeth poursuit:
"- Je vais te laisser et retourner à la maison. Ne t'inquiète pas pour moi. Une bonne marche de retour achèvera de me fatiguer et m'enverra - je l'espère - dans les bras de Morphée.
- OK Lisbeth et merci pour ta compagnie. J'avoue que ce que tu m'as dit ce soir m'a quelque peu "sonné". Je vous revois demain tous les deux?
- Sans problème. Donne-moi un coup de fil."
Il la prend par l'épaule et l'embrasse dans les cheveux, sa fougueuse chevelure blonde. Tandis qu'elle s'éloigne, Richard remonte lentement la plage, gravit la dune derrière laquelle est située la maison. Un faisceau de phares accompagné d'un vrombissement de moteur rompt la quiétude nocturne. Une visite à cette heure: qui cela peut-il bien être? Il franchit le petit portail à l'arrière de la propriété, contourne les bâtiments et s'approche des vantaux barrant l'allée du garage. Un couple descend de l'auto en stationnement.
"- Georges! Elisabeth! Que faites-vous là?
- Tu as l'air sidéré de nous voir. Pourtant, vu les circonstances, on ne pouvait pas se résoudre à te laisser seul. Alors nous voilà."
Richard sent ses jambes vaciller. "Mais enfin, balbutie-il, ce n'est pas vrai. Lisbeth il n'y a pas cinq minutes que tu m'as quitté sur la plage!
- Richard, répond Elisabeth avec une inquiétude dans la voix, tu déraisonnes? Je n'ai pas quitté Georges de la soirée!
- Mais alors, reprend Richard, avec qui, mais avec QUI ai-je parlé tout à l'heure?
(Copyright Jean-Michel Cagnon)
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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