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Maroc - France

fantasia.jpg©JMC


(L'auteur de ces lignes est né et a vécu sa jeunesse au Maroc. Il a rédigé un modeste répertoire des voyages effectués avec ses parents entre le Maroc et la France. Voici un extrait de sa conclusion écrite en 1997 où il livre quelques réflexions personnelles).

(...) Etranger au Maroc, catalogué Français par mon sang, mes origines, ma culture, la couleur de ma peau, incontestablement je le suis. Mais par la mémoire, les réminiscences qui vous reviennent parfois en bouffées incontrôlées, les contacts que j'ai pu avoir avec des familles marocaines installées en France, je me sens également Marocain, parfois étranger dans l'hexagone.

En fait je ne suis viscéralement attaché à aucune contrée, car le chauvinisme exacerbé, que ce soit comme autrefois pour une patrie, de nos jours pour une province, une région, voire un village - selon les circonstances - m'inquiète vivement ou me porte à me moquer, à cause des errements qu'il suscite. J'ai voulu me défaire de ce que je croyais être un sentimentalisme à l'égard du pays de ma jeunesse. J'ai voulu " tuer le Maroc " puisque le destin m'avait conduit à vivre en France. Mais que voulez-vous ! L'enfance c'est comme le naturel : sitôt chassée, sitôt revenue au galop. Alors de temps en temps l'esprit gamberge.

Il y a quelques années j'écrivais que, dans mon jardin poussaient de nombreuses plantes aromatiques parmi lesquelles j'en affectionnais deux : la menthe et la marjolaine. La menthe et ses puissantes exhalaisons, cela évoquait " là-bas " : souks bariolés, médinas bruyantes, frénésie des fantasias et des fêtes nocturnes, le mirage d'une blanche cité flottant sur le fond bleu de la mer et du ciel confondus. La marjolaine et sa suavité affirmée, c'était la Provence dans tous ses excès, parfois mordante quand le mistral la cingle, mais aussi tellement douce et riante sous le soleil éclairant des collines escarpées piquetées de villages ocrés. J'ajoutais que dans mon minuscule jardin, deux continents se rencontraient et trois enfants passaient là tous les jours sans s'en rendre compte.

C'est précisément à cause de cet état de fait que j'aurais souhaité leur faire prendre conscience de ce double héritage culturel, mais autrement que par les livres, les films ou les photographies. Un voyage sur place eût été l'idéal. Plus prosaïquement, avouons qu'il aurait été également l'occasion de satisfaire le désir d'un père de montrer à ses enfants les lieux de sa jeunesse.

Le Maroc ne fut pas possible par manque d'argent. Aussi me retournai-je sur une région de France que, comme je l'ai déjà écrit, j'aimais plus que les autres car elle était le berceau de mes origines et le passage obligé de tous nos voyages pour les retrouvailles familiales : je veux parler de l'Auvergne.

Par deux fois, vers les 1991/92, j'y emmenai femme et enfants. D'abord dans le Cantal à Arpajon-sur-Cère où nous retrouvâmes les X... qui nous accueillirent toujours aussi affablement. La seconde fois dans le Puy-de-Dôme à Coudes près de Parent où la tante Y... (sœur de ma mère) nous reçut non moins gentiment. Inutile de dire que les enfants (encore jeunes à l'époque) ne réagirent pas comme je m'y attendais naïvement. Pour eux il ne s'agissait pas d'un " pèlerinage ", mais simplement d'une occasion de voir d'autres contrées et d'être entourés d'adultes bienveillants. Ma femme pour sa part était également moins sensible à la découverte géographique qu'aux richesses des contacts humains. Sans nullement renier ces derniers, s'il me faut conserver quelques souvenirs de la virée dans le Puy-de-Dôme, j'en garderais trois qui ont su raviver des sensations d'enfance, tous olfactifs.

Le premier c'est cette odeur indéfinissable, mélange de boiseries vieillies, de soupe mijotée sur l'antique fourneau, d'air ranci au contact des pierres centenaires, que l'on retrouve dans les cuisines des maisons traditionnelles du Massif-Central. Ironie du sort : c'est l'auberge de Peyrebeille, l'historique coupe-gorge, qui réveilla en moi ces effluves oubliés.

Le second, c'est le parfum discret mais insistant des champs de pruniers chauffés au soleil. Nulle part ailleurs qu'à Parent les prunes n'ont une telle odeur. Non ! ce n'est pas du chauvinisme ! C'est simplement le jardin de l'enfance qui s'était remis à vivre, le temps d'une promenade près de l'ancienne maison familiale. Entre deux arbres, je me suis plu à imaginer le jeune duo constitué de mon frère et de moi-même, se gavant de fruits, trente ans plus tôt.

Quant au troisième, c'est Clermont-Ferrand qui me l'a soufflé, lorsque nous fîmes halte rue de la R... devant ce qui fut la maison de ma grand-mère maternelle. Le quartier a changé. Les maisons de cheminots, entrepôts et manufactures ont été bousculés et remplacés par des immeubles résidentiels. Mais la double voie ferrée est toujours là, devant laquelle je ne me lassais pas de voir défiler les majestueuses locos à vapeur. C'était de vaillantes machines à tender incorporé que les gens du chemin de fer (et certainement mon grand-père qui en conduisit) appelaient cul-de-bateau à cause de leur arrière caractéristique. Je les regardais depuis le passage à niveau s'époumoner dans la côte ou descendre à fond de train ( ! ) dans l'autre sens. Pendant les intervalles, me parvenaient aux narines les odeurs du rail et du bois de traverse cuits par le soleil, avec cette émanation tenace de produits de traitement pour rendre le chêne imputrescible. J'imaginais de longs, très longs voyages vers des destinations inconnues. Eh oui bien sûr, la créosote est moins poétique que le parfum de la prune... Et cependant trois décennies plus tard, en me rapprochant avec les miens du lieu du passage à niveau maintenant disparu, l'odeur était encore là, invitant de nouveau aux mêmes rêves...

La part de rêve qu'évoquent ces voyages et qui me ravissait dans mes récits, c'est un peu cela que je réfute aujourd'hui. Car tous les sites visités, magiques dans la fugacité de leur perception, un peu comme ces paysages s'effilochant devant la fenêtre d'un compartiment de train, n'avaient en fait rien de surnaturel.

Pour leurs propres habitants, ces lieux n'étaient et ne sont rien d'autre que le décor de leur triste existence quotidienne avec ses bonheurs volés et ses innombrables tracasseries. Il y a une sorte de délectable désenchantement quand on prend conscience de cela. Quand on réalise que si les voyages ne consistent qu'à traverser des contrées exotiques sans chercher à nouer véritablement avec la population, ils se cantonnent dans une superficialité agaçante. Peut-être que les vrais voyages tendraient à se déplacer moins, à séjourner davantage chez l'habitant, la maison de l'ami ou le havre familial. Peut-être que les vrais voyages, c'est dans le cœur et dans la tête que ça se passe.

En réalité c'est la vie elle-même qui est un perpétuel voyage, dont on connaît le terminus, mais dont on ignore où et comment il apparaîtra. Il y a systématiquement quelque chose qui nous échappe dans cette éternelle errance, tellement absurde, sinistrement quotidienne et paradoxalement enrichissante. Nous sommes contraints de grandir au cours de cette existence qui est un viol permanent. Pourquoi faut-il souffrir? Est-ce le prix à payer pour évoluer? Et vers quoi évoluons-nous?

On ne peut que se révolter contre l'antagonisme entre la soif d'absolu de l'homme et l'incapacité de l'univers à la rassasier. On peut, pour se rassurer, se réfugier en Dieu. Mais ce dernier (dont je ne puis me résoudre à l'inexistence) me pose bien des problèmes, notamment dans la dualité du bien et du mal. Pourquoi ce mal, non point celui dû aux stupidités humaines, mais celui de la création qui se manifeste par ses erreurs : cataclysmes naturels tels que séismes, ouragans, éruptions volcaniques; animaux hostiles ou dangereux, virus imparables, maladies incurables, agonies injustifiées. Est-il besoin de détruire ce que l'humanité a tant de difficultés à construire? Pourquoi cette trahison de la nature, soi-disant bienveillante et mère nourricière, en réalité cruelle et dispensatrice de mort?

Ah oui, la magie a disparu et la colère l'emporte. Et pareillement à une abeille contre la vitre, je m'épuise. Le vent passe, emportant mes idées noires. Et cette même nature, dont je me méfie sans cesse, m'envoie maintenant un généreux soleil sur une plage déserte et surchauffée, la vision d'un corps dénudé de femme amoureuse ou d'insouciants enfants s'adonnant à leurs jeux de sable. Je suis très sensible à certains paysages - un littoral paisible ou tempétueux, la perspective d'une avenue rectiligne, un cirque montagneux ennuagé - qui respirent l'infini. J'ai parfois envie d'être un gitan, perpétuellement sur les chemins, en quête de quelque chose qu'il ignore lui-même. Ce bien-être physique et mental, puissamment ressenti, me porte à croire qu'il doit bien y avoir une justification de tout ce chaos apparent.

Alors la rage de vivre se mêle à la haine de notre condition. Il y a en moi un mélange d'Antigone qui " veut tout, tout de suite et en entier ", de Bazin brandissant sa vipère au poing, de Cyrano qui admettait  " ne pas monter bien haut, mais seul " et de Beethoven qui, à travers son malheur, entendait un bonheur et a tenté de le transmettre aux siens.

Je n'ai certes pas le centième de talent de ces quatre personnages, mais puisque je suis là, autant être bien et agir bien.

Comme chantait Gabin, les soixante coups ont sonné à l'horloge (cinquante pour moi).

J'ai donc encore le temps de découvrir bien des choses.

Allez mon vieux, il faut repartir.

(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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