Musique fantastique
Comme je l'ai déjà écrit par ailleurs, je suis tombé tout petit sous le charme de la musique à l'instar d'Obélix dans le chaudron de potion magique. Cela se passait à Rabat.
J'omets sciemment et momentanément le qualificatif "classique" car mes premiers émois - j'avais entre 3 et 5 ans, nous étions dans les années 50 - se produisirent sous les sonorités nasillardes et métalliques du phonographe familial. Mes parents et ma soeur (mon aînée de 14 ans) se partageaient une petite collection de disques 78 tours de variétés. Je me souviens de quelques titres : "Beau soir de Vienne" (interprété par Elyane Célis), "La Paloma", "Espana Cani", "Le temps des cerises", "Maître Pierre" (premier "tube" des Compagnons de la Chanson qui exécutaient ce morceau a cappella), etc... etc...
Le phonographe était le Stradivox , appareil "moderne" puisque le coffret fabriqué en bois de lutherie par Laberte et Magnié incorporait le haut-parleur; donc pas de pavillon extérieur. Cependant il demeurait mécanique ce qui veut dire qu'à la fin de chaque audition d'une face de disque (3 minutes!!), il fallait remonter à la manivelle le ressort du moteur. La culture musicale s'accompagnait immanquablement de culture physique. De plus, tous les deux ou trois disques, il importait de changer l'aiguille métallique de lecture. Un vrai soc de charrue cette aiguille! Sous le poids non négligeable du bras chromé en acier, elle grattait les sillons - labourait devrais-je écrire - et les usait prématurément.
Nous disposions également d'un poste radio (un Philips à lampes) que nous écoutions trop souvent à mon goût. Je réclamais sans succès l'usage du phonographe. D'abord on pouvait choisir sa musique (déjà je n'aimais pas que l'on m'impose quoi que ce soit). Ensuite j'étais fasciné par la rotation de la galette de cire noire (le disque) qui produisait - je ne savais comment - des sons. C'était magique d'entendre des mélodies sortant du coffret du phono. Et puis la plage de sillons du 78 tours me faisait penser à une plate bobine de fil gagnant à chaque révolution une épaisseur sur l'aire lisse à l'extérieur, là où l'on pose le bras, et se dévidant d'autant sur l'aire intérieure, là où le bras s'arrête. Je ne saisissais pas qu'il s'agissait d'une illusion d'optique et restais dubitatif en observant le disque de près.
Certes la radio était meilleure musicalement que le phono braillard. Mais cela je ne le réalisais pas. J'étais avide d'écouter ce dernier. Petite anecdote: j'entendis un après-midi ma soeur mettre en marche le tourne-disque, tandis que ma mère s'occupait de moi pour je ne sais quel soin. Je me dégageai de ses bras, trépignai, chialai et courus rejoindre la frangine au salon. Heureusement les adultes comprirent et me laissèrent en paix savourer l'audition.
Et la musique classique dans tout cela? J'y viens. Mes parents détenaient un seul 78 tours de cette catégorie, entendez par là de la musique orchestrale pure. En fait il y avait dans notre "discothèque" plusieurs enregistrements classiques mais tous les autres étaient des extraits d'opéras ou d'opérettes. Je crois me rappeler que certains très anciens exigeaient une vitesse de 90 ou 100 tours minute!! Le phono était muni à leur intention d'un accélérateur.
De plus la gravure était inversée, en ce sens qu'il fallait poser le bras à l'intérieur du disque, lequel s'éloignait du centre au fil de l'audition. Le CD actuel adopte la même procédure. Les puristes affirmeront qu'il s'agit là d'une meilleure technique d'enregistrement, les passages pianissimo habituellement au début d'une oeuvre bénéficiant de conditions sonores optimales par le fait d'une vitesse linéaire de rotation accrue. Les finales fortissimo, donc moins subtils, peuvent s'accommoder d'une vitesse décélérée. Le débat reste ouvert...
Revenons au 78 tours orchestral: il s'agissait de la célèbre Danse Macabre de Camille Saint-Saëns. Poème symphonique d'une durée de six à sept minutes requérant les deux faces du disque! J'étais enchanté de l'entraînante mélodie sur une ambiance nocturne, tantôt sautillante, tantôt inquiétante, se concluant en un déferlement de bacchanale brutalement interrompue dans les dernières secondes par le chant matinal du coq. J'étais moins enchanté par le poème de Henri Cazalis qui avait inspiré Saint-Saëns et que je trouvais vulgaire. Une danse des morts dérisoirement contée illustrée par la noblesse de l'orchestre, cela me paraissait difficilement concevable. Admettons que je manquais à l'époque de fantaisie. Je me souviens que mon père avait commenté à mon frère - mon aîné de 7 ans - les différentes péripéties du "scénario". J'écoutais distraitement...
Aux alentours de 1954, mon frangin et moi-même découvrîmes les microsillons. On ne les appelait pas "vinyles" à ce moment-là. Ma soeur arriva un beau jour à la maison avec un électrophone et des disques nouveau genre; ceux-ci étaient déconcertants avec leur gravure microscopique; quant au tourne-disque mu électriquement c'était une véritable innovation: plus de manivelle, plus de gymnastique. L'électrophone était un Pathé-Marconi/La Voix de son Maître muni d'une platine Mélodyne. La tête de lecture du bras était rotative, présentant en alternance soit le saphir 78 tours, soit le saphir plus fin pour les microsillons 45 et 33 tours. Adieu les aiguilles d'acier exigeant des manipulations d'horloger pour les changer. Le bras de lecture en plastique devait peser 10 grammes sur les disques, soit 10 fois moins qu'avec le phono. Une "révolution" vous dis-je!
La "révolution" vint aussi de la "révolution" désespérément lente des 33 tours. Ca n'en finirait jamais - pensais-je (et mon frère aussi je suppose) - d'autant que ma soeur nous avait mis sur le plateau une musique somnifère à mon goût, à savoir La Petite Musique de Nuit de Mozart. La frangine devina notre désappointement mais n'en laissa rien paraître. De cette époque doit dater ma réticence à l'audition de la plupart des compositions de Wolfgang Amadeus. Je suis "imperméable" à la pluie "de grâce et de génie" de ce monsieur qui crée avec autant de sentiment qu'une machine à coudre. C'est bien huilé mais ça ne m'évoque rien, mais alors rien de rien... ou si peu et si rarement. Allez, je fais une exception pour sa Musique Funèbre Maçonnique qui, selon moi n'a rien de funèbre mais me suggère plutôt un lever de jour. Exception aussi pour des adagio de quelques concertos pour piano.
Juin 1956: le frangin vient de réussir son BEPC. En prévision de cette heureuse circonstance, mes parents lui ont préparé un somptueux cadeau. Ils ont amené chez un artisan le vieux Stradivox dont je rappelle la beauté du coffret en bois de lutherie. Celui-ci l'a vidé de son contenu qui consistait en une splendide mécanique Thorens (mais oui! la renommée marque suisse), absolument increvable, et son bras de lecture monté sur roulement à billes!! Remplacement de l'ensemble par une platine microsillon Mélodyne, la même que celle de ma soeur. L'engin modernisé est prévu pour se brancher sur la prise Phono du poste de radio familial.
A cela les parents ont ajouté un 45 et un 33 tours. Sur le 45 tours - Super 45 Tours comme on disait à l'époque, c'est-à-dire 2 chansons par face - sur le 45 tours disais-je, 4 chansons interprétées par Eddie Constantine dont l'une en compagnie de sa fille Tania, "L'homme et l'enfant" tiré du film éponyme... "Dis monsieur, beau monsieur, est-ce que la Terre est ronde?... Mon enfant tu iras bien plus loin que le jour, l'oiseau bleu c'est l'amour, l'amoûûûr!"... Pardon? Vous avez dit nunuche? Peut-être, mais c'était émouvant et ça le demeure. C'était en tout état de cause d'un autre niveau que bien des chansons yé-yé (pas toutes) qui allaient poindre quelques années plus tard.
Nous nous sommes éloignés du classique. Revenons-y. Par le biais du 33 tours en cadeau et qui renfermait 2 compositions de Saint-Saëns: Le Rouet d'Omphale et l'inévitable Danse Macabre, laquelle, sur un microsillon, n'occupait plus qu'une toute petite plage sur une face.
Je me souviens que sur ce petit 33 tours (25 cm de diamètre), les 2 poèmes symphoniques étaient interprétés par l'Orchestre de la Suisse Romande sous la direction d'Ernest Ansermet. Une référence! quoique l'enregistrement ne se révélât pas concluant en ce qui concerne la prise de son, comparé aux disques ultérieurs. Mais sur le moment, en juin 1956, le frérot et moi-même sautons de joie en découvrant le disque...
J'ouvre maintenant une parenthèse en m'interrogeant sur mon attirance pour la musique classique orchestrale et mon peu d'intérêt à l'époque pour les variétés. En fait c'est mon frère qui fut mon initiateur bien involontaire. Mais lui-même, d'où tenait-il ce goût pour les grandes emphases orchestrées? Pas du côté de mes parents en tout cas, sensibles à une musique plus légère s'appuyant sur les valses de Strauss ou de Waldteufel. Cela devait donc être inné et conforté peut-être par la suite sous l'influence d'un professeur d'Anglais, mélomane à ses temps perdus et qui l'avait pris en sympathie. Quant à moi, petit garçon élevé par des parents certes aimants mais assez âgés, j'ai grandi dans un environnement familial empreint de rigueur, d'autorité et peu enclin à la fantaisie. Je me devais par conséquent de dédaigner l'univers de la chanson dont bien des productions, il faut bien l'admettre, ont gagné à être oubliées. Tout de même... "Il faut savoir" de Charles Aznavour, "Et maintenant" de Gilbert Bécaud, et plus tard "La nuit" de Salvatore Adamo, c'était de fort belles créations. Avez-vous remarqué? J'ai cité 3 chansons pas spécialement gaies. Nous y voilà: mon tempérament déjà pessimiste et nostalgique devait inévitablement m'orienter vers les sonorités classiques, où les fougueux élans orchestraux m'emportaient vers d'excessives exaltations langoureuses dont je n'ai pas encore réussi à me débarrasser totalement.
Aïe! on verse dans la pathologie! Et alors? Le domaine artistique n'est-il pas en général l'expression de la vraie vie avec son bien-être parfois, mais également son mal-être? C'est cela vivre! Aux yeux de la majorité moutonnante, je préfère apparaître comme un contestable charbon incandescent plutôt que sous l'image d'un gentil pot-au-feu mijotant. Avec l'âge la tempérance est heureusement venue réfréner ces élans mais dans ma petite tête d'enfant, quoique ce fût inconscient, c'était bien gravé en moi.
Ajoutez à cela que j'ai longtemps hissé sur un piédestal mes aînés. Le frangin m'inspirait une certaine ambivalence: hérissant par certains côtés, fascinant par d'autres. Le crédit l'a souvent emporté sur le débit. Le frérot fut en quelque sorte un maître à suivre, en particulier dans le domaine mystérieux et attirant des poèmes symphoniques romantiques.
Je dois préciser pour la petite histoire qu'une bonne décennie plus tard, mon frère dévia vers la musique baroque à laquelle je n'ai jamais adhéré. Pour moi la musique doit demeurer un vecteur d'émotion. J'ajoute in fine que cette "dépendance" musicale ne s'est transmise à aucun de mes 3 enfants. Ils se sont certes intéressés à quelques oeuvres du 19° siècle mais leur engouement a surtout porté sur le monde de la chanson qui les a d'avantage ouverts que moi à la vie sociétale. Et c'est heureux ainsi...
Noël 1956: mon frère se voit offrir un troisième microsillon, "Les Préludes" et "Mazeppa" de Franz Liszt. Deux magnifiques poèmes symphoniques qui m'initient aux introductions lentes et nobles dans le premier, clamantes et brutales dans le second. L'un s'interroge romantiquement sur tous les instants de notre existence qui ne seraient que... des préludes?! L'autre célèbre dans un romantisme d'une autre dimension la libération par les siens du chef cosaque Mazeppa, prisonnier de ses ennemis. Les deux se terminent dans une apothéose sonore qui emballe tout l'orchestre. Je découvre une musique plus ample que la Danse Macabre - laquelle d'ailleurs n'a rien de romantique - plus longue aussi et qui me plait beaucoup. J'ai 9 ans. J'ignore alors les thèmes de ces compositions qui me seront révélés bien plus tard.
Au fil des années suivantes, l'esprit enfiévré qu'est le mien, qui aime se faire peur dans des mondes imaginaires, s'apitoyer dans l'évocation de moments heureux et idéalisés que je crois perdus à jamais, s'emballer pour des causes nobles et philanthropiques, cet esprit donc, trouve dans la musique un moyen parfait pour susciter et amplifier ses émois les plus intimes. Je demeure néanmoins conscient de ces petits délires et reprends contact avec la réalité - sans du reste l'avoir réellement perdue - à la fin du disque. Mais ceci reste mon jardin secret dont je regrette malgré tout que personne ne puisse vraiment le comprendre ni le partager.
Je précise en outre que, n'ayant jamais appris le solfège, cette sensibilité à la musique peut être qualifiée de "brut de décoffrage". Elle est sincère et spontanée quoiqu'un peu naïve diront certains. Qu'importe! Elle est insufflée par l'art et c'est l'essentiel. Elle est encore comme cela aujourd'hui, bien que moins exaltée.
Les années passant, les pochettes des vinyles vont s'enrichir de commentaires sur le compositeur, l'oeuvre, le chef d'orchestre... et de photographies. Elles se révèlent des oeuvres d'art, nobles écrins du disque, sans aucune commune mesure avec les tristes boîtiers plastique des CD actuels. Je vais par conséquent, à la lecture des pochettes, percevoir la composition enregistrée sous d'autres angles: technique, historique... La musique s'en trouve quelque peu désacralisée. J'y retrouve aussi parfois un écho à mes sensations élégiaques. En tout état de cause je suis arrivé aujourd'hui au terme de plus de soixante ans de "mélomanie", à établir mentalement pour chaque composition une synthèse: d'une part de mes sentiments de jeunesse relativisés par l'âge adulte; d'autre part de l'acquisition de connaissances historiques et sommairement techniques. L'audition de l'oeuvre est ainsi plus gratifiante, parce que raisonnée.
Retournons en 1957 et années suivantes. Au fur et à mesure de l'enrichissement périodique de la discothèque, je découvre progressivement de nouveaux morceaux de musique que je cite ci-après dans une liste non exhaustive et sans souci de chronologie:
- Sur un Marché Persan : longtemps j'ai ignoré quel en était l'auteur et personne ne put me renseigner avant l'achat du disque. Mon père supposait que c'était Suppé. En fait il s'agit de Albert Ketelbey, compositeur anglais, auteur d'une multitude de brefs poèmes musicaux charmants à écouter et évocateurs de contrées plus ou moins exotiques (la Chine, l'Egypte, Dresde...). Ce monsieur fut - s'il vous plaît - anobli par la Reine.
- Le Boléro de Ravel: qui peut rester insensible à ce thème hypnotisant, non développé mais inlassablement repris en crescendo jusqu'à l'écroulement final? Le nom de l'oeuvre me laissait perplexe car je ne voyais là aucune évocation de l'Espagne. J'étais essentiellement envoûté par l'atmosphère de désespoir, sans cependant trop y croire.
- Finlandia et la Valse Triste de Sibelius: pour la petite histoire, je me surpris un jour en cour de récréation à fredonner la Valse Triste. L'un de mes camarades me demanda le titre de cet "air de chanson", pas très connu. Je l'informai. Silence de sa part, soit admiratif, soit interrogatif sur ma bonne santé mentale... Il est vrai que pour un gosse de 10 ans, ce n'était pas courant.
- L'Apprenti Sorcier de Dukas: celui-là, je l'ai découvert, oublié et redécouvert ultérieurement. Pour l'heure présente, je me souviens qu'une de mes petites copines dansait spontanément sur cette mélodie diaboliquement entraînante... la preuve que les femmes sont naturellement plus douées que les hommes dans le domaine de l'expression corporelle et que - pardonnez-moi l'expression et ceci dit sans aucune connotation sexuelle - elles ont le cul moins vissé que le nôtre!!
- L'ouverture de Sylvia, musique de ballet de Delibes. Alors que j'étais fortement occupé à je ne sais plus quoi, j'entendis mon frère mettre en marche ce disque dans la pièce voisine. L'air me plut mais je ne cherchai pas à me le faire identifier. Des années plus tard, l'ayant mémorisé à la suite de cette unique audition et le chantant à mi-voix devant le frangin, je lui en demandai la référence. Sa collection d'enregistrements s'était-elle enrichie d'une façon si importante? Il fut impuissant à me répondre!
- La Danse du Sabre de Katchaturian: mon frérot avait acheté un vinyle 30 centimètres contenant cette Danse qui dure... 3 à 4 minutes et un concerto du même auteur qui constituait 90% du disque, soit entre 30 et 40 minutes. Son propriétaire qui me fit découvrir cette fameuse Danse lancinante, m'avoua que c'était la seule partie du disque qu'il appréciait vraiment...
Petit à petit en effet, la gamme des disques s'élargit au profit d'oeuvres plus importantes, concertos et symphonies. Là, j'avoue que ce fut moins enthousiasmant pour moi car les compositions, plus imposantes que de simples poèmes symphoniques, lassaient un jeune garçon d'une douzaine d'années. J'écoutais quelques passages et puis j'allais jouer ailleurs.
Cependant, à force d'entendre, je me pris à ce jeu musical. Il y avait comme un climat festif lorsque le grand frère déposait un enregistrement sur la platine. La salle à manger où était installé le tourne-disque devenait un somptueux auditorium. La grande baie vitrée laissait passer généreusement la lumière estivale tout en protégeant des rumeurs de la ville. L'officiant mélomane, dans un silence monacal, essuyait amoureusement avec un mouchoir propre la face à écouter, soufflait méticuleusement sur la tête de lecture pour chasser toute poussière de l'aiguille, enfin posait délicatement le bras sur le premier sillon. Place à la musique. Je regardais et écoutais religieusement. Le volume était réglé assez fort, habitude que je devais conserver moi-même par la suite. Jamais les voisins ne se plaignirent! Il devait y avoir un accord tacite car la voisine du dessus nous "renvoyait l'ascenseur" de temps en temps. C'est ainsi que je me mis à apprécier un air qu'elle auditionnait assez souvent et dont j'appris le titre bien plus tard: il s'agissait de la Moldau de Smetana. J'en parlerai en détail plus loin.
En ces journées présentes, je suis en train d'exhumer de leurs boîtes, de vieilles photos de jeunesse, années 50 à 65. Des têtes, certaines disparues, ressurgissent. Des souvenirs s'y rattachent. Toute l'ambiance du Maroc, des chaleurs estivales, d'une certaine insouciance en dépit de tracas certains, bref un climat d'enfance et de pré-adolescence vient s'imposer dans mon cerveau encombré. Dominant cela se répètent sans cesse des décors de soleil, de lumière, de vacances... Les vacances, les grandes vacances, plus de 3 mois, juillet, août, septembre, auxquels s'ajoutaient les derniers jours de juin et parfois les premiers d'octobre...
Les "séances d'auditorium" présidées par mon frère avaient souvent lieu en été. En effet, mon aîné de 7 ans fut appelé au cours de ses études et ce, dès la classe de seconde, à recevoir un enseignement hors de Rabat, d'abord à Casablanca puis à Marseille. Le frérot était donc absent de longs mois et, bien que nos rapports ne fussent pas toujours empreints de cordialité, il me manquait. L'été s'avérait ainsi être la saison des joyeuses retrouvailles sous de belles sonorités musicales.
J'ai omis de préciser que mon frère avait progressivement amélioré son tourne-disque. Délaissant le poste de radio auquel était branchée la platine, il avait bricolé un amplificateur et un baffle. Parachevant l'oeuvre, il avait ensuite réussi à miniaturiser l'ampli, à l'intégrer dans le coffret de l'ancien phonographe, et à visser un haut-parleur dans son couvercle préalablement perforé. Il était de cette façon propriétaire d'une véritable mallette d'électrophone semblable à celles du commerce, plus belle même car le coffret vieillot avait vraiment de l'allure. Nous précédions l'ère du "rétro"... Pour compléter cet effet, j'avais récupéré le sceau de la marque "Stradivox - Laberte et Magnié" et l'avais recollé sur le couvercle à côté du haut-parleur. Mon frère avait poussé le raffinement à fabriquer une grille d'aération pour l'ampli, au fond du coffret. Les multiples trous étaient le fruit du travail de la perceuse électrique. Deux couches de peinture là-dessus. Cette grille méticuleusement usinée valut la stupéfaction du réparateur radio auquel j'amenai l'engin bien des années plus tard pour un entretien.
L'engin en question devait devenir ma propriété aux alentours de 1962 (j'avais aux alentours de 15 ans). Mon aîné, continuant de s'équiper, me fit cadeau de l'électrophone, après avoir acquis un matériel de haute classe pour l'époque: une platine tourne-disque professionnelle Lenco, un amplificateur à lampes Gaillard et un haut-parleur ellipsoïdal renforcé d'un tweeter dont je ne me souviens plus des marques. A noter, la platine, que l'on pouvait trouver dans des studios de radio, acceptait des vinyles de 40 centimètres!... introuvables dans le commerce. Imaginez la taille du dispositif! Tout ce matériel en pièces éparpillées fut rassemblé dans une ébénisterie que mon frangin bricola.
Le frérot était resté fidèle à la monophonie, car les puristes de l'époque estimaient qu'un orchestre symphonique, entendu dans des conditions optimales, s'avérait être une source sonore ponctuelle. La stéréophonie créait donc des effets artificiels indésirables. Les mentalités ont évolué depuis et la stéréo ce n'est tout de même pas mal. Par ailleurs, bien avant que l'on invente les microsillons Gravure Universelle et les aiguilles diamant elliptiques tout aussi universelles, acheter dans ces temps-là (années 65) un tourne-disque stéréo signifiait que tous les vinyles mono étaient bons pour la poubelle. Il convenait de racheter toute sa discothèque en stéréo. Ce problème, résolu par les techniques Universelles, s'est représenté sous une autre acuité avec l'apparition des Compact-Discs dans les années 80.
Pour revenir au dispositif Lenco/Gaillard, celui-ci était d'un autre niveau que l'ancien électrophone par l'ampleur et le volume sonores ainsi que par le rendu des aigus et des graves. Evidemment on a fait mieux depuis. Les amplis à lampes ça chauffait et, selon moi, ça perdait un peu en puissance au fil de la montée en température. N'empêche! Les premiers accents de Mazeppa lus par la Lenco étaient réellement impressionnants de majesté et de dynamisme.
Un dernier mot sur la confrontation vinyle/compact disc. Je ne suis pas un inconditionnel de ce dernier. Certes le CD, indéniablement plus pratique à manipuler, possède une emphase sonore particulière. Mais le vinyle propose un relief qui permet de "localiser" les instruments de musique, un triangle, une cymbale, une harpe... au sein de l'orchestre dans les passages pianissimo. Le support numérique - même le meilleur - en est incapable et noie tout cela dans une sorte de brouillard.
Revenons au moment où mon frère aborde le domaine des symphonies et des concertos et me révèle leurs auteurs (nous sommes à peu près dans les années 60-65), à commencer par Beethoven. Eh oui bien sûr, l'unique, l'irremplaçable. Beethoven qui a eu la bonne idée de se situer à une époque charnière. La musique cesse d'être un émetteur d'ambiance plaisante pour les fêtes des 17 et 18° siècles. Elle devient un nouveau moyen d'expression des sentiments, des émotions. Elle le serait devenue de toute façon mais plus tard et, sans le génie de Beethoven, elle n'aurait pas pris si vite une telle dimension. Musique de Ludwig, musique qui respire... j'entends par ce verbe que ses compositions comportent des inspirations et des expirations. Inspirations lors de lentes introductions ou de phases pianissimo au cours desquelles l'orchestre psalmodie en sourdine à l'aide des cordes accompagnées d'une rythmique étouffée des percussions. On pressent qu'il va se passer quelque chose. Expirations lorsque l'orchestre "expectore" le thème principal sous un déluge de clameurs déchaînées. Il se passe vraiment quelque chose!... Oh! me direz-vous, Ludwig n'est pas le seul à pratiquer ces effets. Peut-être mais lui seul sait le faire avec autant de brio, d'affirmation et sans jamais lasser l'auditoire...
Soyons lucide. Je n'ai pas d'emblée aimé Beethoven. Je le trouvais trop énergique, trop entraînant, ne faisant pas écho à ma sensibilité de jeunesse. C'est bien plus tard, sous l'influence de mon épouse, qu'il me fut révélé et depuis, nous sommes vraiment "amis". Ludwig n'a pas son pareil pour créer à l'aide seulement de quelques notes des airs immortels, hélas parfois galvaudés. Mais c'est un signe que la mélodie s'est popularisée et ce n'est pas plus mal. Prenez l'exemple du "destin qui frappe à la porte", les quatre célèbres notes d'introduction de la symphonie n°5. Pim! Pim! Pim! Pôôm!... Allez on va jouer: on va considérer trois tonalités: aiguë (Pim), moyenne (Pam) et grave (Pom). Si on chante Pom! Pam! Pim! on "monte" très vite. Si on chante Pam! Pam! Pam! on "monte" plus lentement. Si on chante Pom! Pom! Pom! on "descend". Enfin si l'on chante Pim! Pim! Pim! on reste sur la même note. Évidemment c'est très rudimentaire mais vous allez saisir. Reprenons le thème de la cinquième: Pim! Pim! Pim Pôôm!... vous avez compris?
Prenons le leitmotiv du premier mouvement du sublime concerto pour violon. Ça tient en huit notes: Pââm! Pam! Pam! Pam! / Pîîm! Pom! Pam! Pôôm!. C'est décortiqué, trituré, repris sans cesse avec des variantes, bref développé comme sait le faire Ludwig durant environ vingt minutes et ça ne lasse pas. C'est même tonifiant.
Plus complexe maintenant, le thème du second mouvement (allegretto) de la symphonie n°7, avec l'utilisation d'une même note (nommons-la Poum! - plus grave que Pam!) répétée sans aucune monotonie; seul varie le rythme: Poûûm! Poum! Poum! Poum! Poum! / Poum! Pam! Pam! Pââm!
Cette septième symphonie, que Wagner dénommait "Hymne à la danse", devait sûrement cette appellation à son mouvement final, remarquablement stimulant (qui a dit que la musique classique est morne et ennuyeuse?). En fait toutes les symphonies (dont la neuvième!) et concertos (entre autres L'Empereur!) de Beethoven sont dotés d'une riche personnalité et je m'arrête sur ce propos en renvoyant les lecteurs vers des études approfondies. Cela m'évite de répéter ce que leurs auteurs ont mieux analysé et exprimé que moi.
Tchaikovski (ou Tchaïkowsky selon les modes et les époques): celui-ci je l'ai aimé très tôt, on ne s'en étonnera pas. Piotr Ilitch a composé la plupart de ses œuvres (symphonies, concertos, musiques de ballet) dans un climat nostalgique... doloriste diront certains critiques condescendants. En tout cas en phase avec la sentimentalité que je revendique. Je ne peux pas faire un inventaire de tout son répertoire. Je retiens donc deux échantillons: le concerto pour piano n°1 dont j'ai déjà parlé dans une de mes nouvelles (Le mélomane) et le concerto pour violon.
J'ouvre une parenthèse pour signaler les concertos pour violon auxquels je réserve cinq étoiles: les deux précédemment cités (Beethoven,Tchaikovski) et celui de Mendelssohn (j'y fais allusion dans la nouvelle "Ma maîtresse"). Tous trois permettent à l'instrument solo de chanter - j'écris bien chanter - avec une suavité et une délicatesse extrêmes, contrairement à bon nombre de concertos où le violon geint dans les suraigus et fait souffrir autant les cordes que les oreilles.. J'ajouterai, dans un registre différent, le concerto de Sibelius qui déclame dans un climat dramatique. "Œuvre d'un dérangé" dira-t-on lors de la première audition et pourtant... réécoutez-le, surtout le troisième mouvement introduit par une violente bacchanale, laquelle domine l'orchestre, laisse ensuite la place aux virtuosités du violon, puis revient en sourdine pour clore le mouvement dans une effervescence apparemment incontrôlée de tous les instruments.
Soyons de nouveau lucide. J'informe les lecteurs que depuis quelques paragraphes, je cite des œuvres qui m'ont été dévoilées tant dans ma jeunesse que dans un passé beaucoup plus récent. J'oublie désormais toute chronologie; qu'importe! Place aux mélodies et laissons de côté l'Histoire.
Ne disons pas au revoir à Tchaikovski sans rapporter une anecdote. Tout le monde sait qu'il composa six symphonies et que la dernière, baptisée Pathétique, est son œuvre-testament écrite peu avant sa mort, très belle mais à l'appellation justifiée tant l'ambiance générale exhale tristesse, révolte puis résignation. Eh bien sait-on que presque simultanément, il ébaucha une septième symphonie au ton radicalement différent, neutre dirais-je, autrement dit n'exprimant ni déprime ni enthousiasme excessif, peu mélodique ce qui est assez inhabituel dans le paysage "tchaikovskien". Bref, trois mouvements furent composés et devinrent en fin de compte les constituants - après des remaniements posthumes par un disciple - de son concerto pour piano n°3 qui a toute ma faveur après avoir appris à l'aimer.
Avez-vous noté? La musique classique peut parfois se révéler ingrate à la première audition, puis se muer en une tendre confidente à chaque nouvelle rencontre. L'un de mes enfants lui reproche de partir dans tous les sens et de n'avoir ni queue ni tête. Certes, contrairement à une chanson avec refrain et couplets, les grands moments concertants peuvent donner la sensation d'une anarchie généralisée. Paradoxalement c'est justement de cette multitude d'inspirations subites et de développements de thèmes que naît la subtile richesse de l’œuvre.
Puisque nous évoquions dernièrement un concerto pour piano, restons dans ce domaine et parlons de Rachmaninov (ou Rachmaninoff, pourquoi les Russes n'ont-ils pas une orthographe de leur patronyme arrêtée une fois pour toutes?). Serge Rachmaninov, auteur de quatre concertos, dont le célébrissime et populaire n°2. De vieilles pies - du temps où leur queue était à la mode - le jugent mièvre et vecteur d'un pathos, au prétexte que le compositeur, rétabli d'une maladie nerveuse, écrivit cette partition, sur les conseils de son médecin, pour exorciser définitivement ses démons. Il résulte de ce fait une composition esthétique, messagère d'une élégante sensibilité, reflet des atermoiements légitimes de l'auteur.
Beaucoup de gens connaissent-ils le Concerto Élégiaque pour piano de Rachmaninov? Il faut savoir que le document original est le Trio Élégiaque n°2 que le compositeur élabora en hommage à Tchaikovski qui venait de décéder. Personnellement je ne l'ai jamais entendu, étant peu sensible à la musique de chambre. Par contre, j'eus l'occasion d'ouïr à la radio il y a quelques années (et d'en jouir immédiatement!) la version orchestrée de cette œuvre. Cette dernière est un remaniement récent de la composition de Rachmaninov, orchestrée par le pianiste Alan Kogosowski. Rachmaninov a donc composé indirectement cinq concertos pour piano et non quatre. Le n°5 (L’Élégiaque) reflète bien, par sa dénomination et ses intonations, le désarroi et la tristesse puissamment exprimés sans aucune retenue. On s'en remet difficilement à la fin de l'écoute. Deux solutions: soit méditer silencieusement, soit avaler un grand verre de whisky orange pour se changer les idées. Mais Dieu, que c'est beau!
Je désirerais encore mentionner trois événements majeurs où le piano fait valoir la multitude de ses possibilités d'expression:
- le piano romantique par la voie du concerto de Grieg. Oh! je n'en dis pas plus; il est bref et facile à entendre, évocateur talentueux des contrées nordiques dont est originaire son auteur. Sait-on qu'une œuvre musicale n'est jamais figée? Elle dépend certes du compositeur, mais également des interprètes qui, selon leur façon de jouer, sont susceptibles de la rendre différemment perceptible à l'oreille. Elle dépend encore des instruments de musique: Beethoven écoutant aujourd'hui l'un de ses concertos le reconnaîtrait difficilement tant l'instrument à clavier a évolué depuis son époque. L’œuvre musicale dépend enfin des musicologues qui, au fil de leurs recherches, découvrent de nouveaux manuscrits. Ainsi, concernant le concerto de Grieg, décida-t-on, il y a quelques décennies, d'amputer le troisième mouvement de son développement lyrique final. J'eus l'impression d'une interruption brutale, sèche, cruelle au cours de l'audition sur les ondes de cette nouvelle version. Sans doute les milieux artistiques et qualifiés pensèrent-ils la même chose car depuis, l'on a heureusement rétabli le concerto selon la formulation antérieure.
- le piano "jazzifiant" par le biais du concerto pour la main gauche de Ravel. Là non plus je n'en dirai guère sinon qu'un climat sombre et dramatique (cher à Ravel) accompagne, du début à la fin, l'exécution du concerto, lequel emprunte au jazz des rythmes et des sonorités. Écrit pour un pianiste (Wittgenstein) amputé du bras droit, ce morceau d'acrobatie fait croire à l'existence réelle d'une "dextre" courant sur le clavier à côté de la "senestre" qui, elle, bien réelle semble occuper les deux rôles. Clameurs inquiétantes préludant à un écroulement conclusif sous les à-coups d'une main droite spectrale: nous sommes vraiment au royaume des fantômes et personnellement, j'en redemande... en même temps que j'applaudis à deux mains!
- le piano glorieux, ou complice de l'orchestre lui-même glorieux, par l'intermédiaire du concerto n°4 de Saint-Saëns. Écoutez le second mouvement dans lequel le pianiste et l'ensemble des autres interprètes dialoguent sans jamais se dominer, dans une ambiance tendrement rythmée pareille à une aubade... reconnaissance mutuelle des instruments et triomphe pacificateur... De même que, jadis une petite copine dansait sur l'Apprenti Sorcier de Dukas, je surpris une fois l'aînée de mes petites-filles, six ou sept ans, en train de se déhancher spontanément sur ce mouvement...
Ce triomphe au clavier muant en apothéose apparaît dans le dernier passage de la symphonie n°3 de Saint-Saëns (dont je parle dans la nouvelle "Ma maîtresse"). Ce n'est plus le piano cette fois-ci mais le grand orgue qui est mis en exergue face à l'orchestre.
Une pareille combinaison jubilatoire se manifeste encore dans un concerto dont mon frangin m'apporta un jour l'enregistrement sur vinyle: le concerto pour orgue et orchestre à cordes de Poulenc. Œuvre profane avec cependant des relents mystiques; je ne peux m'empêcher de ressentir une atmosphère religieuse autant dans les moments calmes qui ressemblent à des chorals méditatifs et lumineux que dans les passages déchaînés et tourmentés. Pour ce qui concerne ces derniers j'imagine très bien l'orgue trembler et s'enfler à la limite d'une explosion que l'orchestre semble encourager. Cependant le dernier mot revient à une paix contemplative murmurée par le chant en sourdine de l'orgue, rythmé par les cordes délicatement pincées. C'est tout simplement splendide, j'aime ce concerto et ceci depuis plus de cinquante ans! Pour la petite histoire, je découvris ce concerto à une époque pénible de mon existence; j'étais alors en classe de Terminale Mathématiques (Maths Elem') et je peinais à suivre. Je ne comprenais rien, contre toute attente, aux matières scientifiques. Les grandes orgues de Poulenc me permirent de m'évader (illusoirement) des cours de physique dédiés entre autres aux tuyaux sonores - ouverts ou bouchés - créateurs de phénomènes acoustiques et ondulatoires divers dont les subtilités techniques m'échappaient totalement. Moi aussi, grâce à Poulenc, je m'échappais de tout cela - foin de la technologie, bonjour l'art - et j'apprenais ainsi à tenir le coup...
Je commence à m'essouffler, ce qui est normal quand on parle des orgues... Je ne puis tout dénombrer, tout nommer: Rimski-Korsakov dont le Shéhérazade aux accents orientaux m'enivre à satiété, Gershwin et sa Rhapsody in Blue... qui nous fait revenir au piano "jazzifiant": cette Rhapsody évoque un concerto pour piano et orchestre au mélomane ignorant que je suis. Il faut savoir que Gershwin se fit aider pour les arrangements orchestraux par Ferdé Grofé, le compositeur de la Suite du Grand Canyon, description adroitement imagée du célèbre défilé du Colorado. Avec un pareil titre (Grand Canyon) il m'est impossible de ne pas apprécier cette oeuvre immortalisant fortuitement mon nom!
Je ne puis tout dénombrer, tout nommer, mais je ne peux passer sous silence De Falla avec ses "Nuits dans les jardins d'Espagne", Berlioz avec sa "Fantastique Symphonie", Bruch et sa "Fantaisie Ecossaise", Bruckner avec sa quatrième symphonie incantatoire, Wagner et ses multiples ouvertures, Stravinsky... ça fait un peu salade russe tout ça... je mélange les genres...
Stravinsky: voici un original qui varie les styles selon les époques de sa vie, tantôt percussionniste à souhait, tantôt mélodique. Côté rythme et percussion, je sélectionne "Pétrouchka" et "L'Oiseau de Feu", musiques de ballet endiablées. Pétrouchka c'est tout un "drame", Pierrot lunaire se faisant chiper sa copine, la ballerine, par un méchant maure. Il y a une richesse descriptive chez Stravinsky. Ecoutez dans Pétrouchka la scène du marché. On entend les cris et appels des forains et de la foule qui se superposent, s'entremêlent. Attardez-vous sur la marche des ours et de leurs meneurs: démarche lente et balourde des plantigrades... pour ma part, avant de connaître l'histoire, j'y voyais plutôt un défilé d'éléphants barrissant, conduits par les cornacs... Preuve des qualités de la musique stimulant l'imagination.
Savez-vous qu'un passage de Pétrouchka, particulièrement stressant - la protestation menaçante du "Pierrot" - fut utilisé jadis comme indicatif musical d'une émission radiophonique sur RMC, intitulée "Suspense" et présentée par Pierre Bellemare? Nous étions dans les années 60...
Changeons d'histoire et arrêtons-nous deux minutes sur L'Oiseau de Feu, conte fantastique dont je ne connais pas exactement le thème. Il y a en tout cas des passages très doux parlant pour moi de sous-bois estivaux, assoupis sous les lumières frémissantes et les couleurs impressionnistes. Et que dire du finale flamboyant faisant songer à l'irrésistible ascension d'un éveil, d'une résurrection générale?!
Les idées tourbillonnent et je reviens maintenant sur un poème symphonique auquel j'avais fait allusion quelques paragraphes plus haut: "La Moldau" du compositeur Bedrich Smetana. Description très évocatrice du fleuve qui traverse Prague (la Vltava en Tchèque, un nom imprononçable!), depuis la source annoncée par un départ lent de l'orchestre, puis les parcours intermédiaires de la rivière avec des passages musicaux plus ou moins agités et enfin en conclusion l'impétuosité tonitruante des eaux lorsque celles-ci confluent avec l'Elbe. Le compositeur a traduit son amour du pays dans cette œuvre ponctuée d'accents passionnés qui m'ont accompagné toute la vie, et dont j'eus l'occasion de voir la concrétisation il y a quelques années en visitant Prague. Ainsi te voilà sous mes yeux la Moldau, berçant l'écrin de la ville aux cent clochers!... si bien chantée par ton poète...
Un chant: parlons-en, plus exactement un hymne sans paroles, en l'occurrence "With honour crowned" de Albert Ketelbey, que je me permettrais de traduire par "La marche du couronnement". Intonation typique d'un enthousiasme britannique mesuré?... les sujets de Sa Majesté assistant au couronnement de leur Reine? Cette composition fut en tout cas utilisée par la radio. Seconde réminiscence de ma part, d'une époque où la "TSF" n'avait pas encore été dépouillée par une "TV" encore balbutiante! "With honour crowned" servit donc d'indicatif musical à un jeu radiophonique "Seul contre tous" animé par Pierre Desgraupes. Le jeu consistait en un affrontement entre un candidat et la population entière d'une ville, à laquelle il posait cinq questions se rapportant à la collectivité. Au moins trois questions devaient trouver réponse dans un délai imparti. J'attendais tous les mardis soir avec impatience cette émission qui donnait l'occasion de se balader dans toute la France... et accessoirement de se cultiver.
Se balader dans la France... Claude Debussy alias Claude de France nous y invite, par le biais de son calme et envoûtant "Clair de Lune" dont on imagine qu'il pourrait être la suite logique de l'évanescent "Prélude à l'après-midi d'un Faune", Faune hôte évident des forêts d’Île-de-France. Il nous y invite également par les impressions que nous suggère l'audition de ses Nocturnes: "Nuages" d'un ciel de Bretagne ou d'Alsace, "Fêtes" dans n'importe quel village de nos contrées, "Sirènes" dont le chant hypnotisant et lointain pourrait s'élever des flots du côté de Belle-Isle ou des Embiez... Flots de "La mer" variant selon l'heure, "De l'aube à midi sur la mer", "Jeu des vagues", "Dialogue du vent et de la mer", autant de palettes sonores, voire visuelles, qui me rappellent tant d'heures balnéaires heureuses...
Quelques années après Debussy, un autre compositeur se fait remarquer dans un registre totalement différent. Comme Stravinski lors d'une période de sa vie, il privilégie le rythme et les superpositions de sonorités mais dans son style bien à lui. Il s'agit de Arthur Honegger dont je cite deux compositions: "Pacific 231" et "Une Cantate de Noël". "Pacific 231" c'est principalement une succession de tempos que l'auteur a cherché à créer, reléguant à la fin un semblant de mélodie conclusive. Bruits divers laissant deviner une gigantesque mécanique, célébration de la technique du 20° siècle naissant, conduisant Honegger à intituler son œuvre par le nom d'une célèbre locomotive, la Pacific 231. L'un des premiers auditeurs, se méprenant sur le nom et confondant Pacific et Pacifique, crut entendre le ressac de l'océan!! Quant à la "Cantate de Noël", la dernière composition de Honegger, on a affaire à un déluge, dans le sens noble du terme, de mélodies chorales, orchestrées, ou jouées à l'orgue qui s'introduisent, se développent et s'enchevêtrent harmonieusement, pour annoncer Noël. Un climat de paix et de méditation universelles est fort bien rendu, entre autres par l'emprunt au patrimoine musical de plusieurs nations.
J'ai été long, très long, au point de lasser certainement plus d'un lecteur et je vous prie de m'en excuser. Je vais en finir avec un démiurge, auteur de symphonies monumentales; neuf en tout plus une dixième inachevée. Je veux parler de Gustav Mahler qui me fut révélé dans les années 75 grâce au film de Ken Russell dénommé tout simplement "Mahler". En fait j'apprécie surtout les quatre premières symphonies mais il faut avoir du temps disponible et un plateau-repas pour les auditionner dans leur intégralité! Debussy qui n'aimait pas la musique de Mahler la qualifiait de "pneumatique" à cause de ses longs développements emphatiques, bien dans le style germanique. D'autre part certains passages peuvent choquer, précisément par le choc de deux thèmes antagonistes, l'un mélodieusement tendre, l'autre anarchiquement fracassant. Mais quand Mahler accepte de s'épancher durablement, on accède à une transparence et à une élévation difficilement surpassables. Écoutez le finale de la symphonie n° 2 (Résurrection), celui de la symphonie n° 3 qui reste inégalé dans l'évocation céleste, ainsi que le troisième mouvement de la symphonie n° 4 qui, personnellement, me fait voguer dans le cosmos... Dans un rayon plus terre à terre, je me surprends parfois, en écoutant ces passages, à songer à un poisson des profondeurs abyssales auquel il viendrait l'idée de quitter son territoire, de remonter par paliers la verticalité des eaux océanes, d'émerger à la surface et d'explorer un ailleurs insoupçonné. Habitant sous-marin découvrant le soleil ou être humain atteignant le firmament étoilé, où est somme toute la différence?
A l'issue de cet exposé, je pose la question: sans insatisfaction permanente au fond de nos personnes, la musique existerait-elle? En d'autres termes faut-il de la souffrance pour que nous-mêmes vivions, pour que nous communiquions entre nous?
Parmi toutes les formes de manifestation artistique, la musique détient cette rare particularité de n'être "chaque fois, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre". Elle n'est pas prisonnière des mots, du dessin d'une courbe ou d'une palette de couleurs déterminées. Elle échappe à tous les carcans imposés. Elle est libre... et chaque auditeur est libre de l'interpréter selon son humeur ou sa maturité. La musique est à la fois immatérielle, insaisissable et en même temps terriblement présente. Par sa nature elle s'adresse à tous au-delà des frontières. Elle est une sorte d'Espéranto destiné au cœur des hommes et au meilleur d'eux-mêmes. Tant pis pour eux s'ils s'en servent parfois à des fins guerrières et la détournent de sa mission...
Faut-il redire ce que j'ai déjà maintes fois exprimé, à savoir que tout en estimant les expressions musicales les plus diverses, je donne ma préférence à la musique symphonique et concertante occidentale des 19° et début 20° siècles. Dotées d'un raffinement proche de la perfection, porteuses ou pas d'un message non explicitement exprimé, les meilleures œuvres musicales demeurent intemporelles et entr'ouvrent une porte sur l'éternité.
J'ai parfois imaginé, et cela depuis longtemps, que sur mon lit de mort, je sois entouré d'une chaîne stéréo qui me diffuserait mes morceaux préférés, étant entendu que je serais encore en mesure de faire connaître auprès de mon proche entourage bienveillant la sélection des œuvres à écouter et aussi le souhait d'arrêter parfois l'audition... Le silence peut également être vecteur d'une musique intérieure...
Somme toute la musique, quelle que soit la forme sous laquelle chacun d'entre nous la préfère, quelle que soit l'importance que nous lui accordons, n'est-elle pas une sorte de reflet, de projection de notre existence et de notre envie de partager celle-ci?
Par sa chanson "Raconte-moi la mer" et à travers le thème d'un flux et d'un reflux paisibles, Jean Ferrat nous propose ainsi une vision imagée mais non dénuée d'amertume de la vie. Cette dernière qui s'avère en fin de compte "le désir de ce pays d'amour qu'il nous faudra découvrir avant la fin du jour, le regret de ce pays d'amour que l'on cherche toujours et qu'on n'atteint jamais".
(Copyright Jean-Michel Cagnon - Fév. 2015)
Date de dernière mise à jour : 05/07/2021
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