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Sans mon pays

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Réflexions d'après une citation de Jean Proal (1904-1969)  " Sans mon pays, je ne serais rien "   

D'un fond de ciel nocturne, parmi les brumes, je vois émerger une ville mystérieuse. Coupoles, minarets, toits en terrasse ou de tuiles vernissées se superposent. La cité s'approche et se dérobe sous mes pieds, ou plutôt est-ce moi qui évolue dans les airs pour mieux la cerner?

Rumeurs confuses d'une fête orientale, pieds nus de femmes chaloupant sur d'épais tapis chamarrés, violons et bendirs, lancinantes ondulations des danseurs au poignard... Rumeurs non moins confuses d'un caravansérail, marchandages à n'en plus finir, chevaux piaffant dans les écuries, alignements d'arcatures outrepassées où la foule se perd, mets succulents servis sur des tables basses, çà et là théières et bokrejs... labyrinthes de ruelles où l'ombre et le silence se font complices, débouchant sur une vaste esplanade bariolée et bruyante, au fond de laquelle se devine un minaret : tout là-haut le muezzin appelle à la prière...

Où commence le rêve, où finit la réalité?... J'ai dix ans, il est deux heures du matin, je suis éveillé dans mon lit. Ma chambre est un vaisseau protecteur. Là-bas l'océan inépuisable fait entendre son grondement régulier, peu à peu couvert par le lointain fracas d'un train. Quelques secondes d'un vrombissement scandé, puis plus rien et l'océan revient à la fête. Vers quelle destination s'est aventuré ce train? Je ne le saurai jamais, pas plus que je ne sais pourquoi ces images s'imposent quand on me parle du pays.

Et puis quel pays? Pour avoir longuement vécu des deux côtés de la Méditerranée, je me demande toujours où est mon pays. Le Maroc berça mes jeunes années. La France témoigne de mon époque adulte.

" La France, notre pays, d'une superficie de 550 000 kilomètres carrés... " ainsi ânonnaient les petits Maghrébins dans les écoles du temps des colonies. Eux aussi devaient avoir un problème d'identité... La France, faut-il y revenir? puisque tant de poètes l'ont chantée...

La France, de l’Ile-de-france à la Provence, sagement s'agence.

Paris, immenses artères zébrées de lumières, architectures altières à la rencontre du ciel délicatement bleuté, étals des bouquinistes tout au long de la Seine arborée qui enlace langoureusement la cathédrale, foule cosmopolite de la rue de la Huchette, intimité chaleureuse de Montmartre à la tombée de la nuit, gloire affichée de la construction métallique à Bir-Hakeim et sur la tour Eiffel, passages couverts romantiques à la croisée des Grands Boulevards, abritant des devantures d'une autre époque où flânent l’œil et l'esprit, fête nocturne au jardin des Tuileries où d'espiègles garçons et filles se poursuivent et se retrouvent sous la musique des carrousels...

La Provence, les contrées grillées par le soleil ou frigorifiées par le mistral, piquetées de villages perchés et empierrés. Affrontement de la végétation et de la rocaille accrochées l'une à l'autre en un duo de lutteurs? ou d'amoureux?... Je revécus et je revis là ma propre jeunesse par le biais de mes enfants...

Enfance à l'ombre des murailles de pisé et des palmiers, ou à l'ombre de remparts moyenâgeux et des amandiers... y a-t-il une différence?

Je ne suis plus un enfant. Je retourne au pays. Je revois le pays. Mais le pays me voit-il? Le passé et le présent ne se rencontrent jamais.

Le pays est indifférent; il mène sa vie à laquelle je n'appartiens plus. Le caravansérail continue son activité bourdonnante, mais le voyageur qui a bivouaqué la veille est reparti au matin. La cathédrale sonne l'angélus, mais l'homme du crépuscule et celui de l'aube qui y prêtent attention ne sont pas les mêmes.

Mes pays dont je conserve de belles images, me virent également souffrir. Et pas plus qu'hier ils ne savent aujourd'hui adoucir ma peine. Quand je serai mort, ils ne cesseront d'être vivants.

Mon pays n'est pas de ce monde tangible. Il est dans ma tête. Il est ma vie. Il est la somme des expériences de cœur, intellectuelles, physiques, acquises tout au long du cheminement. Il est les personnes bienveillantes qui m'aiment, mais il est également les personnes qui me décochent des coups de pied (que je leur rends) et peuvent me rendre service involontairement. Il est l'amour et la haine, le blanc et le noir, l'espoir et le découragement, le passé et le présent, et même le futur avec mes projets. Il est la matière et l'antimatière, le réel et le néant. C'est cela mon pays.

Sans mon pays, je ne serais rien, ou plus exactement, je n'aurais rien reçu. Suis-je bien? Suis-je rien? Cela, c'est une autre histoire...

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Mon pays n'est pas une terre. Il est dans ma tête. Il est ma vie passée, présente et future, la somme de mes expériences et de mes projets.

Chacun est riche de son pays. Chacun possède un patrimoine affectif et intellectuel unique, d'où la richesse de chacun. Et son irremplaçabilité.

Sur Terre, il y a autant de pays que d'habitants. Certains sont parfaitement viables, certains le sont moins, certains le sont moins encore et d'autres presque pas du tout.

Parmi les viables il y a ceux dont le fonctionnement répond à une éthique et il y a ceux en position contraire et qui vivent bien quand même.

Chez les moins viables qui représentent la majorité, leur inappétence a pour cause essentielle le mal-être. L'origine est souvent un conflit sans fin avec la morale, leur morale. Ou bien ce peut également être une perception conflictuelle de l'extérieur. Exacerbée, elle mène à la démence.

Intervient aussi la question matérielle. Ceux qui n'ont pas beaucoup de biens, et même parfois pas le minimum vital, sont évidemment bien moins viables que les autres.

Le patrimoine culturel, tel que par exemple les livres, concourt à l'enrichissement de chacun. Mais la possession et l'attachement à des biens terrestres de toute nature - y compris l'argent - ne peuvent pas être un but en soi. L'obèse est souvent moins viable que le maigre.

Celui qui se dépossède de son pays - j'entends par là sa terre d'origine, sa patrie - s'enrichit par les expériences acquises ailleurs. Son pays à lui devient plus viable.

Quoi qu'il en soit, du moment que je suis, je suis un pays.

Puisque je suis riche de mon pays, je puis m'enrichir davantage en me connectant aux autres. En recevant et en donnant. En un mot en échangeant.

A l'instar des Etats sur la Terre, nous devrions être incités à établir des unions, des communautés. Pour échanger davantage sur tous les plans, affectif, intellectuel, matériel.

Certains liens seraient très forts, privilégiés, d'autres moins, ou bien moins encore, ou encore pas du tout. Tout comme les Etats sur Terre.

Partant du constat que je m'enrichis en délaissant ma patrie, en échangeant et en m'unissant avec les autres, les notions de frontière planétaire et d'armée devraient commencer à s'effriter. Les conflits et guerres aussi. Et la Terre serait plus belle.

Un rêve que tout cela?
(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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