L'épine
Brusquement son lit bouge. Il vient de se coucher il y a tout juste une dizaine de minutes et commençait à s'assoupir quand soudain... Il a l'impression désagréable qu'une foule de génies malfaisants a empoigné les pieds du lit et se plaît à le remuer. En même temps un grondement sourd monte des profondeurs du sol. Il n'y a pas de métro dans cette ville d'Afrique du Nord où il réside. Qu'est-ce donc? Pendant les quelques secondes de sa demi-conscience, il a déjà deviné sans vouloir l'admettre. Et puis les yeux s'ouvrent, le cerveau se reconnecte avec la sinistre réalité. Ca y est, ça recommence: un tremblement de terre !
Sautant hors des draps, il se précipite vers la porte, l'ouvre, bondit dans le couloir et se heurte à son père sorti du salon pour éveiller la maisonnée. Deux visages livides se croisent du regard, celui d'un gosse de douze ans et d'un adulte. Pas besoin de parler, pas le temps et pas la peine. D'ailleurs à quoi ça servirait? C'est déjà la seconde alerte, la première ayant eu lieu il y a quelques mois. Elle avait duré trois ou quatre secondes, mais celle-ci dure... Quand donc cela s'arrêtera-t-il?
Tous deux attendent, le fils blotti contre le père avec l'espoir que cela ne va pas dégénérer. Et cet espoir les pétrifie stupidement. Faudra-t-il qu'une pierre chute du plafond pour qu'ils se décident à fuir? Les portes coulissantes de la penderie se mêlent à la fête et vibrent à leur tour: doguedoum ! doguedoum ! doguedoum !... Instinctivement on voudrait s'appuyer sur un repère fixe, mais on ne cherche pas car on sait qu'il n'y en a pas. Alors on courbe le dos.
Trente secondes, trente secondes d'éternité et puis plus rien. C'est reparti comme c'était venu. Ce n'est pas pour autant le soulagement. Il regarde le père et devine à sa physionomie que cette fois-ci, celui-ci accuse le coup.
Maintenant la mère émerge de la chambre, d'un sommeil à base de somnifère. Ils ont bien sûr pensé à elle durant leur tétanie. Lui, se sent honteux de ne pas avoir filé dans la pièce secouer sa mère. Retenue par pudeur? Mais quelle pudeur? Ou plutôt la peur de réveiller cruellement, et de susciter la panique? Mais c'est ridicule, en de pareilles circonstances on bouscule tout ça et on pare au plus pressé. Et si jamais le séisme s'était réellement déclenché, tous trois seraient morts pour n'avoir pas réagi comme il convenait de le faire. Quand on doit mourir brutalement, est-ce qu'on attend ainsi l'inéluctable échéance avec résignation? Mais non ! Il se souvient très bien de sa sensation de tout à l'heure: un mélange d'effroi et d'espoir. Ils n'étaient donc pas destinés à trépasser.
La mère interroge son époux:
" - Mais que s'est-il donc passé?
- Tu ne devines pas? Un tremblement de terre, mais ce soir c'est sérieux.
Lui, prend la parole:
- Plus que sérieux. Moi je ne reste pas là. Souvenez-vous de la catastrophe il y a quelques années dans le sud du pays et ses quarante mille morts. Et puis il y a quelques mois, un rappel ici, très bref. Et ce soir de nouveau, mais bien plus long. On devrait s'habiller, prendre l'auto et aller en rase campagne. "
Comme pour donner raison au jeune garçon, les appartements voisins sortent de leur léthargie. L'on entend leurs occupants s'ébrouer, parler à voix haute et, semble-t-il, s'apprêter à descendre.
Le père:
" - Bon, allons-y. On va prendre des vêtements chauds. Je vais me munir aussi des papiers d'identité, du livret de famille et emporter tout notre argent. "
Quelques minutes plus tard, ils descendent à leur tour, lui en premier, ses parents derrière. Un voisin qui les a précédés a déjà sorti son auto. Il se veut circonspect:
" - On vient d'en parler à la radio. Ils ont annoncé que ce n'était pas grave, qu'il n'y avait pas de dégât apparent... qu'en pensez-vous?
- Ma foi - répond le père - la même chose que vous; on va tout de même aller faire un tour au cas où il y aurait des récidives. Autant être dehors. Peut-être nous alarmons-nous à tort? Peut-être pas? Qui sait? "
Il attend sur la banquette arrière. Ses parents enfournent chandails et couvertures à côté de lui et montent enfin dans l'auto. La nuit est douce bien qu'on soit en novembre. A peine sent-on l'humidité de l'océan.
Dehors les phares de l'auto balaient un spectacle étrange. Le courant n'a pas été coupé. Les rues de la ville demeurent illuminées, de même que les fenêtres des habitations. Mais la plupart des gens semblent dans l'hébétude. Aucune panique ne transparaît. C'est du moins l'impression que le garçon ressent en les observant. Devant sa vitre défilent des attroupements de personnes à moitié habillées, interrogatives, visiblement dérangées dans leur sommeil et lentes à prendre une décision. Ne comprennent-ils donc pas ce qui arrive - s'interroge-t-il - ou est-ce moi qui m'inquiète à l'excès?... D'autres cependant sont déjà partis en auto, précédant le véhicule familial.
Bientôt l'on roule en rase campagne. La pleine lune éclaire un paysage familier, dont il découvre la sérénité nocturne. N'était-ce d'aussi sinistres circonstances, il se laisserait bien aller au charme de cette inhabituelle randonnée, bercé par le ronronnement rassurant du moteur.
Mais la tête est ailleurs. Où va-t-on aller? Dormir quelque part dans l'auto? Il imagine mal ses parents, de caractère peu aventureux, tenter le coup. Et puis si des rôdeurs survenaient?... Le comble serait d'être molesté par des humains en fuyant un vice de la nature ! Non, le mieux - pense-t-il - serait de stationner en ville sur une place éclairée et d'y passer le reste de la nuit. Il le suggère à ses parents. Ceux-ci ne répondent pas.
Au terme d'une dizaine de kilomètres, ils arrivent devant une auberge dont l'aire est encombrée de véhicules. Toutes les lumières sont allumées et l'établissement est bondé.
" - Ca c'est pas mal ! - s'exclame le père - les gens s'enfuient de chez eux par peur que le toit leur tombe sur la tête, et ils se réfugient tous dans un espace public où ils courent le même risque. Finalement c'est la compagnie qui rassure et fait à tort oublier le danger ".
Entre-temps aucune nouvelle secousse ne s'est manifestée. Le temps passe mais l'incertitude demeure. N'arrivant à aucune décision concrète, tournant et retournant sans s'arrêter, les parents semblent opérer un retour vers la ville.
" - Comment, on revient? Mais qu'allons-nous faire?, demande-t-il.
- Eh bien tout semble calme, répond le père. Ma foi, faute de mieux on va rentrer à la maison.
- Mais enfin c'est pas possible, on ne va pas se remettre dans la gueule du loup. Qu'est-ce qui prouve que c'est terminé?
- De plus - ajoute la mère - je commence à avoir froid et j'ai bien envie de retrouver mon lit.
- C'est ça ! pour finir peut-être écrasé par une dalle de béton. Au moins on crèvera au chaud. Mais c'est de l'inconscience !
- Mon pauvre garçon je comprends ton inquiétude, mais que faire? Si tu avais connu les bombardements de la guerre, tu considérerais certainement la chose avec plus de relativité. On n'est pas encore mort et ce n'est peut-être pas notre heure ".
Retour vers le futur, vers l'espoir, vers la vie qui continue. Pas pour lui, qui ne peut se résoudre à ce qui lui apparaît comme une aberration. Le trio réintègre l'immeuble qu'il habite. Des voisins sont là. Certains ont fait comme eux. D'autres sont restés à attendre. Enfournement de l'auto dans le garage. Enfermement de prisonniers dans ce qui sera peut-être leur tombeau.
" - Vous faites ce que vous voulez - clame-t-il à ses géniteurs - et je vous suis à contrecœur, mais vous ne pourrez pas m'obliger à coucher dans mon lit. Je reste habillé et dormirai dans un fauteuil du salon, prêt à bondir au dehors à la moindre alerte.
- Mais tu vas mal dormir !
- Peu importe.
L'un des voisins s'adresse au père:
" - A la radio ils viennent de répéter que tout est calme et que rien n'a plus bougé depuis tout à l'heure. Ils appellent les gens à rentrer chez eux. Par ailleurs on n'a constaté aucune casse: pas de coupure de ligne, de rupture de quoi que ce soit... "
Lui ne comprend plus, se demande si ce soir la Terre ne tourne pas vraiment à l'envers. Comment les ondes peuvent-elles émettre de tels propos lénifiants que la population gobe? Est-il fou ou est-il le seul à avoir raison? Est-il fou d'orgueil ou est-il fou d'inquiétude? Enfin un séisme c'est le vice même, c'est pareil à la mort, ça frappe par derrière sans prévenir !
Il demeurera le reste de la nuit comme il l'a décrété, au salon, enfoncé sans abandon dans un fauteuil, en présence de son père qui, compatissant, aura voulu lui tenir compagnie. Compassion ou sourde angoisse inavouée?
L'issue redoutée ne survint point.
Les années ont passé. Le voici adulte. Il a fait sa vie avec ce qu'elle a accepté de lui apporter, de miel et d'acide. Mais il n'a pas oublié... Cette nuit et celles chargées d'anxiété qui ont suivi, lui ont fait franchir douloureusement une frontière. Il a appris depuis à respirer avec une épine dont il ne pourra jamais se débarrasser.
Avant il avait conscience que la vie était une agitation permanente avec des sommets et des dépressions à l'échelle de ses douze ans. Mais chaque soir on retrouvait la maison familiale, le havre, le refuge. Quatre murs et un toit pour vous séparer de la tempête extérieure, la chaleur du foyer pour vous faire oublier la froidure et la froideur du dehors. L'existence ne sentait pas tous les jours la rose mais au moins on avait ça: la maison. Et depuis cette nuit, même " ça ", ça vous est refusé. Le havre peut être sournoisement détruit, et pire vous tuer traîtreusement.
La vie l'a emporté sur la mort. Il connut l'adolescence et ses émois, les franches rigolades avec les copains, la tendre découverte nuancée parfois de méchanceté du cœur féminin. Il opéra une distanciation avec les préceptes familiaux sans malgré tout les rejeter totalement. Il changea de pays. Il se confronta au monde du travail. La vie l'emporta encore quand il rencontra l'âme sœur et qu'il fit des enfants.
La vie l'emporta au point de lui ôter provisoirement de l'esprit les errements de la création, les malheurs qu'elle engendre et qui n'arrivent bien évidemment qu'aux autres. Les décennies sont passées. Les enfants sont devenus à leur tour des adultes.
Le voilà rattrapé. L'épine est toujours là. C'est son mal à lui, incurable. Le mal imposé à l'humanité, un défi pour les croyants. Comment un Géniteur prétendu bon peut-il avoir conçu un univers si cruel? Il ne peut se défaire de cette lancinante question dont il sait qu'il n'aura jamais la réponse. Certes des hommes perpètrent des monstruosités, individuelles ou collectives, semeuses de mort. Cependant ce Dieu dont certains se réclament, ne commet-il pas autant d'horreurs à travers les affres de sa création? Combien de virus, d'épidémies, de tempêtes, de coulées de lave ont envoyé d'innocentes victimes dans l'au-delà? Que Dieu commence par donner l'exemple !
" - Mais en disant cela, tu déresponsabilises l'homme ! c'est trop facile, - lui rétorque l'ami, à la fois théologien et scientifique, auquel il s'est confié - ce n'est pas parce que l'inexplicable demeure qu'il faut se laisser aller aux pires exactions.
- Déresponsabiliser l'homme - dis-tu - mais est-il réellement libre?
- Oui, de faire le bien et le mal, comme il est mentionné dans les Ecritures.
- C'est un peu primaire et cela ne correspond pas à ma définition de la liberté. Contrairement à ce que tu prétends l'abbé, n'est pas libre celui qui a latitude en toute chose, car à ce stade il n'est que l'esclave de lui-même et de ses pulsions. Un voyou n'est pas libre. Un enfant sans éducation n'est pas libre. L'un et l'autre vont accomplir des écarts pour voir jusqu'où ils peuvent aller. Ils recherchent des jalons, des repères par leurs actes réprobables. Ils sont en quête précisément d'une liberté. Attention bien sûr aux excès. Totalitarisme d'un côté ou anarchie de l'autre ont ceci de commun qu'ils aliènent précisément la liberté. Celle-ci est rétablie par la démocratie avec ses règles de protection de l'individu et de non-agression d'autrui. Dieu ne semble pas instaurer ces principes dans son œuvre.
Bien plus pour prétendre être libre, il faut d'abord avoir demandé à vivre. A ma connaissance aucun être humain n'a été consulté à ce sujet. Aurions-nous seulement envie de naître, sachant les épreuves qui nous attendent? Car la voici selon moi la véritable définition de la liberté: c'est l'aptitude à évoluer selon des règles établies dans un univers bienveillant, un univers d'amour, un univers de vie, exempt de mort. Ne va pas croire que je souhaite un environnement douillet générant l'ennui. J'accepte les épreuves en ayant la certitude que, quelle qu'en soit l'issue je ne suis pas perdant et que la mort sournoise ne me guette pas à chaque tournant.
- Un autre te dirait " qu'à vaincre sans péril on triomphe sans gloire ". Mais laissons cela, je reviens à ta première conception de la liberté, celle accompagnée de limites. Autrefois l'Eglise disait que des sanctions existent pour tout individu dans l'au-delà, en reflet de ce qu'aura été sa vie. Bon, aujourd'hui on nuance et je sais que ça fait désuet, mais ça s'appelle toujours le paradis et l'enfer, ensuite...
- Ah oui, parlons-en de ce dernier, - s'enflamme-t-il, interrompant le prêtre - je n'arrive pas à me résoudre à cette sorte d'inhumanité de Dieu à laquelle semblent ou semblaient adhérer les croyants. J'ai souvenance d'un confesseur, comme l'on disait à mon époque d'adolescent, qui m'affirmait que Dieu nous voulait heureux. Soit. Mais à d'autres moments, il me parlait des menaces de l'enfer et de l'impossibilité du rachat pour qui s'y trouvait. Comment en son for intérieur, cet homme foncièrement bon et intelligent arrivait-il à concilier l'inconciliable et s'y soumettait-il? D'un côté l'amour d'un créateur qui souhaite notre bonheur, de l'autre la perdition éternelle.
- Bouh ! l'image d'Epinal du Dieu tyran ! J'espère que tu as évolué car l'Eglise n'a pas attendu, elle, pour admettre que l'Enfer, s'il existe, est possiblement vide de tout individu. Cet endroit honni n'est pas le cachot où l'on enferme l'enfant méchant. C'est plus vraisemblablement le lieu de désolation, sans amour, un peu comme le zéro absolu en physique qui est l'abstraction totale de toute chaleur. Il n'est pas de mise dans le cosmos pas plus qu'il n'a pu être atteint expérimentalement. L'Enfer en quelque sorte, c'est le lieu où l'homme absolu (j'entends par là l'homme entier, retranché dans ses positions, sans faiblesse ni sens de la relativisation, mais un homme est-il concevable ainsi?) l'homme absolu donc, adepte du mal et prenant alors conscience de sa solitude due à un désamour glacial de sa part, se verrait signifier: " Suffis-toi à toi-même ! ". Alors là vraiment ce serait l'enfer. Mais encore une fois est-ce envisageable?
- En attendant, des générations ont vécu dans cette peur morbide d'un au-delà infernal. Belle preuve d'amour...
- Je crois - poursuit le prêtre - que l'enfer est déjà présent sous une forme, dirons-nous, diluée. Un pré-enfer en quelque sorte, ici-bas sur cette terre, lorsque les hommes jouent à fond les cartes de la haine, de l'intolérance et de la violence. Oui mon cher, nous y sommes parfois dans la géhenne. Je suis d'ailleurs obligé d'avouer, malgré mon statut de prêtre, que certains religieux, chrétiens ou autres, ont fait et font encore preuve d'un sectarisme insupportable et d'une certitude bornée que leur corporation détient la vérité. Je suis catholique par ma naissance en Europe, mais si j'étais né à Pékin je serais sûrement bouddhiste. Les religions demeurent des tentatives imparfaites de " lien " avec l'Eternel qui, on peut l'admettre, a utilisé des canaux différents pour s'adresser aux hommes selon leur culture et selon l'époque. Le problème c'est que les humains bien souvent interprètent mal. J'en arriverais parfois à souhaiter que certains textes de l'Ancien Testament soient mis sous clé et accessibles uniquement à des sages. Ils correspondent à une époque révolue.
J'en reviens à ta conception omniprésente de la mort qui te pose problème. Elle est pour toi, comme pour nous tous les Occidentaux, un passage effrayant. Et si nous avions une vision inversée de la réalité? Je veux dire par là que nous concevons ce passage dans le mauvais sens. Peut-être en fait sommes-nous maintenant " morts " dans cette vie terrestre dont les limites te révoltent. Il faudrait dans ce cas envisager le décès comme une nouvelle naissance, une porte d'accès vers la vraie vie où nous devrions être comblés. Dès lors notre existence actuelle, que nous n'avons pas le droit d'abréger car nul ne sait quand " il est prêt ", notre existence actuelle dis-je, peut être considérée comme la préparation, souvent douloureuse, d'un examen final que tous les postulants sont appelés à réussir sans exception.
Je répète " sans exception " car les référentiels dans l'au-delà n'ont vraisemblablement pas beaucoup de points communs avec les nôtres. La justice divine voit certainement le bien ou le mal (de nos actes) sous des critères insoupçonnés. Bref y aura-t-il un seul damné? Attention, je renvoie ici-bas l'homme à ses responsabilités; il ne s'agirait pas non plus d'agir n'importe comment sous le prétexte enfantin " qu'on ira tous au paradis ".
- Je veux bien t'écouter l'abbé, mais pourrais-tu tenir de tels propos concernant la mort à des parents dont l'enfant vient de décéder au terme d'une longue agonie, ou sous les décombres d'un séisme?
- Je ne me sentirais évidemment pas l'audace de m'exprimer ainsi sur le champ. Peut-être n'aurais-je pas à le dire plus tard car les parents, au fond d'eux-mêmes, ressentiraient ce que je viens de t'exposer. Avec plus ou moins d'acceptation, je te le concède, et sous le joug d'une révolte maintenue et bien compréhensible. C'est faire acte de foi que de croire en la vie sous toutes ses formes, même celles que nous ne pouvons imaginer. On peut être croyant et révulsé, comme tu l'es; comme je le suis aussi parfois, sinon avec colère du moins avec des doutes. Je saisis difficilement le point de vue des athées, car eux souffrent profondément et sans espérance. Mais qui peut se prétendre tel, d'une façon permanente? J'y vois là beaucoup d'orgueil.
- Il n'en reste pas moins vrai l'abbé, que je ne me sens pas mort sur cette terre, mais au contraire bien vivant. Cette soif d'exister, je la ressens au fond de mon être et depuis ma plus tendre enfance. Je me souviens qu'à cette époque j'éprouvais une joie intense à courir et sauter sur la plage au bord de l'océan. Je vibrais au contact de l'espace infini de la mer et du ciel et j'étais heureux, tout simplement heureux. Depuis l'espace s'est rétréci et ses limites sont souvent insupportables. En grandissant j'ai réalisé qu'il y avait tromperie sur la marchandise.
- Tu demandes beaucoup à l'existence, plus qu'elle ne peut t'accorder.
- Soit, j'exige. Sans peut-être avoir conscience de tout ce qui m'a été donné. Certes les miens et moi-même n'avons jamais souffert du froid, ni de la faim, ni d'une maladie grave. Certes nous avons la chance de vivre sous des cieux cléments dans tous les sens de l'expression. Certes j'ai même la sensation qu'une bonne étoile m'a toujours protégé dans les aléas de ma vie. Mais pourquoi moi et pas les autres? Y a-t-il une reconnaissance à avoir vis-à-vis d'un Hasard qui semble préserver certains et accabler le reste de l'humanité?
- C'est ta façon de voir les choses - répond le prêtre - mais est-elle objective? D'abord tu veux traiter d'égal à égal avec Dieu, soit en le fustigeant, soit en le remerciant. Mais il n'en a que faire ! Peut-être ne réalises-tu pas que tu as enduré des épreuves devant lesquelles d'autres auraient reculé? Là où tu fais erreur c'est que seul compte à tes yeux ce qui t'est insupportable, comme par exemple l'existence des catastrophes naturelles. Certains acceptent - le terme est impropre - je dirais plutôt qu'ils vont au-delà, car l'essentiel est ailleurs pour eux.
Je crois d'ailleurs qu'il est temps d'élargir le débat et de cesser de buter (humainement et légitimement je l'admets) sur cette affaire de catastrophes naturelles ou de toute autre manifestation du mal. Je serais tenté de te dire, au risque de te choquer, que c'est inévitable.
L'univers (les univers devrais-je dire) nous dépasse. Nous en prenons de plus en plus conscience chaque jour, tant dans l'infiniment grand que dans l'infiniment petit. L'homme n'est plus au milieu de " quelque chose " qu'il était destiné à dominer.
Il nous faut subodorer que la création n'est pas terminée mais au contraire en évolution constante. Dieu continue d'y travailler à une échelle inaccessible à nous les humains. Il prend son temps, diras-tu, mais je te réponds " qu'il n'a pas le temps " car ce concept est lié à notre minuscule bulle qu'est notre immense univers à nous (le big-bang, la quatrième dimension, etc...). Dieu donc, continue d'agir. Le fait-il directement et concomitamment sur la matière et sur l'esprit? Nul ne le sait. Mais pour reprendre Teilhard de Chardin, " le Mal n'est pas un accident imprévu dans l'Univers. Il est un ennemi, une ombre que Dieu suscite inévitablement par le seul fait qu'il se décide à la création ". Regarde autour de toi l'ambivalence de la nature: plus et moins, blanc et noir, positif et négatif. Tu creuses un trou et tu crées un tas de terre à côté. Au mental, c'est pareil. Le bonheur ne peut se concevoir sans la conscience du malheur. Serions-nous bêtes et ne souffririons-nous pas, nous ne saurions goûter aux moments heureux. Sans souffrance il n'y a pas d'évolution, ni d'amélioration de notre condition humaine.
Il faut croire que ladite évolution n'est pas irréfléchie et qu'elle part d'un état de chaos ou de dispersion initiale pour tendre vers un état d'harmonie finale (en gros depuis, disons, l'environnement physique du Néandertal vers l'environnement de l'homme futur avec tout ce que cela suppose par ailleurs de progrès sur les plans intellectuel, affectif, mental, etc...).
J'aime à penser que l'unification de la création nous conduira vers son " centre " où est le Christ, lequel a partagé, dans un amour divin, notre condition humaine. Il a été en fait, pardonne-moi l'expression, le premier à exprimer pleinement sa philanthropie et à inciter les hommes à adopter la même attitude.
- Je ne puis cependant m'empêcher de revenir à ma petite échelle d'être humain menant une existence de souffrance, ici-bas et maintenant, comme tant d'autres. Nous voilà dans le courant traditionnel de pensée judéo-chrétienne.
- Avec l'espérance en filigrane, réplique le prêtre. Tu es dans la position du parieur de Pascal, acculé et obligé de choisir entre deux options. Dieu n'existe pas: c'est le choix le plus séduisant, mais qu'as-tu à gagner si cela s'avère vrai? Dieu existe: difficile à croire quand on se laisse impressionner par les aspects négatifs de la création. Probabilité faible, mais imagine ce que tu gagnes si c'est vrai, s'il existe réellement, si ta foi te donne raison ! Il y a aussi une troisième option que tu as adoptée; dans le fond tu ne peux pas t'empêcher de croire en Dieu mais tu n'as pas confiance en lui.
- Option qui me satisfait intellectuellement, tout en m'empêchant d'être pleinement heureux. Mais encore une fois à qui la faute? J'ai entendu ta thèse de tout à l'heure. Cependant il semblerait que Dieu ait pris un malin plaisir à nous faire cohabiter avec le doute, l'insatisfaction, la peur et le danger. Pour preuve parmi tant d'autres: la facilité déconcertante de propagation du SIDA, bien plus effrayante que les maladies d'autrefois, blennorragie ou syphilis. Dans un autre domaine j'ai récemment lu des ouvrages de vulgarisation sur l'astrophysique. Parmi les planètes telluriques, la Terre qui abrite la vie, possède la plus fine croûte et un volcanisme bien actif. En revanche, Mars dont l'apparence se rapproche le plus de notre monde et qui aurait peut-être hébergé une vie primitive dans des temps immémoriaux, a une croûte plus épaisse, donc moins sujette aux mouvements de terrain. Pourquoi la vie existe-t-elle sur un sol instable et dangereux? N'y a-t-il pas une ironie dans tout cela?
- Reporte-toi à ce que je t'ai dit sur l'univers en évolution... Il est possible que dans le futur la science apportera un éclairage nouveau sur ta remarque, qu'apparemment les auteurs de tes ouvrages n'ont pas mentionnée. Encore que, à ma connaissance, des hypothèses ont été proposées à ce sujet. De ton côté tu interprètes hâtivement sans connaître toutes les données. Les scientifiques, eux, sont plus modestes que toi ! D'ailleurs la science à laquelle tu te réfères - à juste titre - n'y a-t-il pas acte de foi à son égard? Tu ne comprends certainement pas dans leur intégralité les deux théories d'Einstein et cependant tu y crois...
- Oui, car elles ne sont pas destructrices...
- Pas destructrices c'est sûr mais bouleversantes pour nos savants d'il y a cent ans, auxquels il fut proposé d'admettre des " aberrations " telles que la variabilité du temps ! L'univers ne vieillit pas partout au même rythme... Ceux qui acceptèrent Einstein et son " illogisme " eurent certainement à " souffrir ", mais ils progressèrent.
Pour continuer sur cette idée d'acceptation, notamment dans le domaine de la métaphysique, je pourrais reprendre le cas de Teilhard de Chardin qui, dans ses conceptions sur l'univers, son passé et son devenir, dut à son époque se heurter à une attitude, disons frileuse de l'Eglise. Depuis les mentalités au sein de cette dernière ont changé; elles se sont adaptées.
Evolution, nous revenons toujours à la même idée générale ".
Lui et le théologien se sont tus. L'obscurité du soir commence à gagner le salon où tous deux sont assis. L'univers a vieilli de quelques heures. Il semble lui aussi pénétrer dans la pièce par la porte-fenêtre ouverte, imprégner de son silence les murs, le mobilier, les personnes. Il annexe le local et le fait sien. Deux enseignes lumineuses clignotantes de commerces situés en face viennent de s'éclairer. Bien des recoins ombreux demeurent malgré quelques lumières fugacement émises...
(copyright Jean-Michel Cagnon).
Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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