Authentiquement vécu
Les nouvelles ci-après ne sont pas des histoires imaginaires mais des nouvelles au sens propre du terme, c'est à dire des relations de situations vécues par l'auteur. De faits apparemment banals peut ressortir une petite dose de fantastique, lequel s'il n'est pas toujours plaisant, est du moins relaté avec humour.
Après déjeuner
Tu dégustes ton café par un début d'après-midi ensoleillée. La terrasse où tu es attablé se présente comme une enclave... coincée entre la façade nord du domicile et la restanque de l'aire de ton jardin. Tu es protégé du regard des voisins. La seule vue qui t'est offerte est celle du ciel bleu un peu ennuagé... Cocon douillet chauffé par le soleil d'avril, enfin décidé à se manifester après des mois de froidure.
Quelques pépiements de moineaux égarés, quelques rumeurs domestiques étouffées. A part cela, le calme.
Ton esprit vagabonde. Tout à l'heure au cours du déjeuner, tu parlais à ton gendre de souvenirs de voyage de jeunesse... l'Espagne, le soleil plombant d'Andalousie ou de Castille qui assoupissait les villages aux heures cuisantes de milieu de journée. Les routes criblées de nids de poule qui menaçaient d'exploser la voiture. Les tortillards faisant geindre leur sifflet, lequel se perdait dans la plaine immense et empoussiérée.
Cela t'a marqué. La preuve c'est que tu t'en souviens soixante ans après. Tu as aimé ces sensations, tout comme aujourd'hui, de frôlement d'un univers autre, arrêté dans le temps, dissous par la chaleur ambiante.
Te reviennent en mémoire quelques accords de "Recuerdos del Alhambra" de Tarrega, emplis de nostalgie où se mélangent l'empoignade de ton coeur ému, l'amour de nos "mamas" trop tôt parties et dont on attend encore, plus que ce qu'elles ont pu nous donner...
Tu ne vois plus grand-chose de la terrasse, tu fermes les yeux après avoir fixé la nappe. Maintenant ton esprit se fige sur Ravel et son "lever du jour" extrait de Daphnis et Chloé... Un murmure quasi inaudible de flûte au-dessus de la canopée orchestrale transforme les secondes en longues heures...
Tu termines le fond de la tasse et tu entres dans la maison. Tu retrouves les tiens dans la semi-pénombre, vaquant à leurs calmes occupations.
Tu as vécu un moment de grâce...
(Copyright Jean-Michel Cagnon - 20 avril 2018)
Les joies de l'informatique
Tu allumes ton ordinateur comme tous les jours pour vérifier les situations de tes comptes en banque. Il y a erreur sur un solde, non deux soldes...
Tu veux le signaler et déposer un mail de réclamation. Apparaît une fenêtre pour déposer un message. Oui mais... il faut écrire au préalable ton message sur un formulaire qu'il faut télécharger et qui accompagnera en pièce jointe ton message original qu'il faudra répéter sur la fenêtre originale.
Tu essaies de télécharger. Ce n'est pas quelque chose que tu fais tous les jours. Tu te rappelles vaguement. Ça y est! Tu as pu télécharger. Oui mais... il faut que tu retournes sur le site de ta banque pour retrouver les numéros des comptes incriminés. Tu fermes le téléchargement en priant le Ciel que tu puisses y retourner...
Te voilà sur ton site, tu notes les numéros. Le Ciel t'a écouté, tu reviens sur ton formulaire. A ce moment tu te poses la question: "Comment vais-je le signer? Je n'ai jamais vu la main d'un opérateur, armée d'un stylo, traverser l'écran!"
Tu te lèves et tu vas manger un carré de chocolat. Tu reviens. Entretemps l'écran s'est mis en veille. Tu réactives. L'écran se rallume mais il y a un bug. Tu es obligé de reformuler ton identifiant et ton mot de passe (heureusement la nature t'a doté d'une bonne mémoire qui te permet d'engranger la foultitude d'identifiants et de mots de passe que tu as été forcé de créer dans un passé récent). L'écran te répond: "Prouvez que c'est bien vous." et te pose des questions confidentielles auxquelles tu dois répondre et dont tu ne te souviens pas de les avoir créées, pas plus que les réponses, dans un passé récent.
Tu vas manger un second carré de chocolat en réfrénant l'envie de saisir une cognée pour cogner l'écran.
Tu fermes l'onglet en te souvenant que tu n'as pas pu te déconnecter de ton site bancaire et qu'il n'est donc pas protégé de tentatives de piratage.
Tu vas manger un troisième carré de chocolat. Tu essaies de te reconnecter à ton site en priant le Ciel que l'ordinateur ait une moins bonne mémoire que la tienne et qu'il ne te repose pas la foultitude de questions. Oui mais...
La livebox vient de virer du vert au rouge. Plus de connexion possible. Tu es isolé. En mangeant ton quatrième carré de chocolat, tu pries le Ciel que la livebox veuille bien se reverdir très vite. Mais il y a un bug avec le Ciel: il ne t'écoute plus.
Tu éteins l'ordinateur. Tu vas chercher une feuille de papier, un stylo, un cinquième carré de chocolat, une enveloppe, un timbre et tu rédiges ton courrier de réclamation. Autrefois tu l'aurais fait tout de suite. Là, avec l'ordinateur tu as perdu deux heures... Tu finis ta tablette de chocolat pour décompresser...
(Copyright Jean-Michel Cagnon - 3 mai 2018)
Les mésanges
Tes deux petites mésanges sont là. Là, ça désigne le domicile que tu partages avec ton épouse et où vous faites des efforts quotidiens pour ne pas vieillir comme des vieux cons. Les mésanges, ce sont vos petites-filles qui apportent pour une semaine gaieté et fantaisie dans cette maison où vous ne voulez pas vieillir comme etc... etc...
Et ça marche! Les pièces résonnent de leurs bruissements accompagnant leurs jeux... ou leurs disputes. Chacune en effet a son caractère et parfois la belle mécanique grippe. Mais ça ne dure jamais bien longtemps. Un petit orage vite oublié: les mésanges, quoique cinq ans les séparent, forment une bonne équipe, dont le ciel bleu de l'affection écarte prestement les nuages...
Votre logement est vaste et permet à l'imagination enfantine de s'exprimer. Les deux passereaux se sont envolés et ont établi leur nid au rez-de-chaussée. Il s'y trouve un deux-pièces que tes petites ont investi, l'aménageant à leur goût pour jouer à la dînette ou à la pouponnière. Le mobilier est disposé selon leurs desiderata: on déménage une chaise, un fauteuil, le lit-parapluie qui en temps normal accueille les cousins, encore bébés. Le frigidaire est bondé de denrées en plastique. Le mini-four électrique est surmonté de son jeune collègue-jouet. Des bébés en celluloïd et des chiens en peluche peuplent le logement. Et bien sûr on a amené la radio portable pour mettre de l'ambiance...
Le plaisant de l'histoire est que tes mésanges ont l'habitude de s'installer comme bon leur semble. Tu leur fais confiance et elles en sont dignes.
Le non moins plaisant est que cette fois-ci, séjournant seules, elles ont découvert le rez-de-chaussée libre, entièrement, et qu'elles savent tirer parti de l'occasion.
Mais le logement n'est pas une cage. Tes deux drôles d'oiseaux volettent par ci par là, se réfugiant dans leur chambre ou déballant au jardin leur minuscule vaisselle de faïence qu'elles garnissent de mets savamment cuisinés à partir de salades de feuilles de lierre et de pâtisseries aux fleurs de pissenlit. La balançoire accrochée au tilleul les attire moins cette semaine que d'habitude. Il faut dire que le rez-de-chaussée représente une aubaine particulièrement alléchante: pouvoir vivre comme des grands...
L'aînée, déjà au seuil de la pré-adolescence, s'isole de temps à autre, rêveuse devant sa tablette ou une lecture. Mais la jeune soeur se rappelle vite à son souvenir.
Tu les observes... ton enfance ressurgit avec ses heures délicieuses... tu as l'impression d'être à l'orée d'un domaine où tu voudrais les rejoindre mais qui ne t'appartient pas. Alors, pudiquement tu les laisses à leur bonheur. Elles n'ont pas besoin de toi, mais l'inverse n'est pas vrai.
Tu mémorises toutes ces images car demain la maison sera de nouveau vide, ancrée dans son présent qu'un passé a brièvement télescopé...
(Copyright Jean-Michel Cagnon - 11 mai 2018)
Vécu de nombreuses fois
Encore une journée de retraité bien remplie, à cent à l'heure bien évidemment. Tu ne t'en plains pas dans le fond, cela évite de t'encroûter.
Tu apprécies le calme de la soirée. En mettant le couvert pour décharger symboliquement ton épouse qui, elle, se farcit la préparation du dîner en plus de sa journée à elle bien remplie, tu écoutes la radio.
Enfin quand tu dis que tu écoutes, tu devrais plutôt dire que tu entends. Parce que la journée bien remplie n'est pas finie pour tout le monde. Au micro ça continue de se déchaîner. Ça éructe, ça jacasse, ça coupe la parole, ça reprend la parole, ça bavasse, ça rigole, ça vitupère, ça commente, ça commente sur le commentaire précédent, ça commence à t'échauffer parce que toi tu es perdu, complètement largué. Mayday, mayday! De quoi ça parle exactement?
Tu as fini de garnir la table. Tu vas t'asseoir dans ton fauteuil favori et tu te sers un Martini bien tassé pas trop frais, ou l'inverse tu ne sais plus, il faudra que tu revoies James Bond. Tu changes de station pour te reposer les esgourdes. Tu ne saisis pas davantage ce qui se dit. Ici les speakers ont adopté la mode actuelle qui consiste à ne pas décoller les coins de la bouche. Comme il faut bien cependant que le son pète par un orifice, ils acceptent de décoller imperceptiblement les lèvres mais pas trop, juste ce qu'il faut pour que ça fasse un bruit. Et encore... un bruit feutré, une voix voilée, un tampon dans le larynx. Autrement dit, articuler aujourd'hui c'est fini, kapout, antédiluvien. Tu as l'impression d'être un dinosaure.
Repas consommé, vaisselle terminée. Radio mise sur le "Off". Télé mise sur le "On". Qu'est-ce qu'on vous propose ce soir?
Eh bien, un thriller dégoulinant d'hémoglobine parle de "zhéros" policiers qui ont dégouliné de transpiration (mais ils n'en laissent rien paraître avec leur look à la James Bond ou à la Wonder Woman) pour coincer le serial-killer (bonjour les anglicismes). Après, ton écran plasma dernier cri te donne accès au JT au cours duquel l'hémoglobine continue de dégouliner. Emeutes, crimes, guerres civiles... tu n'as pas à choisir, tout t'est imposé. Tu veux zapper, c'est la même chose ailleurs.
En troisième partie de soirée, l'hémoglobine demeure inépuisable avec un reportage sur des populations martyrisées dans un coin de la planète. Tu commences vraiment à voir rouge.
Demain l'hémoglobine sera remplacée par la baisse du pouvoir d'achat, les corruptions, l'empoisonnement de la planète, l'abrutissement par la consommation...
Tu te demandes si tu ne vas pas te mettre à aimer les rencontres sportives.
Tu es sûr d'une chose: pour au moins quelques jours radio et télé seront au point mort chez vous. Tu vas rouvrir tes livres, ça faisait longtemps...
(Copyright Jean-Michel Cagnon - 19 mai 2018)
Date de dernière mise à jour : 16/02/2019
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