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Vertige

sens-interdit.jpg©JMC

La lumière ne pénètre pas à pleins flots dans la pièce. Elle est tempérée dans sa folle énergie par les volets à moitié clos. Le salon est ainsi baigné d'un éclairage affaibli mais obstiné.

Fin mai. Chaleur anormalement élevée mais amicale cependant. Ce n'est pas la fournaise estivale. Pas une rumeur, pas un bruit à l'extérieur. Début d'après-midi.

Il demeure immobile. Comme par crainte de détruire le calme enchantement, d'un mouvement, si modeste soit-il. Debout dans le salon. Il observe l'endroit qui, sous cette mutine lumière, vous affiche un air effronté. " Voyez comme nous sommes élégants et distingués " semblent dire les meubles, révélés par le soleil s'insinuant pareil à un cambrioleur. Le tapis participe à la fête, rayonnant tel un spot scénique. Les murs, le plafond sont faiblement luminescents. Ici un vase de fleurs séchées imprègne son ombre altière et diffuse sur la cloison. Là les livres alignés sur leurs rayons montent la garde, les ors de leurs dos semblables aux décorations plastronnées de soldats joujoux.

Il observe. C'est simple, agencé sans ostentation, mais c'est beau. Par ce bel après-midi naissant.

Il retrouve ses douces angoisses des heures de l'enfance. Comment vais-je occuper mon temps? La crainte de l'ennui et l'ivresse de l'abondance qui lui est prodiguée. Abondance de rien. La minute qu'il vit, inoccupée, est la porte ouverte sur l'univers. L'infini insaisissable clos dans cette petite minute, insaisissable parce qu'il ignore sa nature précise. Il peut tout arriver et il n'arrivera rien. Il pourrait être maître de son monde à lui.

Comment occuper le temps? Et pourquoi systématiquement l'occuper? L'ennui ne suffit-il pas? A son contact l'imagination s'emballe, l'entraînant vers des univers rêvés.

Flash-back. Il se revoit enfant, au jardin public, ramassant les graines tombées des arbres. Fabuleuse et éphémère collection. Il se revoit préadolescent jouant aux Mille Bornes avec ses copains (et ses copines). C'est loin tout ça.

Enfin pas tant que cela. Il n'a que vingt-cinq ans. Mais le vertige des heures à combler ne le quitte pas.

Il met un CD sur la platine. " Prélude à l'après-midi d'un Faune " de Debussy. Toute la sensualité frémissante d'une clairière chauffée par le dieu Phébus à l'intention d'un demi-dieu, vautré, qui n'en finit pas de s'étirer. Comment va-t-il s'occuper, lui? Garder les troupeaux ou courir après la nymphe. Lui aussi ressent un insidieux vertige, une indicible inquiétude que l'orchestre traduit en échappées langoureuses après la paisible introduction. Les troupeaux? Les nymphettes? L'utile ou l'agréable? Sortir de ce cadre étroit, courir vers un ailleurs, sans limite... De cette évanescente aspiration, peut sourdre le bonheur.

Fin du disque. Sa femme qui a jardiné ce matin pendant qu'il préparait le repas, vient de prendre une douche. Elle sort de la salle de bain, drapée dans une serviette qui moule son impeccable plastique. Il la suit.
(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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