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retour.jpg©JMC

Il ne faudrait jamais revenir dans les lieux du passé. Les lieux sont cruels. Ils sont muets. Ils enregistrent les scènes mais ne les révèlent pas. Ils continuent leur apparente tranquillité, leur indifférence. Ils se fichent des hommes.

Il est né dans une petite ville portuaire méridionale. Tout le monde se connaissait dans le quartier. Ragots garantis mais aussi entraide. Après tout c'était encore mieux que l'anonymat des villes d'aujourd'hui.

Sa maison se cachait comme tant d'autres dans une ruelle banale. Cette dernière traçait une ligne droite ombreuse perçant la masse opaque et éblouissante des constructions entassées. Cris des mouettes, taches blanches et mouvantes zébrant le bleu du ciel. Dans la ruelle des enfants, ses camarades de jeux, courant désordonnément. Deux heures de l'après-midi, un jeudi. C'était congé à cette époque. Une brise facétieuse colportait le vrombissement d'un camion sur le boulevard ou la sirène d'un navire quittant le port. Ses comparses et lui n'y prêtaient pas attention, absorbés par leurs occupations. Avec rien ils s'amusaient. Ils semblaient heureux et luttaient avec une petite inquiétude contre l'ennui. La rue était leur Eldorado. Qui pourra jamais expliquer le charme insaisissable d'une voie entre des maisons, peuplée de gamins quasi insouciants, paisiblement rafraîchie par un vent léger, au début d'un après-midi ensoleillé? Un peintre a parlé de "mystère et de mélancolie...", il n'avait pas tort.

Tout à l'heure, il faudra rentrer chez soi pour goûter et faire les devoirs. Mais pour l'instant on joue. Quatre heures c'est loin, c'est presque demain. Le temps prend le temps. On a tout le temps. On prend son temps.

De temps en temps, ils s'évadaient de leur royaume et allaient s'entasser sur un banc près de la jetée. Là c'était autre chose, devant ces espaces ouverts. Face à eux la belle bleue, terne et salie près des quais, mais tellement propre et apaisante au lointain. Le Grand Architecte avait tiré la ligne d'horizon au cordeau pour permettre au ciel de s'exprimer et à l'imagination des hommes de voguer vers l'infini. Dans le dos des enfants la lente agitation de la ville, les chalands qui déambulent, les pêcheurs qui fabulent, les drapeaux qui claquent, les autos qui klaxonnent.

Parmi ses camarades, il éprouvait une affection - comment qualifier autrement cela? - pour Marie-Claire, la fille d'un employé à la capitainerie. Il la trouvait différente des autres, des rares filles et des nombreux garçons. Oh elle n'était pas très jolie. En revanche un charme émanait de sa petite personne, au caractère réservé mais sachant aussi être turbulent quand il le fallait.

Ces deux-là s'entendaient bien car Marie-Claire l'appréciait également. Si le jeudi après-midi était dévolu à la bande, le matin par contre était l'occasion de se retrouver tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. C'était facile, leurs domiciles, petites maisons d'un étage, étaient distants d'une cinquantaine de mètres. On ne parlait pas d'amourette comme stupidement aujourd'hui. Les mamans respectives étaient témoins d'une bonne camaraderie. C'était tout et on ne pensait pas à autre chose.

Le temps a fini par passer, engloutissant les quatre heures, les goûters, les devoirs, les rentrées, les sorties, les mois, les années...

Le voici à Paris, menant une existence pas tapageuse. Il s'y plaît. Ses revenus moyens lui donnent la possibilité d'éviter la banlieue et d'habiter un modeste logement sous les toits, confortable malgré tout. Il réside dans le 10° arrondissement, pas loin du Canal St-Martin. L'eau, toujours le voisinage de l'eau. Il ne l'a pas fait exprès. C'est ainsi.

Il travaille dans une librairie à proximité du Quartier Latin. Ca correspond bien à son tempérament calme. Oh il faut remuer dans ce boulot, se tenir au courant des nouveautés littéraires, flairer les valeurs sûres qui plairont au public. Mais il faut aussi savoir prendre son temps pour conseiller un client, lui faire exprimer son attente, ses goûts, et répondre par le choix d'un ouvrage approprié. Et puis également lire, énormément lire afin d'être à même de dialoguer avec les clients fidèles, devenus des amis et leur signaler tel roman, tel récit, telle fiction...

"Mademoiselle, je peux vous aider?". Il a remarqué une jeune femme hésitante entre les rayons. Celle-ci se retourne. Il pense la reconnaître. Ce châtain clair de la chevelure. Ce regard tendrement profond...

- "Vous ne seriez pas... Marie-Claire et vous n'auriez pas vécu à Mèze dans votre enfance?
-  Mais si ! C'est donc toi? Je t'ai observé depuis quelques minutes et j'hésitais. Alors tu es employé ici?
-  Comme tu vois, et ça ne me déplaît pas. Et toi que deviens-tu?
-  Oh pas grand-chose. Vendeuse chez Caron dans le 8°. Mais le parfum ne m'inspire pas vraiment. Je serais attirée par un travail dans une brocante... l'amour des choses anciennes, le goût du passé...
-  Toi aussi ! En fait mon boulot dans les livres colle à cette attente. La littérature c'est des nouveautés bien sûr, mais les écrivains livrent toujours une part de leur passé à eux."

Le temps a englouti vingt ans, mais ces deux-là les ont franchis pour se retrouver, s'apprécier de nouveau, se fréquenter assidûment. En toute sagesse.

De temps en temps leurs conversations sont ponctuées de "Tu te souviens quand...", de "Tu es sûr que c'était à ce moment?" ou encore de "C'était chouette alors". Ils ne savent pas ce que sont devenus les autres. Perdus dans la capitale ou ailleurs en province? ou restés au pays? D'ailleurs eux-mêmes étaient perdus il n'y a pas si longtemps...

Un beau jour ils se décident : on va faire un pèlerinage sur les lieux de notre jeunesse. Tes parents? Décédés et les tiens? Partis de Mèze et vieillissants, hébergés chez mon frère. Donc plus d'attache familiale directe là-bas...

Ils remontent lentement la ruelle, non sans émotion. Rien n'a changé près de leurs nids d'autrefois, ni l'ombre, ni la lumière, ni les mouettes, ni les habitations, ni les rumeurs, pas même le vent. Si ! chez toi on a repeint les volets en vert, mais à part ça... A part ça il n'y a plus d'enfants. On pressent que le quartier est devenu résidentiel, les façades inchangées certainement occupées par des seniors qui n'ont pas déménagé, les autres plus rutilantes ou carrément reconstruites abritant des familles de cadres, peut-être des logements de vacances.

Ca a perdu de son âme tout ça. C'est morne. Il lui prend la main. Elle ne se dérobe pas. Ces deux-là sont gagnés, malgré eux, par la nostalgie, un besoin de se sentir vivre au sein de cette petite mort environnante. Ils se blottissent l'un contre l'autre, pleurant à larmes sèches sur leur passé disparu et se consolent par un tendre baiser.

Le soir, dans un petit hôtel donnant sur le large, ils s'endorment ensemble après avoir fait l'amour. Ils ont exploré et conquis d'autres territoires, ouvert enfin la porte sur leurs jardins secrets, leur parfum capiteux, la douceur des effleurements et des sentiments.

Ils sont repartis pour Paris le lendemain.

Vingt ans plus tard, un vieux Mézois, habitant toujours la ruelle, a vu passer devant chez lui un groupe de quatre adolescents. Parmi ceux-ci un garçon dont les traits lui ont rappelé quelqu'un ou plutôt quelqu'une? Marie-Claire? qu'est-il advenu de celle-là, et son "amoureux" comment se nommait-il déjà?... L'adolescent s'est éloigné, indifférent au lieu et ignorant des soliloques du vieillard.
(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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