L'antidote du temps

La famille de Jacques Roche est de celles où le virus de la photographie se transmet de génération en génération. De père en fils et de père en fille pourrait-on dire aujourd'hui, puisque son enfant unique, Annick, ne jure que par l'image. Prise de vue et chambre noire n'ont pas de secret pour elle, pas plus que pour le père et le grand-père, Jean, qu'elle n'a pas connu et dont elle souffre visiblement de l'absence.

" Dis papa, parle-moi de ton père. Comment était-il? Et à son époque comment développait-on les photos? Tu m'avais parlé de la technique du citrate. Rappelle-moi comment on faisait !! "

Et Jacques, vouant une haine tenace à la mort qui lui a ravi son père bien avant la naissance de sa propre fille, se met à raconter le " Jean " à son adolescente au regard encore enfantin. Et de confidence en confidence, de séance de prise de vue en séance de labo, les photos de Jacques et d'Annick se multiplient, s'améliorent, se surpassent.

A quelque temps de là, Jacques a la plus belle surprise de sa vie. Sur son bureau, bien en évidence, un unique cliché réunit tous trois souriant, le grand-père, le père et la fille.

" Annick - l'interpelle-t-il - ce n'est pas possible cette image. C'est toi qui as fait cela? "

" Ben, figure-toi que dans le grenier, j'ai retrouvé le vieil appareil à plaques du grand-père. Il y en avait encore dedans qui n'avaient jamais été tirées. Alors avec les bidouilles de labo que tu connais, j'ai eu l'idée de projeter, en les superposant sur un seul papier photo, une plaque représentant pépé et deux pellicules négatives de toi et de moi. Ca n'a pas été évident de faire en sorte que les personnages ne se chevauchent pas mais j'y suis arrivée. Qu'en penses-tu? "

Et c'est ainsi que la magie de la photo et l'espièglerie d'une adolescente permirent de faire un pied-de-nez à l'usure du temps.
(copyright Jean-Michel Cagnon).