Singularité

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Peut-on imaginer une malformation physique plus désagréable sur le plan social? Bénédict Rash, sujet britannique de Sa Majesté, supportait une anomalie congénitale de la plus grande originalité, excessivement rare et c'est heureux pour le genre humain. Elle laissait le monde médical dans la plus grande perplexité, hormis quelques médecins qui s'étaient penchés avec la conscience voulue sur la question. Ceci pour leur plus grand mérite car de prime abord la caractéristique même de l'anomalie n'incitait guère à pencher du chef (du latin caput, tête) sur ladite question, tout médecin-chef ou professeur émérite que l'on soit.

Quelques patients de par le monde, à l'instar de Bénédict Rash, étaient atteints du même mal, indépendamment du sexe, mâle ou femelle. Peut-on d'ailleurs adopter le terme "patients"? Les victimes en question n'étaient pas malades. Leur santé était même florissante et toutes les fonctions mentales, intellectuelles étaient intactes. Quant aux fonctions corporelles, celles-ci n'étaient pas directement affectées pour ce qui concerne leur fonctionnement propre. Propre... ce terme n'est peut-être pas approprié à la question.

Bénédict Rash était donc affecté depuis sa naissance d'une inversanusobuccalopathie, mot complexe comme les affectionnent les thérapeutes, pour signifier que chez cette personne la bouche et l'anus avaient échangé leur place, l'un se situant à la place de l'autre. Pour éviter certains désagréments olfactifs la facétieuse nature avait considérablement diminué la taille de l'appendice nasal, réduit à une simple protubérance, et ouvert les deux narines à fleur de peau au sommet du crâne. Ce dernier était à cet endroit dégarni de cheveux, un peu comme une tonsure. Afin de s'assurer une vie quotidienne la plus facile possible, Bénédict Rash allait régulièrement chez le coiffeur pour se faire couper court.

Quant aux organes sexuels et urinaires, ceux-ci étaient placés assez loin de la bouche, positionnés légèrement au-dessous du nombril. Les esprits vulgaires ne manqueront évidemment pas de gloser sur "la chose", la partenaire de Bénédict étant en mesure de présenter naturellement sa poitrine à un niveau décalé. Bénédict aurait été ainsi amené à enfouir aisément sa tête entre les seins de son amante. Un raffinement dont rêvent beaucoup d'hommes, avides de possession et en même temps de maternage réconfortant. Monsieur Rash n'avait cependant jamais osé user de la chose, conscient de sa singularité qui eût pu choquer. Il allait sur ses trente ans.

Vu de loin, son visage n'offusquait pas au premier regard d'autant que l'intéressé avait conservé un parfait usage de la parole par l'orifice supérieur, faculté étrange compte tenu de l'absence de dents et de langue. Comme pour défier le mauvais sort, Bénédict usait impeccablement de trois langues, le Français et l'Espagnol en plus de son parler natal. Il avait tenu à assimiler ce savoir en vue de communiquer avec le plus grand nombre ce qui, nous le constaterons, n'était pas une évidence.

Vu de plus près, le visage ne laissait pas de s'étonner. On éprouvait une sensation ambiguë : d'abord au milieu ce nez minuscule, très fin, voire enfantin, à la base duquel on apercevait deux petits orifices, non point les narines - comme tout le monde eût pu le penser - mais les émissaires des canaux lacrymaux. Ensuite les yeux au regard profond mais un tantinet absent, reflet d'une constante timidité. Enfin cette... "bouche" en cul de poule, jamais souriante, confirmant l'impression d'un caractère effacé.

Effectivement, et cela peut se concevoir, Bénédict l'était, effacé. Introverti à l'extrême, il se forçait à rire (ce qu'il ne pouvait physiquement faire, a-t-on jamais vu une bouche en cul de poule se déployer en un rire franc?), il se forçait donc à rire mentalement de lui-même et de sa situation extravagante. Son tempérament effacé lui avait inspiré un surnom personnel - qu'il gardait pour lui -  F.A.C. qu'il avait transformé au fil du temps en F.A.Q. (!), F.A.Q. comme "Frequently Asked Questions". Car on lui en posait des questions. Non pas sur son apparence mais dans le cadre de sa profession. Bénédict était directeur d'une galerie de peintures et Dieu sait si lors des vernissages, de nombreux visiteurs se pressaient autour de lui, l'assaillant d'interrogations sur les oeuvres accrochées aux cimaises et sur leur auteur.

On l'aura compris : effacé, timide, Bénédict, conscient de sa marginalité, mais réactif, capable de résilience et tirant parti de ses faiblesses pour créer sa force et sa puissance. D'où le choix de ce métier très porté sur les relations publiques. La rage de vaincre, tel était le moteur de cette option professionnelle. D'une façon générale, pour bon nombre d'êtres humains, des décisions de cette importance, quel que soit leur domaine, sont mues par cette impression - plus ou moins consciente - d'imperfection et d'insatisfaction qui nous pousse à aller plus loin en avant, à trouver des missions ou un objectif, en un mot le sens de notre vie. Ainsi un artiste peintre remet-il sur sa nouvelle toile le même sujet, le ressassant, l'exploitant à l'infini, lui apportant des nuances différentes du travail précédent, croyant atteindre la perfection cette fois-ci et de nouveau butant sur l'incapacité à traduire l'essence intime de l'objet de son acharnement, alors recommençant une fois de plus...

A l'inverse des peintres dont il recevait rarement ce genre de confidence, Bénédict lui, était obligé de composer avec son état. Il ne pouvait pas remettre sur le chevalet l’œuvre singulière dont lui avait fait "cadeau" la nature. Alors il relativisait : qui est beau? qui est moche? D'ailleurs personne n'est au courant et ne trouve ma tête réellement disgracieuse. Pourquoi me plaindre, si malgré l'inconfort intime dû à ma situation, je demeure en bonne santé?

Prolongeant ses réflexions, il lui arrivait d'aller s'asseoir sur un banc public des grands boulevards. C'était un excellent poste pour observer les individus défilant devant lui. Malgré le brouhaha distrayant de l'artère, Bénédict s'attardait sur les visages et les morphologies. Il s'étonnait toujours de leur multiplicité. Comment la création pouvait-elle être si variée en se servant simplement de quelques accessoires? Deux yeux, un nez, une bouche, deux oreilles, un tronc, quatre membres... Un peu comme la musique où seulement sept notes suffisent à composer une infinité de mélodies. Sauf que dans le domaine artistique, l'harmonie est souvent au rendez-vous. Tandis qu'ici sur les boulevards... des courts sur pattes aux fesses évoluant en rase-mottes permanent, des échassiers dont on était en droit de s'émerveiller sur leur faculté à ignorer le vertige, des maigres au point de jouer au xylophone sur leurs côtes, des gâteaux de semoule aux rebondissements tremblotants, des ventripotents et des bibendums gonflés à cinq kilos, des fessues aux petites épaules les apparentant à des bouteilles de soda, des enrobés avec un petit crâne comme des bouteilles de butagaz, des tailles mannequin aux fines gambettes semblables à des pinces à cornichons, des corps sans nichon disciples des planches à repasser, des baguettes de pain flottant dans leur emballage mal taillé, des voilages trop fleuris faisant penser à des goélettes affrétées par des hippies, des gras-double braillards et des doubles-mentons exubérants, des nez à pouvoir fumer sous la pluie, des oreilles géantes capables de capter la mousson, des yeux minuscules plus petits que des lentilles, à la recherche de leur regard perdu...

De temps en temps déambulait une nymphette ou un adonis. Bénédict qui jusque là avait exulté devant cet étalage d'immondices, se rembrunissait soudain quelques secondes. Tant de beauté... une véritable insulte. Et puis le naturel, raisonnablement optimiste et délibérément affiché ainsi, reprenait le dessus. On n'y pouvait rien changer. Qu'alors y faire par cette douce fin d'après-midi ensoleillée?

A l'issue de ces "séances de boulevard" qui se révélaient comme une sorte de théâtre, Bénédict en arrivait à s'interroger sur le bien-fondé du concept de la "norme". "Puisque nous sommes tous différents, songeait-il, sur le plan physique et - on peut assurément l'imaginer - sur les plans mental et intellectuel, peut-on encore parler de référence standard et d'anomalie? Dans le fond, seuls demeurent les écarts qui peuvent nuire à la sécurité de chacun et au bon ordre public : par exemple des désordres caractériels de toutes espèces conduisant à une violence ou un désir de possession incontrôlés. "Donc je suis normal" concluait Bénédict, non sans un humour provoqué et une prise de conscience malgré tout que ce n'était pas tout à fait exact.

Son visage cependant attirait l'attention comme nous l'avons vu. Ambiguïté de cette tête... Sauveur Ladi, artiste peintre d'origine espagnole, mondialement connu pour ses œuvres géniales et ses frasques sans lendemain, avait "flashé" en le découvrant lors d'un vernissage. S'approchant de Bénédict et, avec la faconde propre au personnage, il lui avait saisi à deux mains son crâne en plein cocktail. S'adressant à l'entourage : "Senoras et Senores, n'avez-vous riêênne rémarqué? Ma qué, avez-vous des peaux dé saucissôône delante sus ojos? Ma régardez plous davantââge ! Oune splêêndide spécimène dé doulikoucéphâle avec la grâândeur màs grandé qué la lâârgeor menos grandé !"  Et Sauveur Ladi de tapoter les joues de l'intéressé, de lui pincer les pommettes, de lui triturer le semblant de nez, de lui retourner les oreilles devant l'auditoire ébaubi. Bénédict ne réagissait pas, partagé entre la dévotion au peintre, l'étonnement et l'inquiétude. "Ma c'est pas possiblé ! - reprenait l'artiste - Pas oune inédividou n'avait fait atencion à vous avant moi? Ma qué, vous êtes tous des troudouc... Bénédict, vous permissionnez qué yé vous appelle commé ça, Bénédict yé vais faire votre portrait, yé vais vous peindre, vous scoulpter, vous ortho... perdùn, vous photographier, por las generaciones futuras ! Yé vous imazine muy biêênne près de la garé de Perpignâne avé à côté dé vous oune éléphanté - c'est grandé, c'est bô, c'est mâzique oune éléphanté - coiffé d'oune chapeââu mélon ! El éléphanté pas vous ! Et pouis al fundo oune maravilloso bec dé gaz para illuminar el mar Mediterràneo."

"Euh ! Pas tout à la fois si vous n'y voyez pas d'inconvénient - répondit Bénédict avec un petit sourire (intérieur) -  mais je ne me vois pas opposé au projet. Il faudra que l'on en reparle."

Bénédict se sentit frustré et même en colère contre le sort. Comment ! son faciès avait attiré l'attention d'un homme. Et pourquoi pas d'une femme? Jamais d'une femme? Se doutaient-elles de quelque chose grâce à leur intuition, qui échappait aux hommes? Dans le fond, avec ces derniers les rapports semblaient plus faciles. Excepté le cas de Sauveur, sensible au physique, les représentants du "sexe fort" sympathisaient entre eux principalement sur des critères caractériels, intellectuels. On ne sera jamais choqué sur la distanciation corporelle affectant un couple d'amis : un géant gracile peut fort bien côtoyer un tout petit dodu sans que quiconque trouve à redire. Avec une ambassadrice du "sexe faible" c'est tout autre chose. La recherche du partenaire amoureux commence souvent par l'apparence physique. Après, on essaie de s'arranger sur ce qui demeure malgré tout l'essentiel : l'accord affectif, mental, sentimental.

Et il arrive que l'essentiel qui s'était révélé de prime abord favorable soit terni par une harmonie corporelle inexistante et donc insupportable aux yeux de l'autre (dommage qu'il (elle) soit si moche!) . Bénédict, que son tempérament apparemment peu affirmé n'avait pas empêché de lier des amitiés, s'était toujours heurté à l'amour. Trente ans d'âge déjà ou presque et jamais une compagne... Bien que, par son côté "public relations", son métier lui procurât régulièrement paillettes et strass, Bénédict Rash ressentait au fond de lui-même, comme un cloaque permanent, une impossibilité d'épanouissement total corollaire d'une sinistre et banale "quotidienneté" de l'existence. Au fond, noircissant à l'excès, il réalisait que son pire ennemi c'était peut-être lui-même...

Pourtant, n'était-il pas en droit d'exiger de la vie ce qu'il pouvait légitimement attendre de celle-ci? Après tout était-ce trop demander que d'avoir une partenaire aimante et aimée, de jouir d'un état fusionnel constant, d'être en mesure de communiquer sur des sujets inavouables ou du moins très confidentiels? Bénédict ne se rendait pas compte qu'en fait il requérait l'impossible, l'infini. Aurait-il été entendu par un psychiatre, celui-ci lui aurait affirmé qu'il désirait en quelque sorte "faire l'amour avec Dieu" ... Il était idéaliste.

Et seul. Horriblement seul, en dépit de l'entourage quotidien dans lequel il baignait. Toutes les bonnes résolutions impulsées par son extraordinaire faculté de rebondir, l'avaient aidé à tenir le cap depuis de nombreuses années. Son optimisme volontairement adopté en son for intérieur mais discrètement affiché devant la galerie, donnait auprès de la société l'image d'un être placide, confiant et sachant solutionner les plus grandes difficultés. Un chef, quoi !  Néanmoins - c'est d'ailleurs le cas de le dire - avec son nez en moins et surtout sa bouche inconcevable, la situation devenait de plus en plus éprouvante. A qui confier son secret? en dehors de son médecin personnel? Et en même temps, ô suprême orgueil, s'enivrer d'être rare, extrêmement rare avec cette âme de farouche lutteur contre le cruel destin, réussissant socialement, aussi bien sinon mieux que les autres pourtant mieux lotis que lui. Piètre consolation... l'isolement dans lequel il se confinait l'étouffait chaque jour davantage.

Alors il tenta quelques démarches avec une maladresse accentuée par l'impatience. Bénédict adopta la stratégie de l'alcoolique patenté admettant auprès de qui veut bien l'entendre, qu'il lui arrive parfois de lever le coude au-delà du raisonnable. Histoire de rigoler et de dédramatiser. Lors d'un des innombrables cocktails de vernissage, conversant avec une vague connaissance, désinhibé par quelques verres d'alcool, il déclama : "Saviez-vous qu'à l'origine j'étais inversanusobuccalopathe et... euh... qu'il m'arrive de l'être euh... encore?" . L'autre pensant qu'il lui faisait part de sa profession antérieure, répondit :
- Comme c'est intéressââânt ! Eh bien pour ma part, je suis toujours oculariste.
- Ah? et... et... cette spécificité médicale vous convient bien? Enfin je veux dire...
- Absolumêêênt! D'ailleurs nous nous occupons à deux; l'oculariste et l'oculiste se complètent fort bien. Vous savez bien, tout ce qui touche aux verres...
- Ah euh oui, les vers, certes c'est un gros problème d'évacuation.
- Mais mon cher, nous évacuons, nous évacuons ces problèmes grâce aux prises en charge par la Sécurité Sociale. Nous nous déchargeons sur elle. Sécu, sécurité... c'est le consensus omnium !
- Bien sûr mais euh, comment dirais-je, le dysfonctionnement de cet organe très délicat et fragile et très mal conçu par la nature, du moins pour ce qui me concerne...

L'autre, croyant que Bénédict parlait de l’œil, poursuivit :
- Vous avez raison, c'est rond, c'est globuleux, très sensible au toucher, ça supporte très mal la lumière éblouissante et s'accommode plutôt de la pénombre. D'ailleurs c'est trèèès rarement parfaitement sphérique. Vous en avez beaucoup en forme d'olive...
- Ah, ah bon? en forme d'olive?
- Oui, selon l'anatomie des humeurs, alors vous comprenez, l'accommodation est délicate. Heureusement qu'il y a les verres.
- Ah, parce que vous pensez qu'on peut s'accommoder des vers?
- Mais bien entendûûû !
Bénédict considéra ces premiers échanges comme un encouragement sans cependant y voir plus clair.

Il renouvela ses tentatives plusieurs fois au cours de vernissages dînatoires dans sa galerie ou à l'extérieur. Sans plus de succès. Bénédict rongeait son frein, de plus en plus ardent de partager - discrètement - son secret et de rompre avec son environnement carcéral. Car c'en était un. "Ce n'est pas possible : ils ont tous des peaux "dé saucissône" devant les yeux ! " se lamentait-t-il. Il en était arrivé à un stade où il se sentait prêt à sacrifier sa fierté si nécessaire pour se montrer tel qu'il était et endiguer le courant relationnel auquel il s'astreignait, basé surtout sur la façade (quand on songe à la sienne !) et sur une dose certaine de superficialité.

"Ils vont voir ce qu'ils vont voir ! " s'exclama-t-il un soir. "Je fais le grand saut : un suicide pour mieux renaître, du moins je le souhaite ! ". Il le fit. Précisément à l'occasion du vernissage de la dernière production de Sauveur Ladi. A proximité du buffet, il se déculotta fébrilement et opéra une pose gymnique exigeant force souplesse pour positionner sa bouche près des entremets. Et Bénédict dégusta. On se doit une décence certaine à l'égard du lecteur en lui épargnant les détails et en lui laissant le soin d'imaginer la scène. Dans les premières secondes le public ne fit pas attention. Puis quelques personnes stoppèrent leur geste de dégustation pour voir l'autre déguster solitairement. Des murmures d'étonnement, de stupéfaction fusèrent et gagnèrent toute l'assemblée. Puis des cris de protestation et de colère s'élevèrent. Et pour finir de nombreux évanouissements. On put compter parmi les victimes deux duchesses "douchées" de surprise, une marquise marquée par l'événement, un cardinal aussi empourpré que sa robe, l'ambassadeur en France de Moldovaquie, quatre cordonniers, un astronome descendu brutalement de ses étoiles, un général en retraite qui, de peur, en perdit les siennes, deux prélats romains, une danseuse étoile, trois cuisiniers étoilés au guide Michelin, le Garde des Sceaux, un plombier et deux notaires de sexe opposé. Aucun journaliste parmi les invités tombés dans les pommes; bien au contraire les flashes crépitaient à qui mieux mieux, tandis que Sauveur Ladi, trouvant là une opportunité de se faire davantage de publicité, accorda derechef une interview. Il commenta la chose : "Extraordinario ! C'est oune moutacion ouniqué dans l'histoire del arte. Yé vois dans tout céci oune allégoria transcendentâââlé dé la manifestacion de los tiempos géologicos dé la Terré - si ! - para culminar à proximidad dé oune gouffré - el gouffré dé Padirac - al fundo douquel vivén des crévettés aveugles. Et là, suprêmo mysterio, soudaîîînément les crévettés voient. Si ! c'est nous les crévettés, pétitos croustacés et nous voyons ! Extraordinario !"

Le lendemain tous les journaux titraient à la une le fait divers et ne tarissaient pas d'appréciations de plus ou moins bon goût. Pour une affaire de dégustation c'était presque normal. Ainsi pouvait-on lire aux kiosques : "Une galerie épatée", "Un convive renversant", "Infamant "buffet" affamé", "Hier on est tombé des nues ou dans les pommes", etc...

"Bloody hell ! J'y suis tout de même allé fort !" se répétait Bénédict, partagé entre le soulagement d'une vérité affichée à la face du monde et la honte incommensurable pour le geste accompli. Les bien-pensants dégoisèrent sur le sujet durant une bonne semaine. Puis, comme tous les scandales, celui-ci sombra progressivement dans l'oubli, d'autant que la presse rappela que la bizarrerie de Bénédict n'était pas un cas unique et qu'il existait sur la planète d'autres individus souffrant du même trouble.

Avec son sens de la relativité des choses - le flegme britannique en quelque sorte - qui permettait à notre héros de ne point avoir une conception restreinte de l'existence mais au contraire générale, Bénédict se remit de cette péripétie. Il ferma sa galerie et voyagea après que son médecin lui prescrît une série de consultations chez un éminent confrère américain, chirurgien spécialisé. L'opération hautement délicate exigea cinq éprouvantes séances afin de remettre en ordre toute cette mécanique sens dessus dessous. Un beau matin ensoleillé de juin, Bénédict, transformé, descendit les escaliers de la clinique Unt'Angle à Washington. Il sourit (enfin !) songeant à son visage devenu normal.

Plus tard en souvenir de cette histoire qui avait tout de même occupé une bonne part de sa vie en lui octroyant la possibilité de mieux se connaître, il acheta une reproduction du "Viol" de René Magritte. L'anatomie du visage de la femme représentée sur cette toile était différente de l'anomalie contée dans cette aventure. Néanmoins il se dégageait de cette tête féminine et de l'ancien portrait de Bénédict une ambiguïté commune. Quelle était la signification exacte de tout cela? L'unicité de chaque être? ou bien l'ironie du sort? la dérision? le tragique?

Encore plus tard, Monsieur Rash se maria et ouvrit une galerie à New York. Une fois inscrit définitivement dans la normalité, il ne put cependant se départir de la sensation d'être devenu banal. Certes jamais plus équivoque voire repoussant, mais banal, rentré dans les cadres comme tout le monde.

(copyright Jean-Michel Cagnon).

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021

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