Trilogie R'batie : souvenirs d'enfance à Rabat (Maroc)
Une après-midi à la plage du temps de ma petite enfance
La mer, j'aime et je n'aime pas. Elle m'attire et en même temps me fait peur.
Rabat, années 50. J'ai trois, quatre ans. On s'apprête à partir à la plage. On ne dit pas " à la mer " en Afrique du Nord mais "à la plage ". C'est comme ça.
On enfile les maillots, mon grand frère qui me dépasse de sept années, et moi. Maman m'aide beaucoup. Elle prépare ensuite le panier avec les goûters, la bouteille d'eau, les serviettes, le linge de rechange, ses lunettes noires et son travail de couture ou de tricot. C'est comme ça. Maman ne s'en va jamais sur le sable sans les lunettes. Elle a les yeux fragiles. Et une après-midi au bord de l'océan ne peut se concevoir sans faire travailler ses doigts. Ca la détend, dit-elle, avec en bruit de fond le roulement incessant des vagues.
Des enfants de voisins ou d'amis, à peu près du même âge que moi, viennent nous rejoindre. Maman promène ainsi une ribambelle de quatre à cinq gamins et gamines sous l’œil étonné des passants.
On est parti. Descente dans notre rue résidentielle, la rue Coli, puis la rue Revoil qui débouche sur l'avenue des Touargas, face la grande mosquée As-Sunna. Il fait chaud. Le soleil n'y va pas de mainmorte.
On attend une calèche. Justement en voici une. Maman hèle le cocher. On embarque tous dans ce petit vaisseau à grandes roues d'une puissance de deux chevaux. C'est rigolo de se trouver juché à deux mètres de hauteur, sur une banquette sécurisée par un dossier et des accoudoirs. On domine les autos et on côtoie d'égal à égal camions et autobus. D'habitude quand on est à pied, toutes ces choses-là bruyantes vous écrasent de leur superbe. Aujourd'hui, ça n'est pas pareil.
La garniture de cuir de la banquette qui a fait ami-ami avec le soleil vous chauffe les cuisses. Premier plaisir sensuel... Le vaisseau appareille. L'on descend le cours Lyautey, l'avenue Dar el Maghzen. On traverse la médina et la calèche nous dépose à l'extrémité du boulevard El-Alou, près de la grande porte des Oudaïas. Nous voici momentanément coincés entre deux mondes, le temps que maman paie le cocher.
D'un côté la médina, ses couleurs, ses senteurs, ses rumeurs. De l'autre le souffle de l'océan que l'on ne voit pas, caché par une immense dune aménagée en cimetière musulman.
On gravit la dune, on la redescend. Fraîcheur bienfaisante de la mer qui nous frappe tous. Une gifle amicale. On dévale rapidement l'allée de planches conduisant à la plage. Nous voici sur le sable. On s'installe.
Déshabillage général, sauf maman qui a consenti tout de même à livrer ses épaules aux embruns par une robe à bretelles réservée pour ces circonstances. Toute la jeunesse se retrouve en maillot de bain, mais attention jusqu'à quatre heures on conserve le tricot de peau et le chapeau. Prudence avec le soleil africain. N'importe : délice du corps offert à la douce fournaise et aux caresses du zéphyr, plaisir des jambes et pieds nus libérés de toute entrave vestimentaire, communion extatique avec l'infini environnant. Devant soi la parfaite horizontale séparant le bleu clair céleste du bleu zébré de blanc de l'océan et ses rouleaux. A gauche la jetée constituée d'énormes blocs de pierre déposés là par train en vue d'établir un port, projet à jamais inachevé. Le chenal du Bou-Regreg, le fleuve séparant Rabat de Salé, s'ensablait au fur et à mesure des travaux. La vieille voie ferrée, toute rouillée, existe encore. On ira s'y promener tout à l'heure pour entendre l'océan mugir coléreusement, exploser contre le roc, s'infiltrer au-dessous et tenter vainement de le soulever sous des coups rageurs de boutoir. Joie suprême d'être à l'abri !!...
Et puis à droite et en arrière l'imposante forteresse des Oudaîas, ses murailles ombrées, poisseuses d'embruns salés, ses échauguettes vertigineusement positionnées.
On est bien, à l'ombre d'une des innombrables cabines de plage. Aucune ne nous appartient. On se contente simplement de leur protection, car on n'a pas de parasol.
Chacun de nous déballe son seau et ses pelles. Je suis fier du mien, en caoutchouc épais, bien plus beau et solide que les autres en fer ou en plastique. Mon frère est parti se balader le long du littoral. Sous la surveillance de maman restée près de la cabine, nous nous aventurons près des vagues. Ici le sable mouillé permet de construire de merveilleux et éphémères châteaux que la marée montante grignote peu à peu. S'il n'y avait que l'eau comme ennemie ! Mais d'indélicats promeneurs adultes, ignorant la présence des petits, posent leurs pieds étourdis sur les ouvrages fragiles. Allez c'est pas grave ! On va rebâtir... et puis on s'ennuierait s'il ne fallait pas recommencer...
Quatre heures. Tout le monde va se baigner. Sauf moi. Je n'ose pas. Je reste à côté de maman. Je trouve que la mer ça bouge trop. Et puis c'est froid. Je ne comprends pas les autres qui crient toujours " Elle est bôôônne !! "... Et cependant, je ne le sais pas encore, dans quelques mois, ayant pris de l'assurance, j'irai me baigner moi aussi ! C'est venu comme ça. Fasciné par le ballet des vagues, en compagnie de mes petits camarades, je me suis hasardé dans l'onde capricieuse, mouillant les chevilles comme d'habitude, puis (pourquoi pas?) les mollets, les genoux (c'est bizarre, c'est pas si froid, c'est même agréable de ressentir l'eau fluer et refluer), enfin culot extrême le bas du maillot... A quatre heures ce jour-là, j'ai déclaré " Je vais me baigner "... et je l'ai fait... Petits pas pour l'avoir (la mer). Grande victoire sur l'être !!
Retour sur le sable. Tout le monde se sèche. Déballage des serviettes posées à plat. Déballage des goûters. Un marchand ambulant passe, scandant " Alibégné ! Alibégné ! ". Maman lui commande des beignets, énormes bracelets enflés, rissolants, gorgés de sucre, onctueux au possible. On s'en met plein la bouche, les babines, les doigts. Délices gustatifs et tactiles...
La journée chemine vers sa conclusion. Oh pas tout de suite, mais le soleil s'avère moins ardent. On ira se promener sur la jetée une autre fois. Pour l'heure on décide une partie de cache-cache. Le lieu s'y prête avec les multiples refuges entre les cabines.
Vient l'heure du retour. Remballage de toutes les affaires dans une atmosphère vespérale, à peine humidifiée, cadeau d'au-revoir de la mer. Non, non, on n'a rien oublié. On regravit les planches, puis la dune couronnée par les échauguettes surgies des fortifications. La plage bruisse de mille rumeurs : déferlement des vagues, cris des baigneurs, murmures venteux... On reprend une nouvelle calèche. On est de nouveau englouti dans la cité éternellement affairée, adoptant une teinte uniformément bleutée sous le jour déclinant, à l'exception de l'ouest qui rougeoie. Il fera encore beau demain... On est arrivé, on se sépare, mais on y retournera...
Effectivement on y est retourné, maintes et maintes fois. C'était il y a soixante ans, c'était bien moins que cela sur d'autres plages avec mes propres enfants, c'était peut-être hier, c'est sûrement aujourd'hui dans ma petite tête...
(copyright Jean-Michel Cagnon 2010)
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Date de dernière mise à jour : 23/10/2019
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